1L’incinération a été rapide : elle a eu lieu le 15 novembre au Père Lachaise, huit jours exactement après sa mort. Le feu n’est pas éteint pour autant.
2Et dans le feu, il y a ce regard – un regard vif et précis – celui qui, par méthode et par métier, a besoin de voir les choses pour les penser. Un regard d’observateur attentif, présent et rarement éloigné, tourné vers les autres et donnant toujours l’impression que c’est aux autres qu’il s’intéresse, plus qu’à lui-même. Un regard d’ethno-photographe, à focale fixe. Pas un regard de romancier (notre homme pestait souvent contre ceux que la mode célèbre et dont il exécrait le nombrilisme). Cet œil était relayé par une excellente mémoire – une mémoire qu’il garda longtemps vive, surtout pour les affaires professionnelles car, de sa vie privée, il parlait peu.
3Sur le terrain, il prenait beaucoup de notes, sur des petits carnets minutieusement tenus et rangés. A l’ancienne. Notes qu’il n’avait pas besoin de consulter pour raconter, avec pudeur et en dehors de toute empathie excessive, ce qu’il avait observé en Afrique durant ses grandes missions – 1952 Ogoué-Congo (notamment chez les Pygmées), puis, entre 1956 et 1987, au Nigeria, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, en Guinée, au Mali et, de façon intensive, au Bénin qui fut le lieu de ses plus importants travaux. Ces notes allaient de pair avec des photographies très soignées, toujours circonstanciées et souvent très belles (cf. son dernier livre Afrique musiquante publié chez Riveneuve alors qu’il avait près de 100 ans !). Le tout était au service d’enregistrements sonores d’une extraordinaire qualité, à la fois technique et musicale.
4Rouget – en fait, aucun de ses collaborateurs directs ne l’appelait autrement que par son nom propre ; certains l’appelaient « Monsieur », et les femmes passaient fréquemment au « Gilbert » – se montrait infatigable dans le soin minutieux qu’il apportait à réaliser les choses. Il aimait les aspects manuels de la recherche (crayons, dimension des fiches, collages en tout genre) et détestait le travail mal fait autant que le raisonnement mal conduit. Il aimait la métaphore, mais ne l’utilisait pas sans y mettre les précautions d’usage, pour éviter l’amalgame. Fondamentalement prudent, il se méfiait comme de la peste des interprétations hâtives et sommaires. Son regard – encore lui ! – ne se laissait pas embarquer dans le flou des « hors-champ » qu’aimaient tant ces voyageurs de tout poil en quête d’exotisme que nous accueillions au Département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme. C’était un regard respectueux, intense et attentif.
5La discrétion chez Rouget et une certaine pudeur étaient toujours de mise. Je me souviens que, sous l’émotion, il piquait un fard en recevant ses hôtes, comme une jeune fille. Un faible rougissement ? c’était un gêneur. Un rougissement prononcé et prolongé ? c’était un ami. Faut-il voir derrière sa réserve naturelle une culture protestante ? Peut-être ! Cependant il n’aimait, disait-il, ni les chapelles, ni les honneurs, ni les curés et se déclarait profondément et définitivement agnostique. Mais il y avait chez lui une dimension puritaine et une certaine austérité de fond.
6Délibérément de gauche (cela avait un sens assez précis à son époque), il resta inscrit au PCF jusqu’aux événements de 1956, tout en rappelant avec humour (il n’en manquait jamais !) qu’il avait débarqué en Afrique « dans les valises du colonialisme » — colonialisme qu’il s’employa à combattre, notamment au moment de la guerre d’Algérie, en signant le manifeste des 121 recommandant le droit à l’insoumission et la désobéissance à l’Etat français. Peut-être a-t-on oublié aujourd’hui que c’était là un acte courageux.
