La créativité enfantine dans la comptine
Notes de l’auteur
Cet article est extrait d’un ouvrage en préparation : Inventaire des Jeux-Chantés de l’Enfance.
Texte intégral
1Le mot comptine – qui vient du verbe compter – se disait autrefois comptain ou comptage, les enfants la nomment parfois la Plouf. C’est un texte généralement court, toujours rythmé et rimé ou assonancé, souvent récité, plus rarement chanté. La comptine, l’un des genres les plus modestes et – en apparence – les plus insignifiants du répertoire de l’enfance, a pourtant un rôle fondamental dans la socialisation d’un groupe. Elle permet, avant d’organiser un jeu, de régler – par le biais du hasard – les questions de justice et de préséance entre les enfants. Mais cette ordalie n’est pas toujours contraignante car les enfants ont imaginé de pouvoir l’ignorer pour l’esquiver. Si le récitant prévoit que le final d’une comptine va éliminer un enfant-ami qui ne le souhaite pas, il ajoute cette formule : « Mais si le roi et la reine ne le veulent pas, ce ne sera pas toi ! ». Et le « sort » désignera un autre enfant.
- 2 Je reprends cette expression de Louis-Jean Calvet, qui la définit dans son ouvrage Les jeux de la s (...)
2De nombreuses comptines sont le « pain perdu2 » de mots et d’expressions empruntés aux adultes. Dans ces créations, le rythme et les rimes ou les assonances choisis priment sur le sens général.
- 3 Quatre des comptines commentées ici sont parues sur un de mes livres/CD : « Cambronne » (Anthologie (...)
- 4 L’écarté – dont le nom vient de ce que les cartes étaient posées écartées sur la table – répandu au (...)
3Par exemple3, la comptine Am stram gram – si répandue en France – est souvent considérée comme étant farcie de mots sauvages. Or elle est probablement composée d’une série de déformations de mots et d’expressions venant de deux jeux de cartes : l’écarté et la bourre4.
Document 1. Am stram gram
La comptine |
et sa possible signification |
Am stram gram, |
As, roi, dame, |
Pic et pic et colegram, |
Pic et pic et carré d’dames, |
Bourre et bourre et ratatam, |
Bourre et bourre et roi et dame, |
Am stram gram. |
As, roi, dame. |
4Le ratatam du troisième vers peut avoir remplacé « roi et dame » ou être un mot sauvage choisi pour la rime.
5Cet autre exemple de « pain perdu » vient du rapprochement d’une comptine et d’un « cri » de métier. En 1974, j’ai enregistré la comptine Une mine mane mo auprès d’enfants du Val de Marne. En 1978, j’ai noté auprès d’une dame très âgée – Antoinette Maroste qui avait été marchande d’herbes sur les marchés parisiens au début du XXe siècle – plusieurs « cris » de marchand d’herbes dont celui proposé ci-dessous.
La comptine |
Le « cri » de marchand d’herbes |
Une mine mane no, |
Une mine mane mo, |
Une fine fane fo, |
Une fine fane fo, |
Maticaire et matico, |
Matricaire et matrico, |
Cache ta main derrière ton dos ! |
Pour migraine et autres maux. |
6En rapprochant la comptine du cri de métier, il me semble pouvoir affirmer qu’elle en découle. Les deux premières phrases sont identiques dans les deux textes, et la troisième est presque identique. Dans le « cri », si la première phrase ne semble pas être signifiante, les suivantes le sont. L’expression une fine fane signifie « une fine herbe » et le mot matricaire désigne la « petite camomille », dite aussi « camomille allemande », une plante ayant des vertus thérapeutiques.
7Les comptines mentionnant des personnages historiques (Charlemagne, Jeanne d’Arc ou Napoléon) sont nombreuses et sont aussi le « pain perdu » de dires d’adultes, ou de leçons scolaires.
Document 2. Cambronne a dit à Waterloo
Cambronne a dit à Waterloo :
« La garde se meurt, mais n’se rend pas ! »
Et puis un mot, qu’est un gros mot,
Mais celui-là, j’le dirai pas !
Un, deux et trois, ôte-toi de là !
8Les textes, venus plus complètement de l’inventivité enfantine, sont à partager en trois groupes. Les comptages, les textes alliant réel et imaginaire, et ceux permettant une transgression avec la scatologie et la grossièreté.
9La comptine avec « comptage » la plus répandue est certainement « Une oie, deux oies, trois oies, quatre oies, cinq oies, six oies, sept oies (C’est toi !) ».
10Lorsque le texte allie le réel à l’imaginaire, des personnages réels sont présents, mais souvent dans une situation bizarre comme cette « grand-mère enfermée dans une boîte de chicorée » ou ce « P’tit mari qui balaie son écurie avec une botte de radis ». Dans les textes où il s’agit d’animaux, l’imaginaire est encore plus débridé : un petit chat est bleu, un petit cochon est pendu au plafond, un colimaçon est borgne, un coq a pondu un œuf et certaines poules ont une activité surprenante.
