- 1 Cf. les comptes-rendus critiques des volumes 1, 2, 4, 5, 8 et 9 parus dans les numéros 13, 14 et 15 (...)
1En collaboration avec Margaret Bent, Rosana Dalmonte et Mario Baroni, Jean-Jacques Nattiez, assisté de Jonathan Goldman, nous propose la version française de cette encyclopédie de la musique, déjà parue en Italie, avec cette fois le sous-titre « Une encyclopédie pour le XXIe siècle ». Huit années ne furent pas de trop pour venir à bout de cette œuvre monumentale, à la fois passionnante et audacieuse, forte de 270 textes. Les germanistes disposent du monumental Musik in Geschichte und Gegenwart (Finscher 1994), les anglicistes du New Grove Dictionnary of Music (2001, entièrement contrôlé, voire réécrit par Stanley Sadie). Pour ce qui concerne plus particulièrement les musiques traditionnelles, un très bel effort éditorial fut fourni par The Garland Encyclopedia of World Music en dix gros volumes (1998-2002), dont j’ai eu l’occasion de rendre compte dans les Cahiers de musiques traditionnelles1. Quant aux synthèses en langue française, elles commencent un peu à dater. L’ Encyclopédie de la Musique en trois volumes chez Fasquelle remonte aux années 1958-61. L’ Histoire de la musique (2 vol. : 2236 & 1872 pages), de l’Encyclopédie de La Pléiade, aux éditions Gallimard, date de 1963 et sa réédition ne fit l’objet d’aucune actualisation. Les quatre volumes du Dictionnaire de la Musique, dirigé par Marc Honegger chez Bordas, sortirent, eux, en 1970 et 1976. Des dictionnaires sur la musique furent publiés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, et nombre de leurs entrées s’ouvraient aux musiques de tradition orale, mais il manquait une encyclopédie de référence laissant aux auteurs des espaces de présentation suffisamment larges pour permettre la discussion. C’est désormais chose faite. Car l’une des grandes originalités, de ce que nous devons nous résoudre à nommer sans intention péjorative le Nattiez, tient dans sa présentation qui bouscule les habitudes alphabétiques, biographiques, terminologiques, chronologiques ou géographiques. Nous avons là une somme considérable d’articles de fond, certes organisés selon une logique thématique de réflexion, mais se faisant écho les uns aux autres, dans une orientation résolument tournée vers l’entrecroisement des époques, des cultures et des problématiques.
2Cinq volumes sont au programme : Musiques du XX e siècle ; Les Savoirs musicaux ; Musiques et cultures ; Histoires des musiques européennes ; L’ Unité de la musique.
- 2 Pacini Hernandez Deborah : « World music et world beat », 1322-1334.
- 3 Cf. Nattiez Jean-Jacques : Musiques, vol. 3, p. 29.
3Le premier volume, paru en 2003, présentait en 1492 pages l’ensemble des musiques du XXe siècle. Mis à part quelques articles regroupés dans sa quatrième section2, précisément intitulée « Intersection », l’essentiel de ce gros volume traite exclusivement des musiques « savantes » et « populaires » occidentales. Parti pris affiché et relevant, somme toute, d’une dialectique musicologique, héritière d’une tradition académique, elle-même occidentale. L’ abondance des travaux sur la musique écrite occidentale, l’histoire même de la musicologie et le parcours intellectuel de la grande majorité des 230 auteurs sollicités pour cette entreprise collective impliquait un découpage privilégiant la matière même sur laquelle cette science humaine s’était fondée. Le fait d’entreprendre la série des cinq volumes par le XXe siècle se démarque cependant des tendances chronologiques habituelles. Quand on sait les difficultés rencontrées par les créateurs contemporains à trouver leur public, à gagner la confiance des décideurs en matière de politiques culturelles – voir l’article de Pierre-Michel Menger « Le public de la musique contemporaine » – on ne peut que saluer le courage des éditeurs à offrir une telle tribune en bonne position dans les rayons de librairies. Bonne position au propre et au figuré puisque le format en A5, légèrement plus grand que celui de la collection La Pléiade, chez Gallimard, permet un stockage vertical et une manipulation aisée dans les transports qui, on le sait, procurent à beaucoup de chercheurs un temps de lecture croissant. Cet engagement pourrait théoriquement aller encore plus loin. Car si l’on se met à réfléchir sur l’avenir de la musicologie comme discipline internationale, l’on est en droit de penser que le processus d’ouverture du milieu très masculin et très européen où elle s’était épanouie dans ses débuts, au XIXe siècle, ne puisse être interrompu en si bon chemin. Saluons donc l’arrivée massive de musicologues femmes, d’auteurs n’ayant fréquenté ni Conservatoire ni Sorbonne, de jeunes scientifiques tout autant que de spécialistes non occidentaux. Souhaitons, au passage, que la circulation planétaire des sources documentaires et des savoirs, puisque mondialisation il y a, ouvre bientôt la voie de la musicologie occidentale à des regards géographiquement et culturellement fort lointains. À quand un éclairage nouveau sur l’organum médiéval par un musicologue pygmée ? À quand l’analyse du Ring par un Inuit ? À quand une encyclopédie de la musique dirigée par une équipe asiatique ? Dans les nombreux domaines des sciences dites exactes, la production scientifique émane de chercheurs d’horizons divers. Personne ne s’émeut qu’un mathématicien indien, un biologiste chinois ou un astrophysicien guatémaltèque apportent leur contribution à la connaissance universelle. Le fait que de bons esprits se soient inquiétés que l’article « Afrique » – de neuf pages, contre cent vingt pour l’article « Bach » dans l’édition de 1951 – soit plus long que celui consacré au Kantor de Leipzig dans la nouvelle édition du MGG, laisse plutôt songeur3.
