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Musiques en filigrane. Un tambour de bois chez les enfants Fodonon de Côte-d’Ivoire, le sukorè

Michel de Lannoy
p. 217-232

Texte intégral

1Sukorè est le nom donné, chez les Sénoufo-Fodonon du nord de la Côte-d’Ivoire, à une auge creusée dans un tronc d’arbre, utilisée pour l’alimentation des porcs, et, tout à la fois, au détournement de cet ustensile, par la main de certains enfants, en un tambour-de-bois à lèvres. Cette pratique instrumentale est conjointement ludique et fonctionnelle, les enfants frappant le sukorè dans le cadre de la surveillance des champs de maïs à laquelle ils sont préposés, installés çà et là sur de petits miradors en rondins, pour en éloigner les animaux prédateurs.

2D’un champ à un autre, plus ou moins éloigné, cet « instrument de musique de substitution » est utilisé comme moyen de salutation et de communication à distance. Mais il est aussi parfois, sous la main de quelques enfants particulièrement experts, dévolu à l’exécution simulée de la plupart des musiques du répertoire des adultes : pour les apprendre par soi-même, pour s’imprégner de leur atmosphère généralement à la fois festive et funéraire, et pour s’approprier une part du capital collectif qu’elles constituent.

  • 1 Autant qu’en 1974 et autant que les savoir-faire agro-pastoraux, la pratique du sukorè est aujourd’ (...)

3Le petit musicien que j’évoquerai ici, du nom de Sana Silué, avait un peu plus de huit ans lorsque je recueillis, en 1974, une part de son art de percussionniste chevronné 1. Durant quelques heures, il se montra capable de reproduire une grande partie du répertoire des différentes formations structurant la vie musicale de son village. Restitution, ou, en d’autres termes, évocation, par imitation, à l’aide de deux grosses baguettes de bois cylindriques frappant sur les rebords du « tambour ». Et par conséquent schématisation, par la force des choses, ces répertoires faisant entendre des instruments aussi divers que des membranophones, des des cordophones, des hochets-sonnailles, des sifflets, des voix d’hommes et de femmes…

4Je me suis interrogé sur les modalités de la schématisation musicale ici mise en œuvre. Sur quels traits porte-t-elle, et selon quelle démarche cognitive et esthétique s’exerce-t-elle ? Et que nous apprend-elle, en retour, de ces musiques servant de référence, soumises à la créativité d’un enfant de huit ans ?

Fig. 1. L’enfant Sana Silué surveillant un champ de maïs.

Fig. 1. L’enfant Sana Silué surveillant un champ de maïs.

Photo Michel de Lannoy, 12.08.1974.

Fig. 2. Points de frappe du sukorè : voix grave, main droite et main gauche.

Fig. 2. Points de frappe du sukorè : voix grave, main droite et main gauche.

Photo MdL, 12.08.1974.

Fig. 3. Points de frappe du sukorè : voix moyenne (m. g.) et aiguë (m. dr.).

Fig. 3. Points de frappe du sukorè : voix moyenne (m. g.) et aiguë (m. dr.).

Photo MdL, 12.08.1974.

Fig. 4. Points de frappe du sukorè : voix grave (m.g.) et aiguë (m. dr.).

Fig. 4. Points de frappe du sukorè : voix grave (m.g.) et aiguë (m. dr.).

Photo MdL, 12.08.1974.

  • 2 Un panorama général des musiques du village où réside l’enfant et des répertoires auxquels il se ré (...)
  • 3 Dans un article fondateur pour notre discipline, Gilbert Rouget (1964) a montré, dans les termes d’ (...)