7Et ce regard était profondément généreux. Intellectuellement généreux. L’homme savait écouter : il vous laissait exposer une question le temps qu’il vous fallait. Après quoi, il laissait s’enclencher un long silence – un silence « plein », aurait dit son ami Eric de Dampierre –, sans offrir d’éléments de réponse, ni même produire le moindre toussotement qui aurait pu vous laisser deviner ce qu’il se passait dans sa tête. Je crois qu’il se mettait dans votre peau. Puis tombait la réponse qui, pour nous, jeunes collaborateurs, avait la forme d’un verdict. C’est « comme cela » qu’il faut faire ! Mais ceux qui le connaissaient bien s’empressaient d’attendre avant d’agir. Ils attendaient la contre-indication de sa part, laquelle pouvait arriver le lendemain ou le surlendemain, accompagnée cette fois d’un argumentaire précis et explicite. Le « comme cela » avait changé de sens, sinon de forme. La balle revenait dans notre camp, soutenue par un argumentaire renouvelé, portant souvent la marque du scrupule.
8Voilà pour la personnalité riche et attachante de l’homme. Quant à sa longue et grande carrière qu’il put conduire en pleine liberté à partir de 1957 au CNRS, il faudrait de trop nombreuses pages pour l’aborder en profondeur. En voici les grands traits.
Gilbert Rouget en 2003, au Musée de l’Homme.
Photo Alice Pitoëff.
9C’est durant la Guerre qu’il fut invité par André Schaeffner à travailler au Musée de l’Homme sur un contrat dont j’ignore le détail, mais selon un statut qu’il se plaisait à rappeler : gardien de zoo, recruté pour s’occuper des animaux ! Le Musée de l’Homme dépendait alors (comme encore aujourd’hui) du Muséum national d’Histoire naturelle – ce qui, à l’heure où l’on doit tant se préoccuper du sort des espèces végétales, animales et humaines sur notre planète, constitue la raison d’être de ce Musée et, plus qu’on le dit souvent, sa modernité même.
10Schaeffner proposa donc à notre homme un « petit boulot », comme on les appelle aujourd’hui, ne sachant sans doute pas qu’il contribuerait, de façon décisive, à mettre sur orbite un chercheur d’une si haute qualité. Car, au fond, Schaeffner, alors responsable du tout nouveau département d’Ethnologie musicale (qui deviendra Ethnomusicologie quinze ans plus tard) n’a jamais, je crois, complètement reconnu les qualités de son principal collaborateur. Il ne l’a jamais beaucoup aimé. L’inverse n’est pas vrai. Rouget avait une immense admiration pour l’auteur de l’Origine des instruments de musique. Ce livre, il le connaissait par cœur ; il en chérissait la problématique et en avait intégré la méthode ; il aimait les classifications et les taxinomies. L’attention portée aux instruments de musique, rendue possible au quotidien par la proximité de la très riche collection du Musée de l’Homme conservée dans l’espace voisin de son bureau (avant qu’elle vînt se cacher dans l’ombre et derrière les reflets omniprésents des hautes vitrines du Musée du Quai Branly) est le premier signe distinctif de l’ethnomusicologie de l’époque. C’est celle de Rouget. Cette ethno(musico)logie célèbre l’objet, le cerne et le chérit : qu’il soit en bois, en fer en peau, ou encore couché sur une bande magnétique, celui-ci n’est jamais négligé au nom d’une problématique de mode.
11Ce que, de son côté Rouget avait – et Schaeffner certainement moins que lui – c’était un goût pour la technique (son et image). A l’époque de sa jeunesse, le recours à l’enregistrement sonore sur le terrain (par gravure directe !) puis l’emploi de magnétophones commodes et performants n’en étaient qu’à leurs balbutiements. Avec l’aide d’André Didier, comme plus tard avec celle de Jean Schwarz, Rouget sut donner à ces enregistrements leurs lettres de noblesse et rendre ainsi aux musiques africaines leur véritable grandeur. John Blacking avait noté cela. Il disait souvent (j’entends encore son delicious accent anglais !) : – « Vous les Français, vous êtes très attentifs au sound recording », (sous-entendu plus que nous, les Britanniques ! Et sans doute plus que les Américains dont chacun connaissait la grande, mais inégale collection Ethnic Folkways).