41242 pages de Savoirs musicaux occupent un deuxième volume, totalement ouvert à la connaissance du fait musical dans des domaines multiples, éclatés, généralement traités dans des revues scientifiques de faible diffusion, mais rarement présentés de manière aussi claire dans des ouvrages de synthèse de cette envergure. Tout ce qui touche à la matière musicale ne peut laisser l’ethnomusicologue indifférent. Même si les questions de création et de recherches musicales restent principalement évoquées dans le volume 1, celles s’interrogeant sur la matériau musical, le corps et l’esprit, sur la définition de ce que signifie être musicien, entrent bien évidemment dans le vaste champ d’investigation de notre discipline.
5Le titre du volume quatre, Histoires des musiques européennes, parle de lui-même. Quant au volume cinq, il n’est pas encore sorti à l’heure de la rédaction de ce compte-rendu. En toute logique, c’est donc le volume trois, Musiques et Cultures, qui retiendra toute notre attention ici. Il comprend six grandes parties de 100 à 230 pages chacune.
6La première, « Les traditions musicales dans le monde », est le fait de deux auteurs : Laurent Aubert et Henri Lecomte. Le premier réussit l’exploit de faire une synthèse intitulée « Les cultures musicales dans le monde : traditions et transformations » en prenant comme angle d’approche celui d’un découpage géographique de la planète en dix régions ou aires culturelles (Afrique saharienne et subsaharienne ; Civilisation islamique ; Inde et Asie méridionale ; Himalaya et steppes mongoles ; Asie orientale ; Asie du Sud-Est ; Océanie ; Civilisations circumpolaires et amérindiennes ; Métissages américains ; Europe). Travail de généraliste, à ma connaissance unique en langue française. Malgré ses limites tout à fait compréhensibles, et certaines petites confusions – Toraja est entendu comme une île alors qu’il s’agit d’une minorité non islamisée des montagnes centrales de Sulawesi (p. 69) – il mériterait d’entrer dans la bibliographie de base de tout mélomane.
7La discographie sélective et critique d’Henri Lecomte complète utilement ce chapitre introductif, d’autant que les quelque 140 références discographiques sont organisées selon le même découpage et portent principalement « sur les enregistrements ‘‘de terrain’’, réalisés le plus souvent en situation » (p. 110). Cette orientation toute louable n’est pourtant pas observée avec la rigueur annoncée. Sans entrer dans une discussion sur les inévitables manques, relevons toutefois l’extrême pâleur du domaine français qui se résume à deux titres de musiques instrumentales urbaines enregistrées ex situ. Si ce n’est pas dans cette encyclopédie en français que l’on peut trouver les indications recherchées dans ce domaine, on se demande bien où. Un autre aspect beaucoup plus discutable tient dans le ton très personnel et non scientifique adopté ici. Clichés et contradictions jalonnent les commentaires au point de faire perdre toute crédibilité à l’article : « les gwerziou, ces complaintes nostalgiques qui évoquent la lande et les ajoncs » (p. 133), ou encore « la paghjella, le chant profane corse […] ces enregistrements ont été effectués au cours d’offices à l’église de Rusiu, un des hauts lieux de la polyphonie religieuse corse » (p. 132). La plupart des références me paraissent refléter une partie des réalités que je crois un peu connaître. En revanche, les commentaires pour le moins dilettantes qui les accompagnent me semblent extrêmement dommageables dans une encyclopédie de cette envergure. Tout se passe comme si les mélomanes et musicologues ne s’intéressaient pas à la production discographique et que l’accumulation d’erreurs, dont les pochettes qui accompagnent les disques regorgent, ne revêtait qu’une importance toute relative. Je pense tout le contraire. En l’absence de partitions écrites, le document sonore, qui est à la base de la démarche ethnomusicologique, mérite le plus grand respect, la plus grande attention et, pour le moins, la plus grande fiabilité. Qui d’entre nous n’a pas enrichi sa culture ethnomusicologique, n’a pas éprouvé l’émotion propre à la découverte grâce à l’écoute d’enregistrements inouïs ?
