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Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750

Paris : CNRS Editions, 2006
Jean-Christophe Maillard
p. 326-330
Référence(s) :

Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750, Paris : CNRS Editions, 2006. 259 p.

Texte intégral

1Un titre se décomposant en deux parties, la seconde paraissant infiniment plus attrayante que la première – qui semble se référer à un sujet qui a été déjà beaucoup traité – ; un auteur connu pour un certain nombre de publications et pour ses activités de chercheur, d’organisateur et d’enseignant ; une illustration de couverture fort bien choisie, qui représente deux gorets s’affairant autour d’un orgue, tels que les a imaginés l’auteur d’une stalle médiévale : voici les premiers ingrédients d’un ouvrage qui a d’importants atouts pour attirer l’œil.

2Est-il nécessaire de présenter Luc Charles-Dominique ? Ses nombreuses casquettes et les diverses facettes de ses compétences nous y poussent. L’ auteur a reçu une formation originale : comme un certain nombre de musiciens issus du milieu « folk-traditionnel » des années 1980, il a opté pour une formation universitaire anthropologique et ethnomusicologique. Son mérite est d’être l’un des rares à avoir brillamment poursuivi dans cette voie, puisque Luc Charles-Dominique, après diverses publications qui font déjà autorité, est maître de conférence à l’Université de Nice. Ses travaux universitaires furent dirigés –ou parrainés – par des personnalités aussi brillantes et dissemblables que Daniel Fabre et François Lesure. Il administra durant de longues années le Conservatoire Occitan à Toulouse, puis le CLRMDT (Centre Languedoc-Roussillon de musiques et danses traditionnelles) à Montpellier.

3A parcours complexe, sujet complexe, et c’est sans doute pourquoi le titre de cet impressionnant ouvrage de synthèse semble avoir donné du fil à retordre à notre auteur. Luc Charles-Dominique s’attelle en effet à la délicate tâche de démêler les tenants et aboutissants du phénomène musical, au long de cinq siècles et demi, en Europe occidentale. Cette première ambition ne peut que ravir tous ceux qui attendent du nouveau dans l’univers de « l’histoire de la musique ». Les excès de l’histoire évolutive, elle-même focalisée sur une seule musique, celle dont on possède des traces écrites, ont semé suffisamment de graines douteuses. On pensera alors à la belle vision synthétique d’un Jacques Chailley dans ses Eléments de philologie musicale (1985), ouvrage purement technique mais remarquable de lucidité, et dont la portée n’a pas forcément été appréciée par un public de musiciens et de musicologues.

4Si le travail que nous observons ici reprend le même principe de diachronisme et d’éclectisme, c’est dans un tout autre registre : aucune étude purement musicale, peu d’allusions à un répertoire précis… la musicologie prend ici l’aspect d’une science sociale, étayée de nombreuses données historiques, anthropologiques, sociologiques. La dimension ethnologique pure, absente par la force des choses, n’empêche pas notre ouvrage de se rapprocher en de nombreux points d’autres travaux de référence, signés André Schaeffner, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, ou Roland Barthes. Cet inventaire d’apparence hétéroclite ne cherche qu’à mettre en évidence une forme de pensée, et qu’elle soit formulée selon les personnalités et les sujets traités ne saurait cacher son unité profonde.

5Anthropologie musicale historique : le terme est encore gauche, peut-être en forgera-t-on prochainement un plus beau, plus percutant ? Quoiqu’il en soit, voici le domaine d’élection de notre auteur. Les grands anciens que nous venons de citer l’ont pour la plupart frôlé, voire exploité le temps d’un chapitre ou d’un gros paragraphe. Le lecteur musicien se sentait alors un peu frustré, et l’on appréciera d’autant plus la démarche délibérée de Luc Charles-Dominique de l’exploiter très majoritairement. C’est sans doute la grande originalité de ce travail, qui rompt d’ailleurs avec ses travaux antérieurs, essentiellement historiques ou ethnomusicologiques. Selon l’auteur, il s’agit ici d’une « étude des fonctions et des usages musicaux, de leur ancrage social et de leur évolution, et des liens entre la pratique musicale et le discours esthétique d’essence religieuse, des époques médiévale, renaissante et baroque ». Il parvient alors, par des balayages parfois vertigineux, à présenter une brillante vue d’ensemble sur la vaste époque choisie. Il isole alors trois axes : sacré et profane, savant et populaire, et un troisième, dont les implications dans le vaste mécanisme de l’objet musical n’avaient jamais encore été clairement mises en évidence : le rôle des instruments hauts (puissants) et bas (doux).