5Il nous faut, pour ce faire, identifier d’abord ce que les auditeurs avertis entendent spontanément, à travers le sukorè. De prime abord, au fil de chacune des pièces successives de son répertoire, la référence s’impose avec évidence, bien en amont d’une démarche analytique ou d’une transcription, et ceci malgré les moyens très sommaires de l’instrument, confrontés à la diversité des genres musicaux. Telle pièce, par exemple, évoquera l’orchestre bolonyen, avec ses cordes et ses voix ; telle autre restituera les tambours de la société des femmes ; telle autre fera résonner le tambour lango annonçant le décès d’une villageoise2… Pourtant, cette identification est filtrée par les limites de l’instrument, elles-mêmes surexploitées. Les deux baguettes, en effet, ne frappent qu’en alternance, sur l’un ou l’autre des trois points de frappe, et sans avoir recours à des modes de frappe différenciés3. Le tambour ne dispose donc que de trois voix : la voix grave (yakpo kpoo wa, « voix grosse », ou « large »), à la gauche du musicien ; la voix moyenne (yakpo yalla la), face à lui, et la voix aiguë (yakpo tyer lè, « voix petite », ou « qui coupe »), sur sa droite. Ces points de frappe sont situés sur la même « lèvre » du tambour, formant la l’arête opposée de l’ouverture de la bille de bois, celle-ci étant orientée face à l’exécutant.

6Les fréquences de la voix moyenne assimilent celle-ci à la voix aiguë, dont elle partage une partie du spectre, plutôt qu’à la voix grave. Pour décrire sommairement les choses, le spectre de la « voix grave » dessine deux pics d’intensité (de -30 et -18 db) autour des fréquences de 250 et 450 Hz ; celui de la « voix moyenne » comporte trois pics (de -24 db) autour de 450, 750 et 1000 Hz ; celui de la « voix aiguë », enfin, comporte trois pics (de -24 et -30 db) autour de 850, 1000 et 1600 Hz. Ces mesures décrivent une « voix grave » ronde, sonore et homogène, une « voix moyenne » plus sèche, à la percussion plus marquée, et une « voix aiguë » puissante, sans transitoires d’attaque et à résonance brève. Chacun de ces points de frappe peut être utilisé par l’une ou l’autre main, le jeu de l’instrument mettant prioritairement en œuvre une alternance rapide des deux mains sur l’un ou l’autre des points de frappe, eux-mêmes mobilisés alternativement au fil de l’énoncé. Cette technique de jeu, quand elle adopte un tempo rapide, permet notamment les effets de continuité sonore alors recherchés.

Fig. 5. Tambours de femmes du tyeponon

Fig. 5. Tambours de femmes du tyeponon

Photo MdL, 12.08.1974.

Fig. 6 : Une autre forme d’appropriation enfantine : groupe de fillettes s’exerçant au jeu des tambours du tyeponon.

Fig. 6 : Une autre forme d’appropriation enfantine : groupe de fillettes s’exerçant au jeu des tambours du tyeponon.

Photo MdL, 12.08.1974.

7Sa capacité de restitution des répertoires de référence opère selon trois modalités. En premier lieu, la reproduction. Celle-ci s’exerce en priorité au profit du rythme, le plus aisé, sans doute, à prendre en charge. Certains répertoires mettent en avant un petit nombre de figures rythmiques, qui les rendent immédiatement reconnaissables : répétitions du tambour lango, figures ternaires rapides et continues de l’ensemble kpopin, carrure implacable et ponctuation cadentielle de l’ensemble bolonyen. Mais les contrastes entre les trois points de frappe permettent aussi de restituer des contrastes de hauteurs présents dans les musiques de référence, tels qu’on les entend dans l’ensemble des tambours de femmes du tyeponon.

  • 4 Voir ci-dessous la note sur les transcriptions.

8Les deux séquences qui suivent4 font appel toutes deux à trois sons de hauteurs contrastées, bien que ces contrastes soient moins marqués sur le sukorè, instrument de facture plus sommaire, que sur les tambours à peau. Les tempi sont en outre sensiblement différents : 152 à la noire pour le tyeponon en situation, 120 pour l’imitation jouée sur le sukorè. La variété des figures rythmiques est, de même, moindre sur le sukorè que sur les tambours de femmes. La pièce est de bout en bout inscrite dans un cadre métrique invariable, régi par l’alternance constante et régulière des deux baguettes frappant sur l’un ou l’autre des trois tons du tambour. Enfin, et surtout, on retiendra, dans les deux séquences, l’identité d’une figure rythmique intermittente, aisément reconnaissable, et fondée sur un déplacement des accents. A l’évidence, l’imitation porte en priorité sur les figures rythmiques des grands tambours à peau, aux dépens du chant, pourtant prioritaire dans cette musique rituelle en situation (de surcroît réservée strictement aux femmes), et des hochets qui ne font, de fait, qu’en marquer le cadre métrique.