8Les cinq parties suivantes regroupent des articles de qualité très inégale. Certains sont remarquables, d’autres, parce que trop descriptifs et énumératifs, ne présentent pas grand intérêt. En revanche les questions abordées revêtent la plus haute importance. Est-il possible d’écrire l’histoire des musiques de tradition orale ? s’interroge Timothy Rice. Ce vaste sujet aurait peut-être mérité plusieurs communications. La dimension ethnohistorique, par exemple, est assez vite estompée, qui pourtant reste très présente dans les enquêtes actuelles. L’ empilement stratigraphique des savoirs, exprimé ou non, relève de phénomènes bien étudiés comme la synchronie transgénérationnelle, qui renvoie la mémoire d’informateurs au-delà de la centaine d’années. Ceci fut d’ailleurs mis en évidence dès le début de l’ère chrétienne par Quintilien dans sa fameuse métaphore de la chaîne. L’ admirable démonstration de Claude Lévi-Strauss dans la genèse des mythes, de tradition toute aussi orale que les musiques que nous étudions, devrait rester présente à l’esprit de tout enquêteur. Trop d’ethnomusicologues encore pétris d’une observation toute synchronique ont tendance à rejeter un peu rapidement l’inévitable question de l’épaisseur historique. De même, l’utilisation de l’iconographie et son analyse critique évoluent dans le temps. Quid du colonialisme et du post-colonialisme ? Le déterminisme culturel du discours scientifique, présent de façon manifeste depuis les débuts de l’ethnomusicologie, impose naturellement une réflexion sur l’utilité du recours à l’histoire, tant dans la critique des sources que dans celle de leur interprétation. Le fait, par exemple, que Robert C. Provine, ignore le Vietnam, culturellement rattaché à la Chine, à la Corée, au Japon, et dans une certaine mesure à la Mongolie, dans son étude historique d’une entité géographique, l’Asie de l’Est, est assez significatif.
9Kay Kaufman Shelemay aborde, elle, la question de la musique comme révélatrice de mémoire. Mémoire collective, marquée par des fêtes cycliques ou calendaires, par des rites de passages, par des cérémonies commémoratives. Mémoire individuelle, également, au titre de l’expérience personnelle où coïncident des exigences cognitives et culturelles.
10Riche de dix contributions, la troisième partie vient combler une grande lacune dans l’introduction, qui n’avait octroyé que peu de place à la religion par rapport à la musique bien que celles-ci fussent étroitement liées dans la plupart des cultures. Là encore, il est recommandé de tout lire crayon à la main afin de disséquer les définitions, parfois contradictoires, d’un auteur à l’autre, entre Judith Becker et Jean During, par exemple. Cette confusion sémantique qui court dans l’encyclopédie risque de rebuter plus d’un lecteur. Où commence le sacré ? Où s’arrête le profane ? Devant la disparité et la complexité des cultures développées par l’humanité, il paraît aberrant de ne pas poser d’emblée les limites d’un tel programme. L’ égarement se confirme lorsque sont abordés les rapports entre rituel et chamanisme, entre transe et musicothérapie. À juste titre, Jean During exprime cette gêne « induite par la lecture des ouvrages de référence sur le sacré (qui) vient de ce qu’ils reflètent la culture chrétienne de leurs auteurs… » (p. 323) et qui a tendance à classer le sacré comme une expérience spirituelle personnelle, loin d’être universelle. De même, les concepts de transe, de rage et de possession semblent entourés d’un certain flou, rendant malaisée la lecture croisée des articles suivants. De son côté, l’étude comparative d’Ammon Shiloah du judaïsme et de l’islam face à la musique semble parfois projeter un peu trop un concept occidentalisé sur les textes sur lesquels elle s’appuie. En arrière plan, elle renvoie à la définition même de la musique selon les cultures, selon les religions. L’ absence de musique à la mosquée, par exemple, peut être discutée ne serait-ce que si l’on prend en compte diverses manifestations sonores : appel à la prière, récitation coranique, glorification, supplication, zirk, anniversaire du Prophète, etc. A contrario, pour les Mauritaniens, quand c’est religieux, ce n’est pas de la musique nous avait appris Michel Guignard (2005). Le sujet n’est donc pas près de s’épuiser, et c’est tant mieux.
