KOUWENHOVEN Frank, 1992, « Redonner vie aux mélodies de la Chine ancienne. Laurence Picken et les secrets de la musiquer médiévale d’Extrême-Orient ». Cahiers de musiques traditionnelles 5 : 217-245.
« Complainte sur un mode ancien ». In memoriam Laurence Picken
Texte intégral
- 1 Sur la vie de Laurence Picken, sur sa démarche musicologique et ses principaux travaux, voir le por (...)
1Scientifique, musicologue et célèbre spécialiste de la musique chinoise ancienne, Laurence Ernest Rowland Picken est mort en Angleterre le 16 mars 2007 à l’âge de nonante-sept ans après une carrière de plus de septante ans au cours de laquelle il s’illustra autant en biologie qu’en musicologie1.
2C’est sur le conseil du sinologue d’origine suisse, Paul Demiéville que j’écrivis à Laurence Picken peu après mon retour de Chine en 1976. Quelques jours plus tard, je reçus une réponse du savant anglais se disant prêt à me recevoir. Je partis donc pour Londres, puis Cambridge, où je fus reçu avec une extrême gentillesse par Laurence Picken dans sa bibliothèque du Jesus College. Cet homme au regard vif, mon aîné de près de quarante ans, m’écouta avec bienveillance avant de me raconter son apprentissage de la cithare à sept cordes, le qin, instrument de prédilection des lettrés chinois. En 1944 il avait rencontré deux maîtres du qin, messieurs Zha Fuxi et Xu Yuanbai, chez le sinologue, diplomate et romancier hollandais, Robert van Gulik. Alors en poste à Chongqing, ce personnage hors du commun avait appris à jouer de cet instrument à Pékin dans les années trente avec Ye Shimeng et il venait de lui consacrer une remarquable monographie. Sur ce, Laurence Picken m’amena dans la pièce adjacente et me montra l’instrument sur lequel il avait commencé son apprentissage. C’était un beau qin moderne construit sous la supervision de Xu Yuanbai, orné d’une calligraphie de la main même de van Gulik. D’autres instruments de musique de toute espèce et de toute provenance se pressaient dans cette pièce. Je remarquai des cithares tubulaires en bambou du Sud-Est asiatique. « Ce sont là les véritables ancêtres du qin », remarqua Picken dont les réflexions organologiques, toujours stimulantes, sont restées gravées dans mon esprit. Cet homme avait décidément l’art de questionner les choses et de s’exprimer clairement. Rien d’étonnant quand on songe à son parcours scientifique.
Fig. 1. Laurence Picken dans sa bibliothèque.

Photo Antoinet Schimmelpennink, Cambridge, 1991 (Chime Archive).
3Né le 16 juillet 1909 dans une famille modeste de Nottingham, il obtient à 19 ans une bourse pour le Trinity College à Cambridge où, parallèlement à des études en sciences naturelles, et sans abandonner sa pratique de l’orgue et de la composition, il apprend le chinois. En 1935 il soutient sa thèse de doctorat sur le mécanisme producteur d’urine chez les invertébrés. Quittant l’Angleterre, il poursuit à l’Ecole de chimie de Genève, et ce jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, des recherches sur la crystallographie et sur les propriétés thermoélastiques du muscle vivant et des polymères à chaîne longue. L’été, il passe ses vacances en Yougoslavie où il étudie les ciliés d’eau douce. C’est de cette époque que datent un cycle de chants et plusieurs pièces pour piano.
4De retour au pays, il est mobilisé et dirige un laboratoire de transfusion sanguine où il améliore les techniques de filtrage et de séchage du plasma sanguin. En raison de ses découvertes, on lui propose de participer à la mission scientifique que Joseph Needham doit conduire en Chine. C’est ainsi que Laurence Picken entendit les amis de van Gulik jouer du qin et, émerveillé par cette musique, décida de s’y mettre lui-même. En 1945, rentré à Cambridge, Picken va enseigner et diriger des recherches à la Faculté de zoologie du Jesus College pendant une vingtaine d’années, publiant sa somme The Organisation of Cells and Other Organisms, avant de changer entièrement de cap et d’entrer, en 1966, au Département d’études orientales de la même Université. Il avait déjà à son acquis une longue liste de publications dans le domaine des musiques orientales dont la plus ancienne remontait à 1953 (Kouwenhoven 1992 : 244-245).
5Parmi les nombreuses contributions de Picken, signalons une imposante monographie sur les instruments de musique populaire de Turquie (1975) et un projet ambitieux auquel son auteur tenait tout particulièrement : Music from the Tang Court, une entreprise menée en collaboration avec ses étudiants visant à reconstituer la musique à la cour des Tang (618-907) telle qu’on peut en trouver la trace au Japon dans les manuscrits du Togaku. Cette recherche donna naissance à un ensemble de sept volumes publiés entre 1981 et 2000 (j’ai le souvenir d’une soirée mémorable où le maître et ses disciples interprétèrent avec un rare entrain, sur un instrumentarium des plus bigarré, ces mélodies qui d’habitude se jouent au Japon à une allure lente et compassée). L’enthousiasme et la curiosité de cet homme, ainsi que sa joie du partage, étaient sans limites. J’ai pu en bénéficier lors de mon bref séjour à Cambridge : alors que nous causions dans sa bibliothèque, Picken sortit soudain un gros roman chinois du XVIIe siècle où se côtoient les dieux et les hommes et se mêlent faits d’armes et passes de magie. Me lisant un chapitre particulièrement obscur, il m’avoua qu’à ses heures perdues il s’amusait à traduire ce vaste roman… Il passa ensuite tout l’après-midi à recopier pour moi sur bandes magnétiques les précieux enregistrements de qin réalisés trente ans plus tôt par Zha Fuxi à la Library of Congress de Washington. C’est lui encore qui me conseilla d’aller voir à Bruxelles son ami Paul Hooreman, un musicologue belge à qui van Gulik avait donné un qin ancien. Hooreman, tout comme l’avait fait Picken, me reçut avec beaucoup de gentillesse et à sa mort, qui survint peu après notre rencontre, me légua son instrument.
6Dans les dernières années de sa vie, Laurence Picken reçut de nombreuses distinctions. Il devint membre de la British Academy dès 1976 et ses travaux furent couronnés en 1995 par le prix Curt Sachs. Cinq ans plus tôt, lors d’un voyage en Chine, il eut la joie d’entendre au Conservatoire de Shanghai une exécution de ses transcriptions de pièces Tang et Song.
Notes
1 Sur la vie de Laurence Picken, sur sa démarche musicologique et ses principaux travaux, voir le portait que lui consacre Frank Kouwenhoven dans le volume 5 des Cahiers de musiques traditionnelles (1992 : 217-245).
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Titre | Fig. 1. Laurence Picken dans sa bibliothèque. |
Crédits | Photo Antoinet Schimmelpennink, Cambridge, 1991 (Chime Archive). |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/298/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 179k |
Pour citer cet article
Référence papier
Georges Goormaghtigh, « « Complainte sur un mode ancien ». In memoriam Laurence Picken », Cahiers d’ethnomusicologie, 20 | 2007, 289-291.
Référence électronique
Georges Goormaghtigh, « « Complainte sur un mode ancien ». In memoriam Laurence Picken », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 20 | 2007, mis en ligne le 16 janvier 2012, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/298
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