Fig. 7. Brève séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu des tambours de femmes du tyeponon. Cf. documents 1 (pièce de référence) et 2 (sukorè).

Fig. 7. Brève séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu des tambours de femmes du tyeponon. Cf. documents 1 (pièce de référence) et 2 (sukorè).
  • 5 Voir par exemple : les « Jeux d’eau de la Villa d’Este » (Années de pèlerinage, 3) ; les deux derni (...)
  • 6 Voir documents 3 (sukorè), 4 (sukorè, cf. transcription fig. 9), 5 (sukorè, cf. transcription fig.  (...)

9Une deuxième modalité a recours à la transformation. Comment traduire des voix à travers un tambour de bois ? L’instrumentiste s’en montre capable, en mettant en œuvre un ostinato de percussion, par une frappe légère et rapide sur un même point de l’instrument, qui crée, au bout de quelques secondes, un effet de legato, à la manière, toutes proportions gardées, dont Liszt procède en maints passages de son œuvre pour piano5. Ou encore, un même procédé peut évoquer très efficacement les alternances de sons glissés et frappés des hochets-sonnailles, instrument présent dans presque toutes les composantes du répertoire. Peut-être cette évocation ne pourrait-elle s’imposer d’elle-même aux auditeurs que nous sommes avec évidence, mais il suffit qu’elle soit associée à tel ou tel autre instrument pour que l’ensemble soit, à l’instant, rendu pleinement reconnaissable. N’en doutons pas, ce procédé relève déjà d’un choix très sûr, esthétique et analytique, de transposition formelle. Il suppose et atteste la capacité de l’enfant-musicien à sélectionner et à remanier des éléments, en fonction de ses besoins d’évocation, aussi sûrement que par une démarche d’ajustage et de bricolage. En concentrant son évocation sur l’énergie rythmique et la continuité qui se dégagent de l’ensemble kpopin (lequel rassemble deux voix solistes, deux petites timbales et un hochet-sonnailles), l’enfant résout la difficulté d’avoir à évoquer à la fois ces trois références sonores de natures très différentes6.

10La transcription qui suit met en lumière la façon dont ce qui, dans la pièce de référence, fait l’objet de parties conjointes mais relativement autonomes, est traité, par le sukorè, comme un ensemble cohérent de voix intriquées, et, par nécessité, en alternance rapide. Ainsi en est-il de la partie de hochet-sonnailles, qui, dans la pièce de référence, fait entendre un flux continu de figures ternaires sur une même hauteur (fig. 8), et se voit entrecoupée, dans le sukorè, par les frappes sur le ton grave, rappelant avec évidence, mais seulement une mesure sur deux, les frappes intermittentes des petites timbales (fig. 9). Plus généralement, ce sont les déplacements d’accents, eux-aussi dévolus aux timbales dans la version de référence, qui permettent à l’auditeur d’identifier sans hésitation le jeu de cet ensemble, bien que, du point de vue instrumental, dans le sukorè, tous les timbres soient fondus, et que la trame ternaire continue, en référence au hochet, l’emporte sur celle des autres voix (fig. 10).

Fig. 8. Séquence transcrite du jeu de l’orchestre kpopin en situation : rythme ternaire continu de la timbale et des hochets (cf. document 6, entrée en matière).

Fig. 8. Séquence transcrite du jeu de l’orchestre kpopin en situation : rythme ternaire continu de la timbale et des hochets (cf. document 6, entrée en matière).