11Huit contributions nourrissent la quatrième partie, « Musique et société », autre vaste sujet s’il en est et que notre discipline a probablement aidé à mieux cerner depuis près d’un siècle. Certains chercheurs ont même tenté d’expliquer le fonctionnement d’une société par sa musique – on se souvient de la noble tentative d’Alan Lomax, avec sa courageuse théorie cantométrique, restée sans lendemain, faute de travaux à l’appui. Oui, la musique est partie intégrante de la vie sociale, mais elle fonctionne selon des procédés qui lui sont propres. Des approches monographiques solides (Afrique avec Monique Brandily et Gerhard Kubik, Népal avec Sophie Laurent, Kerala avec Christine Guillebaud, Amérique du Nord avec Nicole Baudry) côtoient des études plus générales. La définition de Bruno Nettl de la musique populaire urbaine nous semble pourtant restrictive : musiciens professionnels pouvant exercer d’autres activités, se produisant dans des lieux publics, interprétant des pièces brèves à partir de petits ensembles comprenant obligatoirement… une batterie ! Nous sommes bien conscients que la musique en général permet des entrées quasi infinies dans le social et Jean Molino le montre parfaitement à travers la complémentarité de la musique et du travail. De son côté, Marcello Sorce Keller expose la problématique des contextes socioéconomiques et des pratiques musicales dans les cultures traditionnelles. C’est pour l’individu un moyen de se repérer, de se construire, notamment à l’adolescence dans les sociétés industrielles et post-industrielles où l’on constate une circulation très rapide des produits musicaux commerciaux, des échanges entre classes sociales, de la continuité actuelle entre ville et campagne, entraînant le rejet des dichotomies classiques. Tout en étant l’expression de l’organisation de la société, dans sa spécificité et dans sa perméabilité, la musique permet d’accéder au vécu des autochtones et offre un angle de vue sur la manière dont se dessine la construction identitaire.
12« Musique et identité » est d’ailleurs le titre de la cinquième partie, alimentée par six articles. Le premier, cosigné par Monique Desroches et Ghyslaine Guertin « Musique, authenticité et valeur », semble hardi, mais aborde un questionnement qui circule très souvent dans les travaux d’ethnomusicologie, sans être toujours bien exprimé. Crainte du politiquement incorrect, tabou sur le goût personnel du chercheur, précaution quant au discours du scientifique sur son propre objet ? Un peu de toutes ces raisons, et d’autres encore ont tendance à retenir la plume de l’ethnomusicologue. Le cas d’un Gilbert Rouget consacrant un chapitre entier à l’authenticité, c’est-à-dire aux musiques « d’avant le tempérament égal » dans son magistral Roi africain (1996 : 391), mérite d’être relevé comme assez exceptionnel. Dans les champs de recherche qui sont les nôtres et où tout se perçoit comme du réel, il devient paralysant d’opérer des choix. Or ces choix existent, et les ethnomusicologues le savent bien, qui sélectionnent régulièrement des exemples musicaux présentés dans des disques compacts. En abordant ce sujet délicat, ces deux auteures québécoises font preuve d’une modernité de pensée, d’une certaine audace même, parfois un peu absente en France. De même pour les deux communications de Serena Facci et Carolina Robertson, rompues au gender studies nord-américaines.
13L’ article de Nidaa Abou Mrad, d’une lecture très difficile, traite des échelles mélodiques et de l’identité culturelle en Orient arabe et avance notamment le contestable concept de « mode sémique ». Celui d’Irèn Kertesz Wilkinson prend le cas des Tsiganes pour discuter la question du nomadisme et de la musique. N’y a-t-il pas d’exemples plus probants dans le monde, tant de musiciens nomades que de musiques migrantes ? Le ton descriptif, très simpliste, ne convainc pas vraiment sur la validité d’une identité musicale tsigane. L’ absence de discographie, portant plus précisément sur le magnifique répertoire des ballades, affaiblit le propos. C’est dommage. Autre cas intéressant, trouvant toute sa place dans le chapitre sur l’identité, celui de la Palestine. Yara El-Ghadban dresse un inventaire des musiques actuelles palestiniennes, disséminées géographiquement ; mais elle escamote les musiques traditionnelles. Certes, il n’existe aucun ouvrage de référence sur la question, mais on peut cependant citer la création, en Palestine même, d’un centre de collecte des musiques traditionnelles palestiniennes. Comme dans beaucoup de peuples en lutte pour leur reconnaissance, la musique peut jouer un rôle essentiel dans la prise de conscience d’une identité. De là à parler de « son arabe », il y a un pas un peu trop vite franchi, me semble-t-il. En règle générale, l’implication plus ou moins contrôlée du chercheur dans le militantisme des acteurs de l’objet de sa recherche tend à lui faire perdre le recul nécessaire à un minimum d’objectivité, et donc de crédibilité. Rien n’est simple, et il n’est pas aisé de viser une neutralité absolue.
