Charlotte POULET : Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise
Charlotte POULET : Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise, Sampzon : Editions Delatour France, 2016. 500 p.
Texte intégral
1On se pose sans doute souvent la question du destin des traditions musicales. Que deviennent-elles ? Quelles sont leurs évolutions et de quelles manières celles-ci affectent-elles une tradition ancestrale ? La question se pose parfois avec plus d’acuité encore parce que les pratiques traditionnelles sont noyées dans un magma musical dont de nombreuses composantes s’inspirent ou se revendiquent. L’Irlande est un exemple remarquable à cet égard. En effet, depuis les années 1960, les expressions musicales de l’île n’ont pas cessé de bouger en tous sens, en se laissant bien souvent désigner sous le terme de musique irlandaise. Ceux qui se sont intéressés de près à ces expressions savent à quel point le tissage est complexe. Entre les matières premières venues d’un monde rural, gaélique et traditionnel, se sont glissés mille fils d’un autre tweed ou de tissus étrangers, voire synthétiques. Musique de danse jouée sur les instruments de la tradition, ou sur d’autres importés, ballades chantées en anglais, chansons anciennes en gaélique, chansons dites folk (depuis le mouvement folk des années 60 et 70), folk-rock, rock celtique, folk metal, pop éthérée aux relents druidiques, punk folk… Où est la tradition et qu’est-ce donc encore que cette tradition dans ce déferlement de musique irlandaise à travers une planète riche d’émigrés irlandais ?
2Charlotte Poulet nous prend par la main et nous emmène tranquillement au coin sud du Donegal, dans le village de Kilcar et les paroisses avoisinantes. Son but est de nous expliquer comment fonctionne, aujourd’hui, la tradition du chant. Ce chant qu’on entend ou croit entendre lorsqu’on voyage sur l’île. Ce chant que certaines soirées passées dans les pubs laissent monter discrètement après de nombreux instrumentaux, à la suite de quelques Guinness et d’un Paddy ou d’un Jameson. Tous les « touristes » qui ont un tant soit peu parcouru cette magnifique île ont assisté à une session dans un pub. Beaucoup ont sans doute eu la chance d’y entendre un chanteur. Encore faut-il voir dans quelles conditions – les pubs des régions les plus touristiques ont tendance à payer quelques musiciens pour la haute saison ; les chanteurs ne sont pas nécessairement ceux du cru en ces moments d’affluence. Mais tout est possible. Il faut savoir écouter, observer, dépister, comprendre. C’est ce qu’a fait Charlotte Poulet en se focalisant sur une petite communauté dont elle a scrupuleusement noté toutes les pratiques liées au chant dans les pubs mais aussi lors de fêtes comme la Saint Patrick ou lors de divers festivals annuels. Et sa démarche s’avère passionnante, parce qu’on comprend comment cela fonctionne.
3L’analyse nous présente très (trop) brièvement l’histoire de la pratique musicale en Irlande puis nous plante le décor précis qui sera forcément celui de toute notre lecture. Viennent ensuite des études sur le chant, son contexte, le cadre dans lequel il va s’épanouir. Et déjà les précisions surgissent. La règle est la participation : public et chanteurs ne font qu’un (comme dans une peña flamenca au fond de l’Andalousie ou un juke-joint de blues au tréfonds du Mississippi), l’écoute est essentielle et relativement participative, les chanteurs livrent une chanson, un air, un texte, des émotions… Ils chantent sérieusement. Sauf dans quelques cas de chansons humoristiques. Les « vielles chansons » (old songs) sont les plus importantes mais on comprend vite que ce concept est relatif, il désigne des chansons qui ont un sens (historique, local, régional, national) pour tous. Et là, je me souviens avoir souvent expliqué la différence entre une pratique traditionnelle et une pratique populaire. Dans la tradition, la pratique – en l’occurrence la chanson et le fait de chanter – a le même sens pour toute la communauté. Dans une pratique populaire, le sens se dilue, une chanson sera comprise de multiples façons.
4Vient ensuite un chapitre sur le fait de devenir chanteur et de se constituer un répertoire. Puis on entre de plus en plus dans les détails : les textes des chansons, l’importance de l’histoire qu’ils véhiculent (tacitement ou explicitement) ; on comprend donc qu’il s’agit bien de l’expression d’une communauté, d’un peuple. L’auteure examine ensuite ce que chanter représente, cette mise en œuvre d’un texte, cette manière de faire un lien entre la chanson et la réalité, cette façon de rassembler autour de la chanson, de faire sens, de lier. Enfin, Charlotte Poulet aborde les contextes propres aux fêtes et festivals, contextes qui s’avèrent différents de celui de la succession de quelques chanteurs du cru dans un pub, souvent tard, lorsque la soirée est déjà largement entamée.