Fig. 9. Séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu de l’orchestre kpopin (cf. document 4).

Fig. 9. Séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu de l’orchestre kpopin (cf. document 4).

Fig. 10. Séquences rythmiques des timbales de l’orchestre kpopin, en hémioles, à rapprocher de celles reproduites sur le sukorè (cf. document 5).

Fig. 10. Séquences rythmiques des timbales de l’orchestre kpopin, en hémioles, à rapprocher de celles reproduites sur le sukorè (cf. document 5).
  • 7 La figure 11 reproduit une planche de papier kraft, peinte à la gouache, qui rassemble, en effet, n (...)
  • 8 Cette transcription est issue du livret accompagnant le CD sus-cité (p. 29). Pour poursuivre l’anal (...)

11Une troisième modalité, enfin, intéresse en priorité le chercheur, en éclairant les critères de son analyse : le sukorè procède par schématisation. Ainsi certaines composantes formelles ou instrumentales des pièces de référence sont-elles négligées, sur un mode quasi défectif, au profit d’autres, passant au premier plan et investies d’un pouvoir évocateur suffisant. Démarche visuelle que celle-ci, constamment présente dans le dessin et la peinture populaire tels que les pratiquent nombre d’enfants des quartiers péri-urbains et des villages, quel que soit leur niveau de scolarisation, et surtout, faut-il le dire, à l’écart de celle-ci. A la manière de « l’art naïf » (fig. 11)7, où le détail l’emporte sur l’ensemble d’une scène et oriente le lecteur, souvent avec humour, vers une signification explicitement univoque, le répertoire du sukorè procède, lui aussi, par indices minimaux, comme, à titre d’exemple, une figure rythmique ou formelle spécifique. L’imitation des tambours lango en donne l’illustration (fig. 12)8.

Fig. 11. « Funérailles sénoufo », gouache sur papier kraft vert (69 × 96), anonyme, 1981.

Fig. 11. « Funérailles sénoufo », gouache sur papier kraft vert (69 × 96), anonyme, 1981.

Fig. 12. Organisation du jeu des tambours lango, pièce en situation (cf. document 8).

Fig. 12. Organisation du jeu des tambours lango, pièce en situation (cf. document 8).

12La mise en regard de ces deux extraits met en évidence le choix du petit faussaire. Il a bien repéré l’économie de moyens qui caractérise ce couple de tambours, dont chacun fait usage de deux tons. Il n’utilise donc que deux des points de frappe du sukorè, tout en faisant fusionner les deux instruments de référence. Mais encore, il en restitue, outre les répétitions, les carrures et les tuilages, sa forme de signal sonore (celui qui annonce à tous le décès d’une femme). Il en reproduit la démarche hésitante, autre nom de l’improvisation s’appliquant au discours, et surtout les décalages rythmiques, qui jouent avec la frontière entre ternaire et binaire, par les déplacements d’accentuations et par les hémioles qui en résultent (fig. 13).

Fig. 13. Séquences rythmiques des tambours lango exécutées par le sukorè (cf. documents 7 et 8).

Fig. 13. Séquences rythmiques des tambours lango exécutées par le sukorè (cf. documents 7 et 8).

13De même, ce goût pour la schématisation peut porter, en d’autres cas, sur un tempo (par exemple, la reproduction précédemment évoquée du tambour des femmes, tyeponon) ou sur une énergie rythmique (celle de l’ensemble kpopin, décrit précédemment) ; ou encore sur une densité de la texture sonore (comme celle du bolonyen, superposant des voix solistes très ténues au bourdonnement grave et massif d’un ensemble de harpes monocordes : voir encadré ci-après).

14Or, on peut à bon droit émettre l’hypothèse suivant laquelle, au-delà du goût dont ils témoignent, ces indices sont surtout la marque de ce qui, pour l’enfant, est le plus conforme à ce que lui-même perçoit comme la substance de son modèle de référence, son résumé le plus explicite et représentatif.

Fig. 14. Séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu de l’orchestre bolonyen (cf. document 10, extrait du document 9).