14Le volume III de cette encyclopédie se termine sur une partie un peu fourre-tout où se côtoient neuf articles portant sur la théorie, le langage, le théâtre, les significations des musiques traditionnelles, la danse, etc. L’ intéressante question de l’ethnothéorie – ou théorisation – dans la (les) « primitive music », verbalisée ou pas, est débattue par John Baily à partir de quatre cas célèbres dans la littérature ethnomusicologique pris chez les Venda (John Blacking), le Shona (Paul Berliner), les ‘Are ‘Are (Hugo Zemp) et les Kaluli (Steven Feld), auxquels s’ajoutent la présentation de la musique de l’Hindoustan comme modèle opératoire de la structure de la musique, avec son fameux sargam, et de ses enquêtes personnelles à Herat, Afghanistan. Relevons au passage une erreur de traduction lorsque Baily évoque le lamellophone mbira du Zimbabwe qui « dispose d’un certain nombre de clés métalliques qu’on actionne avec les pouces et les doigts dans des combinaisons rythmiques complexes » (p. 915). Un traducteur ethnomusicologue – ou une relecture scrupuleuse, j’insiste – aurait évité l’anglicisme « clés métalliques ». Que répondre à un étudiant qui s’appuie sur cette encyclopédie pour contredire son enseignant ? Retenons plutôt la belle conclusion de John Baily : « Par théorie musicale, il serait préférable de parler de raisonnement systématique sur les phénomènes structurels corrélés au son qui peuvent être exprimés par des mots. Et vous n’avez pas besoin de savoir lire ou écrire pour le faire ! » (p. 928).
15Dans un article très documenté, fort de quarante pages agrémentées de tableaux et de nombreux exemples musicaux, Sumarsam décrit les grands principes de fonctionnement du gamelan à Java. Il rappelle clairement : « Qu’il s’agisse de représentation ou d’apprentissage, la notation descriptive (c’est-à-dire une notation composée de représentations rythmiques et mélodiques précises) n’a jamais beaucoup compté pour les musiciens de gamelan » (p. 935). Mais « le plus important est sans doute la nature hétérogène et syncrétique du développement du gamelan. » (p. 968), et de conclure : « Par essence, l’œuvre pour gamelan incarne la relation complexe entre différents réseaux d’idiomes musicaux. Encadrés par la structure colotomique, ces réseaux interagissent au sein d’un langage musical élaboré que ne peut résumer une simple grammaire musicale ».
16De manière beaucoup moins pertinente, Chris Goertzen nous présente les chants traditionnels anglo-américains selon une catégorisation qui rappelle les débuts des études folkloriques au XIXe siècle. Rien que de très banal, dans un style passéiste, descriptif, énumératif et peu analytique, qui semble ignorer jusqu’à la notion de système musical et, plus affligeant, les musiques traditionnelles vivantes encore observables aujourd’hui, ce qui entraîne un certain angélisme dans les commentaires : « Dans la plupart des communautés, peu savaient lire la musique, d’où un type fascinant de chant responsorial » (p. 1005). L’ article se nourrit de lieux communs et porte des assertions vides de sens, ou, pire encore, complètement erronées : « l’échelle pentatonique la plus commune en Europe et aux Etats-Unis, c’est-à-dire une gamme majeure dépourvue des quatrième et septième degrés » (p. 1001).
17Il est très regrettable que l’ethnomusicologie portant sur des terrains européens soit peu ou pas représentée dans cette encyclopédie. À force de se méfier de l’ethnocentrisme, on finit par donner une image d’europhobe dans le domaine des musiques traditionnelles. Si une certaine école vieillotte continue de marcher sur les pas des folkloristes occidentaux, d’autres courants de pensée de l’ethnomusicologie produisent des travaux d’un haut degré scientifique, à la pointe de la recherche actuelle. Je pense en particulier au domaine français complètement absent de cette encyclopédie – douze petites lignes sur la France (p. 90), non compensées par d’énormes lacunes bibliographiques sur l’ensemble des articles. Il faut chercher dans l’encyclopédie Garland pour trouver une série d’articles sur la France, la Bretagne, la Corse, le Pays Basque (vol. 8). Aux franges de l’histoire – et il y aurait encore beaucoup à dire sur la deuxième partie de ce volume –, de la sociologie, des questions d’identité, de théorie et de sémantique, l’ethnomusicologie du domaine français produit pourtant de la bonne matière scientifique et soulève de nouvelles problématiques propres à bousculer les idées reçues et à faire avancer la réflexion ethnomusicologique en général. C’eût été l’occasion de lui offrir, en langue française, la place qu’elle mérite.