5Cette analyse pertinente devrait être lue par tous les amateurs de traditions musicales, de folk song et de world music. Sans qu’il soit nécessaire de s’intéresser à l’Irlande plus qu’à un autre pays ou une autre région. Parce que trop de prétendus amateurs de ces musiques s’emmêlent les pinceaux dans un jargon qu’ils maîtrisent d’autant moins que le mot tradition leur fait bien souvent peur. Elle est là, pourtant, la tradition, cachée par beaucoup d’autres expressions et par le marché des musiques qui s’en moque ; mais elle est là comme la source, les racines de ce que nous écoutons bien souvent sans trop savoir qu’elle en est encore la part ancestrale, celle qui s’est transmise oralement. Sans trop comprendre comment cette matière organique a évolué et évolue encore aujourd’hui.
6Malheureusement, mon plaisir de lire ce livre a été tempéré par deux écueils. Le premier est le nombre invraisemblable de fautes d’accord, de français, de grammaire qui jalonnent ces 400 pages de texte. Nous savons tous que, même après de nombreuses relectures de l’auteur et de l’éditeur, tout texte gardera quelques vilaines coquilles. Mais ici, on ne peut s’empêcher de penser qu’il n’y a eu aucun relecteur tant les fautes sont nombreuses.
7Une autre erreur est hélas assez typique de certains ouvrages écrits par des universitaires qui se consacrent corps et âme à leur sujet. A force de se concentrer sur un petit bout de ce beau pays, Charlotte Poulet a oublié d’étudier et d’accorder de l’importance à ce que j’évoquais au début de cette chronique : cet énorme déploiement d’expressions irlandaises souvent liées, d’une manière ou d’une autre, à la tradition. Certes, le début du livre nous fait comprendre que définir la tradition irlandaise n’est pas une tâche évidente, pas plus d’ailleurs que ce que certains appellent folk (pas tous pour les mêmes raisons). Mais c’est un peu court. C’est pourtant le mouvement folk (parti des USA) qui a déclenché le raz-de-marée poussant la musique irlandaise sur toutes les scènes du monde et attirant tous les touristes férus (naïvement ou non) de musiques dites traditionnelles sur les côtes d’Irlande. Peut-on vraiment faire l’économie d’une vue d’ensemble, ne fût-ce que quelques instants ? Or, non seulement cette vue d’ensemble n’apparaît pas, mais lorsqu’elle est évoquée, elle l’est dans l’erreur. L’auteur nous dit, par exemple, que la chanson « This land is your land » est une chanson de Johnny Cash ! Elle cite pourtant Woody Guthrie à d’autres endroits, notamment parce que sa chanson « Plane wreck at Los Gatos » (aussi chantée sous le titre « Deportee ») est parfois chantée dans l’environnement étudié. Ce qui prouve aussi que le mouvement folk n’est jamais loin. D’ailleurs de nombreuses chansons citées ont été reprises par des chanteurs devenus relativement célèbres via ce mouvement, chanteurs qui citent leurs sources comme le font ceux que nous découvrons en ce livre. L’auteure nous parle également de la chanson « Sunday bloody Sunday » de U2 en disant qu’elle condamne l’IRA. Ce n’est pas exact non plus, la chanson ne fait pas référence à l’Armée républicaine, qui n’a pas été impliquée dans le dimanche sanglant de 1972 – les dernières enquêtes sont formelles.
8Ces réserves étant faites, je tiens cependant à insister sur l’intérêt de ce travail pour toute personne qui voudrait comprendre le fonctionnement d’une tradition. D’autant que l’auteure cite d’autres études qui ne visent pas le même pays – je pense notamment à l’excellent livre de Albert B. Lord, The Singer of Tales. L’analyse est pertinente et la documentation qui la nourrit est excellente.
Pour citer cet article
Référence papier
Étienne Bours, « Charlotte POULET : Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise », Cahiers d’ethnomusicologie, 31 | 2018, 336-338.
Référence électronique
Étienne Bours, « Charlotte POULET : Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3242
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