Fig. 14. Séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu de l’orchestre bolonyen (cf. document 10, extrait du document 9).

Cette transcription, plus développée que les précédentes, met en évidence, à partir d’une courte séquence (voir document 10) extraite de la pièce complète jouée sur le sukorè (document 9), ce qui, sous les mains du petit Sana Silué, ressortit à un véritable « art de la diminution », à la manière des musiciens de la Renaissance.

  • * Cf. orchestre bolonyen en situation, CD Côte d’Ivoire, veillée funéraire Sénoufo-Fodonon (de Lannoy (...)

La pièce de référence* est inscrite dans une carrure très stricte de périodes de seize battues divisées en quatre groupes de quatre unités.

Le sukorè adopte le même parti, avec une parfaite rigueur de tempo, mais en multipliant les enjambements, aussi bien entre les groupes qu’entre les périodes elles-mêmes. Il semble s’en amuser, de même, comme par jeu, qu’en intercalant, çà et là, des triolets, ou des déplacements d’accentuations qui, autre mode d’enjambement, traversent la distinction entre le ternaire et le binaire, sans que jamais ne s’estompe, cependant, les jalons de la carrure.

La comparaison entre la pièce de référence et cette version du sukorè révèle encore une fois combien l’enfant réussit à s’évader de son modèle, en n’en retenant que les éléments les plus pertinents. On doit renoncer à y entendre une imitation « terme à terme » du répertoire du bolonyen. Les figures les plus emblématiques de ce dernier s’y trouvent plutôt dispersées, à travers l’énoncé, comme des fils de trame de différentes couleurs réapparaissant à travers la chaîne d’un tissu.

Dont voici quelques exemples :

sukorè

bolonyen

Transcription : ligne nº X

Minutage du disque CD

Pièce/Plage 1

Pièce/Plage 5

l. 3

15’; 30’

l. 14

8’30’’

l. 15

17’

l. 18

9’40’’

l. 22

15’50’’

l. 25

11’50’’; 18’30’’

Ces jeux rythmiques sont d’autant plus présents qu’ils n’utilisent que deux tons (et non pas les trois dont dispose l’instrument). Mais le ton médian n’en est pas moins présent, lui aussi, soit pour permettre une alternance rapide des battues créant un effet de continuité sonore, soit comme moyen d’accentuation, à la manière d’appoggiatures, en anacrouses ou sur les frappes elles-mêmes.

On ne peut exclure, non plus, que l’usage de ce ton médian permette d’enrichir la diversité des plans sonores dont fait usage le bolonyen original. A côté du jeu des cordes et de celui des bagues percutant la caisse des instruments (marquant ainsi la première battue de chaque période et le dernier demi-temps de la période qui la précède), l’enfant a pu vouloir, en plus de la segmentation de l’énoncé, en restituer la continuité : celle produite par les hochets-sonnailles (effet de saturation, à la fois rythmique et d’intensité), et celle émanant des voix chevrotées des chanteurs. Très présentes bien que murmurées (du moins dans certaines pièces), leurs voix dessinent une sorte de halo sonore, comme des « fils de larmes », nyanmengele, terme désignant le genre des lamentations funéraires. On surchargerait la transcription, jusqu’à la rendre illisible, si on confiait à celle-ci le soin de restituer à la fois la continuité sonore, la diversité des plans et les innombrables frappes d’ornementation qu’une audition à vitesse réduite, comme « au microscope », permet de repérer.

15Si l’on pose que le travail du chercheur doit viser à exprimer ce que les gens entendent au moins autant que ce que lui-même entend, on comprendra que les schémas musicaux proposés par le petit Sana Silué aient pu être pour son auditeur-ethnologue un cadeau inespéré. Quand ce dernier s’évertuait à décrire le patrimoine musical de ses hôtes en vue de construire son objet, il était à la recherche d’un inévitable compromis, à l’intersection des sons reçus par son oreille et de la langue de celui qui les émettait. Quelle langue ? Hors même la difficulté de la traduction, d’une langue à l’autre, on sait combien les mots sont impuissants à rendre compte de cette autre « langue » qu’est la musique. Le sukorè, ce calque enfantin d’une réalité musicale, entendue, à travers lui, comme en filigrane, pourrait bien être, aujourd’hui comme hier, et ceci s’appliquant sans doute à bien d’autres cultures musicales, le garde-fou le plus efficace pour que les analyses du chercheur ne se réduisent pas à n’être que la projection de ses appartenances culturelles et de ses goûts esthétiques.