6Cette notion était considérée jusqu’à présent comme système de classification dans les traités instrumentaux, ou comme hiérarchisation administrative dans des institutions comme les corporations ou les musiques royales. On constate alors que ces trois rapports de force se répondent assez clairement : sacré, savant et instruments bas ont tendance à s’associer, face à profane, populaire et instruments hauts. Tout comme la droite et la gauche, le masculin et le féminin, certains pôles auront tendance à rejoindre le positif, d’autres le négatif, sachant que leur mode d’interprétation peut également s’inverser selon les contextes. Se référant à la pensée médiévale, qu’elle revisite ou non les sources antiques, Luc Charles-Dominique établit dès lors une large théorie qui vaudra comme outil d’analyse et d’interprétation pour étudier le comportement musical jusqu’aux Lumières. Cette vision est extrêmement plausible, car on sait bien que l’Humanisme n’a jamais totalement détruit les valeurs antérieures et que, parfois, il les a même exacerbées.

7Face à un nombre inégal de sources, l’ouvrage divise l’approche de ces trois axes en quatre parties : « La musique médiévale entre le haut et le bas » ; « Le sonore et le sacré » ; « Le sonore et le profane » ; « Sacré et profane, savant et populaire : La musique baroque écartelée ». On constatera que le tandem sacré-profane, que l’auteur a décidé de traiter point par point, occupe grandement la vedette, puisqu’il totalise à lui seul plus des deux tiers de l’étude. On remarquera aussi des sources sensiblement différentes d’un domaine à l’autre. Les documents purement littéraires et historiques dominent dans les première et quatrième parties du livre (ce qui est bien sûr inévitable lorsqu’il s’agit de traiter du Moyen Age ou des XVIIe et XVIIIe siècles) ; mais, lorsque sont envisagées les relations des groupes humains avec le religieux et le surnaturel, c’est l’ethnographie qui revient en force. Celle-ci se fond alors avec l’histoire, et l’union des deux disciplines s’avère particulièrement féconde.

8La propre expérience de collecteur et d’ethnomusicologue de Luc Charles-Dominique, qui est réelle, n’apparaît pourtant que peu, et comme pour les autres questions soulevées dans cet ouvrage, nous avons affaire à un impressionnant brassage de travaux, récents ou non. Car, en plus d’une première expérience intuitive de musicien et d’enquêteur dans les années 1970, notre auteur s’est construit un terrain de recherche des plus forts et originaux. La littérature, les chroniques, l’iconographie, les ouvrages folklorisants, les enquêtes ethnographiques, voire les écrits philosophiques et théologiques trouvent alors une place égale, même si chacun est utilisé de manière à ne lui conserver que l’élément de pertinence pour construire l’argumentation. Ce travail est, à ce titre, un modèle de transversalité et de pluridisciplinarité. On sera captivé par les très abondants exemples tirés des chroniques et de l’ethnographie, par exemple lorsqu’on traite des implications de la musique dans les rites, qu’ils soient d’inspiration céleste ou – surtout ? – diabolique.

9Les brillantes démonstrations mettant en évidence l’univers du « bas » et celui du « haut » ne pourront que susciter admiration et intérêt, même si l’auteur reconnaît lui-même que ces deux concepts sont parfois inextricablement mêlés, car très souvent contradictoires : le « haut » est parfois synonyme d’élévation et de divin, alors qu’un instrument « haut » est jugé criard et incorrect pour accompagner les actes de dévotion. Cet exemple n’est qu’un des multiples cas de figure envisagés. De même, les flûtes sont parfois associées au concert céleste, parfois aux réjouissances profanes les plus répréhensibles.