18Toujours dans cette veine descriptive, qui court un peu trop dans le Nattiez, Bell Yung offre un papier sur la musique dans le théâtre chinois, empreint d’une certaine naïveté vis-à-vis du lecteur : « Les étrangers […] doivent comprendre que la musique du théâtre chinois est très différente de celle de Verdi ou Wagner… » (p. 1029). Christopher A. Scales, qui décrit longuement les pow-wows des « Indiens d’Amérique du Nord » (sic !), serait peut-être effrayé de connaître la traduction française de l’expression Native American. Au bout de vingt pages narratives un peu plates, où l’on se perd dans des notions peu claires de rythme régulier, de mètre régulier à deux temps, de présentation de chants et de danses, vient un début d’analyse laissant le lecteur sur sa faim (p. 1090 et suiv.).
19Il serait vain et inopérant de rendre compte par le détail de tous ces articles, d’en relever méthodiquement les inévitables oublis et écueils. Qui n’en est pas à l’abri ? J’exprime plutôt le regret qu’un travail solide d’un comité de rédaction à la rigueur incontestable n’ait pas été suffisamment fait en amont. Les conséquences de cette économie ne sont pas dramatiques. Elles n’en atténuent pas moins la portée de cette somme. Car, au demeurant, nous avons bien une somme, une juxtaposition d’articles de qualité inégale, d’une unité pas toujours repérable. Rien de franchement mauvais, cela s’entend, mais l’accumulation de tant de maladresses pourrait finir par agacer. La position de Jean-Jacques Nattiez me semble un peu bancale. D’un côté, il assume le choix des auteurs, et c’est la moindre des choses lorsque l’on dirige une publication collective ; de l’autre il se refuse à toute ingérence dans les articles, allant même jusqu’à revendiquer les contradictions, les erreurs – et elles sont dans certains cas franchement nombreuses – les oublis – ce qui n’est pas toujours excusable – les positions opposées entre les textes afin de « provoquer le débat » (sic !). Cette position, intellectuellement stimulante, ne me semble pas du tout convenir à ce type de publication. Sans être gravissimes, car la majorité des articles me paraît très solide et bien documentée, de telles faiblesses me semblent jaillir un peu trop souvent pour les passer toutes sous silence. Prenons quelques exemples qui trahissent bien l’à peu près de nombreux passages. On confond la Belle Epoque (qui correspond à la IIIe République en France avant 1914) avec les Années Folles, qui succèdent au cataclysme de la Première Guerre Mondiale (1919 et suivantes). Sans barguigner, les musiques traditionnelles de France sont assimilées au musette, celles d’Espagne au flamenco, celles du Portugal au fado. L’ absence d’unité lexicale, voire orthographique est récurrente d’un article à l’autre, quand ce n’est pas dans le même texte (yodel p. 87 devient jodel p. 88). L’ emploi intempestif de termes aux significations distinctes se généralise : « barde », qui revient très souvent, est pris pour baladin (p. 92) ou troubadour (p. 87). Qu’entend-on, en 2007, par « gammes naturelles » (p. 89), plus d’un siècle après les travaux d’Ellis ? Sumarsam, ou plutôt la traduction de son texte en français, parle de façon redondante du « xylophone en bois » (pp. 931 et 937). On reste stupéfait quand Jean-Jacques Nattiez (p. 30), voulant évoquer quelques ethnies particulièrement bien étudiées par des chercheurs dont les travaux deviennent des classiques de la littérature ethnomusicologique, place sur le même plan les Banda Linda de Simha Arom (1985), les Venda de John Blacking (1973), les Kaluli de Steven Feld (1982), les Flatheads d’Alan Merriam (1967), les Dan de Hugo Zemp (1971) et… les Toumaléros, Amérindiens complètement imaginaires, inventés de toutes pièces par Bernard Lortat-Jacob (1994), qui n’a jamais mis les pieds en Sierra Madre, au Mexique, et revendique son récit comme un exercice de style provocateur à la limite du canular. Que Bernard ait réussi à piéger quelques journalistes aux critiques élogieuses passe encore, mais que cette fiction soit citée comme référence dans une encyclopédie à vocation scientifique n’est pas pardonnable.