Documents sonores

Tambours des femmes en situation, extrait CD cit+®, pl. 2.

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Sukorè, tambours des femmes.

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Sukorè 2a, Orchestre kpopin.

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Sukorè 2b, kpopin (extrait transcrit n1).

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Sukorè 2c, kpopin (extrait transcrit n2).

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Orchestre kpopin en situation, Extrait CD cit+®, pl. 5.

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Sukorè n3, Tambours lango.

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Tambours lango en situation, Extrait CD cit+®, pl. 6.

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Sukorè n4a, Orchestre bolonyen.

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Sukorè n4b, Orchestre bolonyen, extrait transcrit.

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Références des documents sonores

16Toutes les séquences de jeu du sukorè (documents n° 2, 3, 4, 5, 7, 9 et 10) sont exécutées par le petit Sana Silué, habitant du village de Lataha (Côte d’Ivoire, Préfecture de Korhogo), en août 1974. Enregistrements originaux par l’auteur (réf. BM nº 125/1974) sur Nagra III, micro Beyer électrodynamique, numérisés en 2018.

17Les autres documents sont extraits :

  • pour les n° 1, 6 et 8, du CD Côte d’Ivoire, Sénoufo : musique des funérailles fodonon (de Lannoy 1994 [1984]), plages 2, 5 et 6.

  • pour le document faisant l’objet de l’encart, du CD Côte d’Ivoire, veillée funéraire Sénoufo-Fodonon (de Lannoy 1998), plage 6.

18Ces deux publications phonographiques sont abondamment documentées et commentées. Les enregistrements en ont été effectués entre 1974 et 1989. Les documents sont accessibles en ligne sur le site du CREM.

Note sur les transcriptions

19Les transcriptions des séquences musicales jouées au sukorè (fig. 7, 9, 10, 13 et 14) et de la séquence issue d’une pièce de référence (fig. 8) obéissent à quelques principes adoptés uniformément.

  • Les trois lignes de la portée correspondent aux trois points de frappe. Ceux-ci produisent trois sons contrastant par leurs spectres de résonance respectifs autant que par ce que l’oreille identifie, de façon sans doute réductrice, comme des contrastes de hauteurs. Leur transcription sous forme de croix vise à relativiser cette impression inadéquate ;

  • Ces transcriptions ne prétendent pas être paradigmatiques, même lorsqu’elles en ont parfois l’apparence (cf. bolonyen, fig. 14). Il se trouve simplement (cf. le même extrait) que la segmentation rythmique en suites de seize pulsations groupées par quatre est d’une régularité presque parfaite ;

  • Pour la même raison de récurrence de celles-ci, on a souligné, à travers toutes les pièces, la segmentation rythmique par une barrette verticale au-dessus de la portée, en lieu et place des habituelles « barres de mesures » ;

  • Les deux chiffres portés en tête de chaque portée indiquent, pour le premier, un nombre de pulsations soumis à récurrence (ou « mesure ») et, pour le second, le nombre d’occurrences de ces « mesures » sur chaque portée considérée ;

  • Les portées n’ont été numérotées que pour en faciliter le référencement ;

  • Les indications d’accents signalent un contraste d’intensité de frappe ;

  • Les syllabes indiquées dans la fig. 7 l’ont été à l’initiative de l’auteur ;

  • Certaines frappes sont redoublées, par l’effet d’un rebond des baguettes sur le bois de l’instrument. Intentionnel ou involontaire ? en tout cas résultant de la technique gestuelle de l’exécutant. Ces rebonds, entraînant parfois la notation dupliquée des frappes concernées, ont été parfois traitées comme une ornementation, et traduites par le signe de mordant ;

    • 9 Le traitement de texte numérisé des transcriptions musicales (logiciel Finale) a été effectué par N (...)