10Comment extraire un discours lisible de ces paradoxes ? Luc Charles-Dominique en est pleinement conscient, et s’en explique avec lucidité et modestie, tout en parvenant le plus souvent à convaincre le lecteur. Peu importe d’ailleurs que nous soyons pleinement convaincu ou non : nous avons dans cet ouvrage une quantité de portes désormais ouvertes, et qui étaient loin de l’être auparavant. C’est à chacun d’entamer, si besoin est, les discussions qu’elles pourront susciter. Pour notre part, nous regretterons peut-être l’absence physique de la principale intéressée : la musique. Bien sûr, il paraîtra superflu d’ajouter la moindre étude musicale à ce vaste travail de fond. Oserions-nous dire pourtant que, par moments, l’auteur s’est laissé aller à un discours théorique, plus soucieux d’une forme pertinente que d’une vision complète et objective d’un « terrain » vieux de plusieurs siècles ? Même si nous comprenons qu’il est nécessaire ici de ne considérer la musique que de manière extérieure, force est de constater que cette distanciation peut entraîner une vision univoque. Par exemple, la vieille opposition entre ménétriers et musiciens « savants » serait, selon l’auteur, à l’origine d’une scission rédhibitoire entre les domaines de l’oral et de l’écrit, de la monodie et de l’harmonie : il en a abondamment traité dans son premier ouvrage (1994).

11On sait pourtant la faculté des ménétriers à improviser sur-le-champ, en bande, des musiques polyphoniques : l’auteur ne manque d’ailleurs pas de le rappeler et, par delà, de souligner la complexité du sujet. Charles-Dominique insiste aussi sur l’acharnement des musiciens « de l’élite » à entraîner la perte de ces « frères inférieurs » : c’est faire abstraction du simple acharnement qui s’exerce alors sur quiconque ne partage pas votre avis (les Anciens et les Modernes, la querelle des Bouffons, Rousseau contre Rameau, et tant d’autres exemples). Ce qui aux yeux de certains n’est qu’un aspect d’une vaste problématique (querelles parisiennes entre musiciens de la ville et de la cour) risque de s’ériger alors en règle essentielle. Cette remarque peut se renouveler dans d’autres cas, l’auteur favorisant certains arguments abondant dans son sens, même s’il prend souvent soin d’en exposer les antithèses au début. C’est après tout de très bonne guerre ! De même, certaines citations – littéraires ou provenant de sources anciennes – sont parfois de seconde main, ce qui est inévitable face à une telle somme documentaire ; mais, extraites de leur contexte, elles perdent de leur efficacité originelle. Ces interprétations n’en demeurent pas moins capitales, puisqu’elles invitent à la réflexion, voire à la polémique.

12Luc Charles-Dominique a l’immense mérite d’avoir défriché un domaine effleuré par beaucoup, observé minutieusement, quoique de façon parcellaire, par certains. Rarement envisagées sous un angle aussi vaste et synthétique, ces réflexions posent les bases de nombreuses études et, à n’en pas douter, de discussions enrichissantes. L’ auteur est conscient d’avoir produit un travail où intervient peu l’ethnomusicologie : celui-ci risque pourtant de devenir bien utile pour la compréhension de nombreux phénomènes du vaste domaine de l’Europe occidentale.

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Bibliographie

CHAILLEY Jacques, 1985, Eléments de philologie musicale. Paris : Alphonse Leduc.

CHARLES-DOMINIQUE Luc, 1994; Les ménétriers en France sous l’ancien régime. Paris : Klincksieck.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Christophe Maillard, « Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750 »Cahiers d’ethnomusicologie, 20 | 2007, 326-330.

Référence électronique

Jean-Christophe Maillard, « Luc CHARLES-DOMINIQUE : Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750 »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 20 | 2007, mis en ligne le 16 janvier 2012, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/313

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