Document 3. Demain, c’est dimanche
Demain, c’est dimanche,
Toutes les poules chantent,
A la porte de Paris,
Pour avoir du pain bénit.
Sors d’ici !
11La comptine est le jeu-chanté le plus confidentiel des enfants, celui qu’ils échangent à la récréation loin de l’écoute des adultes. Ils peuvent alors se réjouir de textes scatologiques et grossiers comme ceux de Marie-Charlotte « tombée dans les chiottes », d’un cochon « qui pue et pète » ou d’une vache « qui pisse dans un tonneau ». La comptine ci-dessous – que j’ai entendue dans plusieurs écoles du Val de Marne et enregistrée en 1982 – était utilisée comme comptine, mais parfois aussi, les enfants la braillaient en marchant en groupe à travers la cour d’école.
Document 4. Une vache
- 5 La deuxième phrase est souvent remplacée par : « C’est rigolo et c’est salaud ».
Une vache qui pisse dans un tonneau,
C’est rigolo mais c’est pas beau5.
Et comme la reine et le roi ne le veulent pas,
Ça ne sera pas toi !
12Universelle et fort ancienne, la comptine est certainement une manifestation créative très importante des enfants et l’une des dernières transmissions orales de l’enfance. Aujourd’hui, toujours omniprésente avant les jeux en groupe, on note qu’elle est de plus en plus réduite et essentiellement fonctionnelle : « Un, deux, trois, c’est toi ! » pour une comptine de désignation rapide ou « Une balle en or, Tu sors ! » pour une comptine de désignation par élimination. Il faut aussi remarquer que de plus en plus des logos sont cités : « Adidas », « Carambar » ou « Malabar », comme dans ces deux comptines que j’ai enregistrées dans l’Yonne en 2017.
Adidas, |
Carambar (ou Malabar) |
A dit tu t’casses |
A dit : Tu t’barres, |
Au bout de trois, |
Au bout de trois, |
Un, deux, trois ! |
Un, deux, trois ! |
13Quelques semaines après avoir noté la comptine « Carambar » auprès de fillettes de CM1 (9/10 ans), j’ai noté deux variantes récitées par des enfants plus jeunes, de CE1 (7/8 ans).
Carambar |
Carambar |
A dit : Tu t’beurre, |
A dit : la barre, |
Au bout de trois, |
Au bout de trois, |
Un, deux, trois ! |
Un, deux, trois ! |
14Le manque de sens de ces variations n’a pas empêché leur utilisation, et la comptine déformée est passée dans d’autres cours de récréation.
Notes
2 Je reprends cette expression de Louis-Jean Calvet, qui la définit dans son ouvrage Les jeux de la société (1978 : 40) : « Roger Caillois (Les jeux et les hommes) notait avec un certain agacement la tendance dominante chez les analystes du jeu à le considérer comme utilisation des restes, pain perdu de la société en quelque sorte, cette thèse se ramenant pour lui à la proposition : « Tout déchoit dans le jeu ». Ainsi les antiquités (arc, fronde…) deviennent-elles jouets […]. Détectant chez Johan Huizinga (Homo lunes) la thèse inverse (tout vient du jeu), Caillois se propose de résoudre l’antinomie entre ces deux analyses : « l’esprit du jeu est essentiel à la culture, mais jeux et jouets, au cours de l’histoire, sont bien les résidus de celle-ci » […] Si le jeu fonctionne comme pain perdu de la société, gâteau du pauvre consistant à accommoder les restes, il est en même temps initiation à la société. […] Jeu et société ne s’opposent pas plus qu’œuf et poule. »
3 Quatre des comptines commentées ici sont parues sur un de mes livres/CD : « Cambronne » (Anthologie thématique de la chanson d’enfants ; Histoire de France Courlay : Fuzeau, 2010, collection « Trésors d’enfance ») ; « Demain, c’est dimanche » et « Une vache… » (Anthologie thématique de la chanson d’enfants ; Les Animaux, Courlay, Fuzeau, 2003, collection « Trésors d’enfance ») ; « Une mine mane mo » (Trésors du Langage ; Dire, lire, écrire, Lyon, Lugdivine, 2015). Je remercie les éditions Lugdivine pour la mise à disposition de l’extrait sonore et textuel.
4 L’écarté – dont le nom vient de ce que les cartes étaient posées écartées sur la table – répandu au XIXe siècle, se jouait à deux. La bourre – « bourrer » signifie poser des jetons ou de l’argent sur la table du jeu – d’origine occitane, se jouait de trois à six.
5 La deuxième phrase est souvent remplacée par : « C’est rigolo et c’est salaud ».
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Anne-Marie Grosser, « La créativité enfantine dans la comptine », Cahiers d’ethnomusicologie, 31 | 2018, 209-212.
Référence électronique
Anne-Marie Grosser, « La créativité enfantine dans la comptine », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2020, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2977
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