    Notre hésitation à les noter ainsi résulte de la rapidité d’exécution des énoncés. Celle-ci exigeait, pour leur transcription, que l’on pût en ralentir l’audition, prenant ainsi le risque de noter des frappes devenues pourtant imperceptibles à une audition à vitesse réelle. Dès lors, ces transcriptions répondent à la fois, par l’excès de détail, à une exigence de rigueur phonétique et, par un parti de schématisation, à une mise en évidence de nature phonologique, que le cadre restreint de cet article ne permettait pas de pousser plus avant9.

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Bibliographie

LANNOY Michel de, 1989, Côte d’Ivoire, veillée funéraire Sénoufo-Fodonon, enreg. M. de Lannoy, collection Unesco-IMC (Anthologie des musiques traditionnelles). CD Auvidis/Unesco, D 8203.

LANNOY Michel de, 1994 [1984], Côte d’Ivoire, Sénoufo : musique des funérailles fodonon. CD Le Chant du Monde (CNRS-Musée de l’Homme), CNR 274838.

ROUGET Gilbert, 1964, « Tons de la langue en gun (Dahomey) et tons du tambour », Revue de musicologie 50 : 3-29.

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Notes

1 Autant qu’en 1974 et autant que les savoir-faire agro-pastoraux, la pratique du sukorè est aujourd’hui vivante et répandue, sans que toutefois les praticiens soient d’un égal niveau de compétence. Devenu adulte, Sana Silué avait rejoint l’orchestre du bolonyen, institution dont il fut un acteur important jusqu’à son décès, survenu en février 2018, et que nous venons d’apprendre.

2 Un panorama général des musiques du village où réside l’enfant et des répertoires auxquels il se réfère a fait l’objet de notre disque Côte d’Ivoire, Sénoufo : musique des funérailles fodonon (de Lannoy 1994 [1984]). Cf. en particulier les plages 2, 5, 6 et 8.

3 Dans un article fondateur pour notre discipline, Gilbert Rouget (1964) a montré, dans les termes d’une analyse structurale, comment le jeu des tambours à peau, au Bénin, mettait en œuvre, pour la transposition du langage articulé, un principe de double articulation par un système incluant à la fois les points de frappe et les modes de frappe. Rien de tel, dans le cas qui nous occupe, le système des contrastes se limitant à des contrastes entre les points de frappe. Ce qui ne le réduit pas pour autant à un système de hauteurs, ces contrastes étant de nature spectrale autant que fréquentielle.

4 Voir ci-dessous la note sur les transcriptions.

5 Voir par exemple : les « Jeux d’eau de la Villa d’Este » (Années de pèlerinage, 3) ; les deux dernières des Douze études d’exécution transcendante, « Harmonies du soir » et « Chasse neige » ; la Mephisto-Walz, en son quatrième épisode…

6 Voir documents 3 (sukorè), 4 (sukorè, cf. transcription fig. 9), 5 (sukorè, cf. transcription fig. 10) et 6 (pièce de référence : ensemble kpopin en situation, cf. transcription fig. 8).

7 La figure 11 reproduit une planche de papier kraft, peinte à la gouache, qui rassemble, en effet, nombre des traits de ce mouvement artistique et de cette manière picturale : juxtaposition des personnages (nombreux, isolés, en forme de frise, et représentés de profil, comme immobilisés dans leurs attitudes les plus caractéristiques) ; vivacité des couleurs primaires et des contrastes ; précision des gestes et finesse de certains détails, traités comme des signes (fumée de la pipe du xylophoniste du milieu, mirlitons des résonateurs des xylophones, positions et accessoires des personnages masqués)…

8 Cette transcription est issue du livret accompagnant le CD sus-cité (p. 29). Pour poursuivre l’analyse, cf. p. 28 du même livret

9 Le traitement de texte numérisé des transcriptions musicales (logiciel Finale) a été effectué par Nicolas Huon, Université de Tours. Qu’il en soit ici remercié.