12De fait, la collection du Musée de l’Homme, créée en 1947 par un très jeune Rouget, avait une sacrée longueur d’avance. Elle offrait à entendre des choses inouïes et faisait découvrir le monde au monde. Sans doute savait-on déjà que la planète était musicale ou – pour mieux dire – « musiquante » ? Mais le plus souvent, de nombreux poncifs tenaient lieu de connaissance. C’est seulement à partir de cette époque qu’on put juger sur pièce : le Département de la musique du Musée de l’Homme était d’ailleurs un vrai lieu de musique : on l’écoutait cette musique, souvent en boucle et à plusieurs, pour la comprendre et l’analyser, parfois on la jouait (nombre des collaborateurs choisis par Rouget étaient des musiciens-praticiens) ; on se permettait d’en souligner la grâce ou la splendeur, ou de faire la grimace lorsqu’elle ne vous plaisait point… et on en parlait lors de séminaires animés.
13Dans le cadre des vertus tenaces de l’objectivité et des droits qui la justifient, le travail dans lequel Rouget se reconnaissait le plus volontiers et auquel il accorda la plus grande importance, c’est une ethnographie de détail, ou du détail, privilégiant avant toute chose l’observation directe et le document sonore et photographique. Cela constituait pour lui la priorité des priorités. Moderne (et nullement post-moderne), Rouget croit aux faits et aux sons qui portent en eux leur évidence – d’où sa très grande attention vis à vis de l’enregistrement dont je parlais plus haut. La forme institutionnelle de ce positionnement idéologique fut la création, en 1968, d’un important programme de recherche centré sur les archives musicales des ethnologues qu’il s’agissait de conserver et de rendre accessibles dans la phonothèque du Musée de l’Homme. De nos jours, cette initiative, à portée historique, se poursuit au Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM), en dehors du Musée, dans des locaux neufs et plutôt jolis, à l’Université de Paris-Nanterre.
14C’est dans cette lignée archivistique que se situent ses principaux ouvrages qui mobilisèrent son attention durant les dernières décennies – Un roi africain et sa musique de cour (1996) et, quelques années plus tard, Chants et danses initiatiques pour le culte des vôdoun au Bénin (2001), puis Afrique musiquante (2014). Il y a là une ethnographie minutieuse mettant au premier plan l’image, le son et leurs descriptions. Une ethnographie peu interprétative, chevillée à l’objet qu’elle appréhende – faite pour durer, pourrait-on dire.
15Auparavant, et dès le début des années 1960, il s’était exercé à des activités très différentes, répondant à la curiosité d’un large public autant qu’aux demandes d’éditeurs importants (La Pléiade, Larousse, Fasquelle) qui voulaient savoir ce qu’était LA musique africaine. Demande à laquelle il s’agissait de répondre en quelques pages ou quelques dizaines de pages. Il est aisé d’imaginer comment une question de cette nature pouvait gêner l’homme prudent qu’il était. Mais ces articles ont été décisifs pour beaucoup. Audacieux parfois et souvent riches d’idées, ils apportaient des informations complètement neuves sur des pratiques mal connues s’exprimant par la danse, le corps en mouvement et l’oralité.