20L’ absence de relecture collégiale scientifique et rigoureuse entraîne un très grand nombre de contradictions (assumées par leurs auteurs, nous confia oralement Jean-Jacques Nattiez dans une dérobade fort habile mais peu convaincante le lundi 24 octobre 2005, à la Maison de la Recherche, à Paris, lors d’une rencontre organisée par la Société Française d’Ethnomusicologie). En effet, l’exercice intellectuel qui consiste à confronter des points de vue différents, voire opposés, ne peut être remis en question dans le cadre d’un séminaire ou d’un colloque, où les débats contradictoires participent de la construction des savoirs et font « avancer la recherche » selon une formule un peu usée. Il en va tout autrement, à mon sens, dans le cadre d’une encyclopédie dont l’objectif n’est plus d’afficher des querelles de chapelles, des positions divergentes qui n’ont plus l’effet stimulant de la dispute au sens académique du terme. Bien au contraire, l’objectif didactique et pédagogique me paraît devoir primer dans une présentation claire d’idées partagées par la grande majorité de la communauté scientifique internationale. Cette attitude se veut rassurante et doit permettre au néophyte de s’y retrouver, de progresser dans son cheminement intellectuel pour l’acquisition de connaissances qui l’aideront à transformer des capacités de compréhension, d’analyse et de synthèse en compétences scientifiques. Il va de soi que personne ne peut prétendre « contrôler » à lui seul la validité des contenus de tous ces articles, et je suis le premier à reconnaître mes propres limites. Il n’en reste pas moins qu’un comité de lecture au cahier des charges précis et rigoureux aurait évité un grand nombre d’erreurs, d’oublis, de confusions, et même de contradictions. Certaines ne revêtent qu’un caractère anodin. Le fait, par exemple, de lire p. 4 « Il existe aujourd’hui plus de cinq mille disques compacts de « musiques du monde », puis, p. 109, « la révolution suivante viendra avec l’apparition du disque compact qui permet de présenter les musiques selon une durée analogue à celle des conditions réelles d’exécution dans leur contexte d’origine. Les publications se sont accrues et se comptent maintenant par dizaines de milliers ». Ainsi, une étude effectuée par l’association Zone franche indiquait vingt mille quatre cent vingt-trois références en France pour la seule année 1999. Précisons qu’il s’agissait de « musiques du monde ». La définition de l’objet, ou des objets concernés par l’expression « musiques du monde » ne peut, elle non plus, se satisfaire de guillemets et aurait sans doute méritée un article à part entière, rédigé, pourquoi pas, par un esprit plus philosophique qu’ethnomusicologique.
21D’autres incohérences scientifiques posent problème. La disparité des définitions des mêmes objets par des auteurs traitant de sujets complémentaires finit par semer une grande confusion dans l’esprit du lecteur, et il faut une bonne dose d’esprit critique et de modération pour en retirer bénéfice. Encore une fois, cette encyclopédie se défend par elle-même dans sa globalité, et la mise en regard de positions différentes ne peut qu’être profitable au lecteur assidu de son ensemble. Mais qui, franchement, se lancera dans sa lecture totale ? Il en va donc de l’aspect pratique de son usage par la grande majorité. Et là, il y a de quoi dire. Quid des cartes géographiques, des illustrations, des plans, schémas, graphiques, tableaux, transcriptions – si ce n’est dans quelques articles (sans justification notable) ? La position qui consiste à adopter une orthographe qui ne respecte pas la langue vernaculaire peut se justifier dans une publication destinée au grand public (programme de concert, pochette de CD, collection jeunesse, etc.). Il est vrai que nul ne peut prétendre prononcer correctement toutes les langues, encore moins en saisir les subtilités phonétiques. Ceci n’interdit pas la considération pour alter, l’un des tout premiers commandements de la démarche anthropologique. Cet engagement orthographique fut honoré dans l’encyclopédie Garland, ce qui, pour autant, n’en altère pas la lecture, bien au contraire. Avec le Nattiez, nous, Français, risquons d’être pris en flagrant délit d’ethnocentrisme. Cette encyclopédie diffuse pourtant des questionnements fort intéressants mis en évidence dans la table des matières, qui propose des sujets opposés, contrastés, stimulant la réflexion. On voit là tout le travail de Jean-Jacques Nattiez, soucieux de ne rien occulter qui ne soit partie prenante des problématiques actuelles, et qui, ce faisant, démontre une remarquable ouverture d’esprit. Mais pourquoi ne pas être allé jusqu’au bout de la démonstration éditoriale ? Un index des noms cités, par exemple, aurait permis une lecture transversale rapide et féconde. Autre regret : alors que de nouveaux articles sont venus enrichir cette édition française, les bibliographies n’ont pas été actualisées depuis la sortie en Italie. On relève notamment l’absence de certaines références dans la collection « Musiques du Monde », chez Actes Sud/Cité de la Musique. Est-ce par crainte d’être suspecté d’autopromotion de la même maison d’édition ? De même, l’absence de présentation des auteurs, que seuls des ethnomusicologues très avertis connaissent, empêche toute interprétation contextualisée des points de vue avancés. C’est franchement regrettable.