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Note de fin

* Cf. orchestre bolonyen en situation, CD Côte d’Ivoire, veillée funéraire Sénoufo-Fodonon (de Lannoy 1989), plage 6.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. L’enfant Sana Silué surveillant un champ de maïs.
Crédits Photo Michel de Lannoy, 12.08.1974.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 236k
Titre Fig. 2. Points de frappe du sukorè : voix grave, main droite et main gauche.
Crédits Photo MdL, 12.08.1974.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 140k
Titre Fig. 3. Points de frappe du sukorè : voix moyenne (m. g.) et aiguë (m. dr.).
Crédits Photo MdL, 12.08.1974.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 176k
Titre Fig. 4. Points de frappe du sukorè : voix grave (m.g.) et aiguë (m. dr.).
Crédits Photo MdL, 12.08.1974.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-4.jpg
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Titre Fig. 5. Tambours de femmes du tyeponon
Crédits Photo MdL, 12.08.1974.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-5.jpg
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Titre Fig. 6 : Une autre forme d’appropriation enfantine : groupe de fillettes s’exerçant au jeu des tambours du tyeponon.
Crédits Photo MdL, 12.08.1974.
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Titre Fig. 7. Brève séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu des tambours de femmes du tyeponon. Cf. documents 1 (pièce de référence) et 2 (sukorè).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-7.jpg
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Titre Fig. 8. Séquence transcrite du jeu de l’orchestre kpopin en situation : rythme ternaire continu de la timbale et des hochets (cf. document 6, entrée en matière).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-8.jpg
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Titre Fig. 9. Séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu de l’orchestre kpopin (cf. document 4).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-9.jpg
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Titre Fig. 10. Séquences rythmiques des timbales de l’orchestre kpopin, en hémioles, à rapprocher de celles reproduites sur le sukorè (cf. document 5).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-10.jpg
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Titre Fig. 11. « Funérailles sénoufo », gouache sur papier kraft vert (69 × 96), anonyme, 1981.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-11.jpg
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Titre Fig. 12. Organisation du jeu des tambours lango, pièce en situation (cf. document 8).
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Titre Fig. 13. Séquences rythmiques des tambours lango exécutées par le sukorè (cf. documents 7 et 8).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/3005/img-13.jpg
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Titre Fig. 14. Séquence transcrite du sukorè reproduisant le jeu de l’orchestre bolonyen (cf. document 10, extrait du document 9).
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Pour citer cet article

Référence papier

Michel de Lannoy, « Musiques en filigrane. Un tambour de bois chez les enfants Fodonon de Côte-d’Ivoire, le sukorè »Cahiers d’ethnomusicologie, 31 | 2018, 217-232.

Référence électronique

Michel de Lannoy, « Musiques en filigrane. Un tambour de bois chez les enfants Fodonon de Côte-d’Ivoire, le sukorè »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2020, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3005

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Auteur

Michel de Lannoy

Michel de LANNOY est ethnomusicologue, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et de la musique des Sénoufo. Ses travaux ont également porté sur la France de l’ouest et, aujourd’hui, sur l’anthropologie de l’environnement sonore, au sein du Centre culturel de rencontre de l’Abbaye de Noirlac. Maître de conférences à l’Université de Tours, il fut, entre 1984 et 1990, en charge du secteur des musiques traditionnelles au Ministère de la culture, ainsi que Professeur-associé à l’Université de Paris 4-Sorbonne. Il a dirigé l’Equipe doctorale et de recherche Lieux et enjeux des modernités musicales, à l’Université de Tours, de 2000 à 2009. Il fut co-rédacteur, en 1989, à l’Unesco, de la Recommandation sur la sauvegarde des cultures traditionnelles et populaires. Il est chevalier des Arts et des Lettres.

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Droits d’auteur

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