16Le troisième Rouget est le théoricien, héritier du formalisme et du structuralisme fortement implantés en France dès le début des années soixante (Lévi-Strauss fut le Directeur de sa thèse qu’il soutint assez tardivement, en 1980). Phonologue, fin connaisseur de l’école de Prague, grand admirateur de Benveniste et, tout autant, des techniques phonatoires chantées et parlées, on trouve dans sa bibliographie des articles cruciaux. Ainsi son fameux « Transcrire ou décrire » (1970) qui combine d’une façon très novatrice approches phonatoires et observations ethnographiques, où le chanter est envisagé comme une technique du corps – double référence donc : à Jakobson et à Marcel Mauss. Citons antérieurement son article sur le chromatisme africain (1961) mettant définitivement fin aux visées évolutionnistes qui régnaient encore dans notre discipline et qui voyaient les gammes comme des processus historiques liés au contrôle progressif de la consonance (ce que le chromatisme ne fait nullement). Sa très grande considération pour Constantin Brăiloiu, qui fut le grand théoricien que l’on sait, et dont il se fit l’ami lorsqu’il fut accueilli en France après la guerre, s’inscrit dans cette lignée. Elle prit la forme de la publication, préfacée par Rouget, des principaux articles du grand chercheur roumain, sous le titre Problèmes d’ethnomusicologie (Brăiloiu 1973).
- 1 Signalons une réédition très récente (janvier 2017) d’une partie importante du livre : Musique et t (...)
17Le quatrième Rouget est celui de La musique et la transe, selon l’intitulé du livre paru dans la collection blanche de Gallimard en 1980 (2e édit. 1990), Livre fort connu, traduit en plusieurs langues et que, paradoxalement, son auteur était loin de reconnaître comme son meilleur. « Tout le monde aurait pu l’écrire », disait-il parfois. Ce qui est faux, à deux titres au moins. Tout d’abord, un livre de Rouget est un livre de Rouget. Il se caractérise par une élégance et une écriture bien à lui. Ensuite parce que, s’il est vrai qu’il fut réalisé en grande partie à partir de matériaux de deuxième, voire de troisième main (comment en aurait-il pu être autrement lorsqu’il s’agit de traiter de pratiques de transe de la Grèce antique, par exemple), le livre n’aurait pas été ce qu’il fut si son auteur n’avait pas assisté en live à de nombreuses possessions africaines, qui ne manquèrent pas d’attiser sa curiosité et d’orienter son regard pour une approche comparative élargie. Cet ouvrage a pour sous-titre Esquisse d’une théorie générale des relations de la musique et de la possession. Il se présente comme une imposante mise en ordre des actions présentes dans les phénomènes de transe et discute point par point les conceptions que ces actions sous-tendent. En fait, il n’est pas exactement une théorie, mais plutôt une taxinomie raisonnée fondée sur des conceptions et des pratiques diversifiées. Il est le produit d’un mixte habile et raisonné combinant des régimes classificatoires tels qu’on les conçoit (ou concevait) au Muséum d’Histoire naturelle – et donc au Musée de l’Homme – et une problématique structuraliste chérissant les oppositions structurantes1.
18Le cinquième Rouget est celui de l’Institution : d’un homme particulièrement talentueux dans sa façon de régler au quotidien des questions qui relèvent de la quadrature du cercle. Il fallait en effet un sacré esprit de finesse pour répondre aux exigences des deux institutions-mères de son département-laboratoire (le Muséum et le CNRS) : de la persévérance pour maintenir un cap sur la recherche fondamentale sans oublier la prévalence des archives sonores et de la nécessité de leur permanence, à une époque où les techniques évoluaient à toute vitesse. Et comment arrivait-il à faire cohabiter des personnalités aussi différentes que celles qu’il avait autour de lui, tout en faisant en sorte que chacun se sente libre ? Enfin, et plus largement : comment disposer d’un pouvoir sans que celui-ci ne dispose de vous et que les responsabilités qui vous incombent ne vous transforment en odieux mandarin ?
19Un bon général d’armée est celui qui se tient à l’écoute de ses capitaines, affirment les militaires. Mais les capitaines de Rouget étaient aussi ses amis de cœur, même si, de son vivant, ils n’eurent pas trop l’occasion de le lui dire (ça l’aurait fait rougir !). On s’en tiendra donc à une forme de meurtrissure pudique – la seule qui puisse convenir à l’homme qu’il était. Mais au fond de nous, nous savons qu’il n’est pas mort.