22Toute proportion gardée, les encyclopédies et dictionnaires cités plus haut, ne souffrent que de très faibles critiques pour la bonne raison qu’un comité de lecture élargi s’est autorisé des réécritures, s’est arrogé le droit de refuser un manuscrit, a demandé, si nécessaire, aux auteurs de retravailler leur texte, de le muscler, de le rendre fiable, lisible, compréhensible, accessible. La vocation d’une encyclopédie ne peut être d’ordre confidentiel, réservée à un lectorat éclairé, déjà au fait des « écoles de pensée » ou des positions excessives de certains scientifiques. Toutes légitimes qu’elles soient, les approches radicalement contradictoires dans un même ouvrage, les incertitudes lexicales, les redites malhabiles et autres méfaits inhérents aux publications collectives ne peuvent se passer d’un travail éditorial de mise en forme générale. À l’heure où une surinformation tous azimuts fait que très peu de personnes liront la totalité de l’encyclopédie, il me paraît indispensable de soigner la dimension didactique et pédagogique de ce type de publication. À l’heure de l’audio et du visuel, il eût été judicieux de proposer un support peu onéreux à la fabrication comme le cd-rom, le DVD ou autre. Car parler de musiques sans en proposer des exemples sonores, des extraits de films, bref une somme exceptionnelle de savoirs que l’on peut réunir sur les supports informatiques actuels, me semble être une erreur. Il est à craindre que ce ne soit la dernière encyclopédie sur papier et que, malgré ses très nombreuses qualités, elle ne soit vite remplacée par une encyclopédie encore plus interculturelle et sachant utiliser de manière intelligente les nouveaux supports audiovisuels. Heureusement que son coût, relativement peu élevé, vu la somme de savoirs qu’elle contient, lui garantit une vie pérenne dans les mains du public initié, notamment universitaire.
23On ne peut que saluer l’investissement personnel de Jean-Jacques Nattiez tant dans la coordination scientifique de cette encyclopédie, que dans la qualité de ses propres articles. Le parti qu’il prend de ne pas interférer sur le contenu des articles, ni dans le style, ni dans les points de vue défendus, est tout à fait respectable. Chaque auteur assume la responsabilité de son texte, ce qui protège l’éditeur de toute critique, mais soulève malgré tout quelques questions. Les sujets, les idées, les références ou les points de vue se croisent et s’entrecroisent d’un article à l’autre, d’une section à l’autre, d’un volume à l’autre. D’une certaine façon, cette confrontation des regards constitue une valeur ajoutée capable de stimuler tout esprit scientifique préparé à la discussion. Ceci est très vivifiant pour le musicologue, mais me paraît plus délicat pour l’étudiant et de surcroît pour le grand public. Les risques de se perdre, de ne plus savoir à quel auteur se vouer, de tout confondre et de ne plus rien comprendre ou, pis encore, de s’habiller de certitudes, guettent le néophyte en permanence. Et c’est là que le bât blesse. Quand on sait combien l’encyclopédie de Lavignac, publiée en 1914, fut déterminante dans la perception de la musique en général par le lectorat francophone, et parmi tant d’autres Olivier Messiaen qui s’inspira de la description du système carnatique des deçi tâla, pour bâtir son langage rythmique, on peut s’inquiéter des conséquences que pourront avoir certains articles du Nattiez s’ils sont pris comme argent comptant par les lecteurs du XXIe siècle. En définitive, tout le problème tient dans le fait que ce beau projet est avant tout un projet éditorial, dans le contexte économique difficile que l’on sait, et non un projet scientifique soutenu par un programme de recherche adéquat. Nous sommes bien dans l’ambiguïté de la diffusion des travaux de recherche en sciences sociales et humaines. Soit nous rêvons d’une encyclopédie financée par des établissements de recherche, ce qui risque d’attendre des lustres, soit nous saisissons l’occasion inespérée d’une audace d’éditeur, et cela en est une pour Actes Sud, en acceptant les dangers qu’elle fait courir. Réjouissons-nous donc de cette énorme entreprise, tout en restant vigilant sur l’usage qui pourrait en être fait par un amateur lui portant une confiance trop aveugle.