La danse sabar, une expression de l’identité féminine chez les Wolof du Sénégal
Résumé
Sabar est un terme générique qui désigne à la fois la circonstance organisée par les femmes, l’ensemble des tambours qui servent à l’animer et l’un des rythmes qui y sont joués. Plusieurs aspects anthropologiques et musicaux ont été pris en compte. Dans un premier temps, l’auteur a cherché à dégager, du point de vue anthropologique, les éléments essentiels de la société wolof et les changements sociaux qui ont eu une forte incidence sur la musique et la fonction de la femme dans les circonstances musicales. Dans un deuxième temps, elle s’est attachée à analyser les aspects liés à l’organologie, à la description du mouvement et enfin à l’apprentissage de l’instrument et de la danse.
Plan
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1En avril 2003, dans le cadre des actions pédagogiques de la Cité de la musique de Paris, je me suis rendue à Dakar, au Sénégal pour procéder à l’achat de vingt-trois tambours sabar, spécifiques à la population wolof. Souvent associées à la danse, ces instruments sont omniprésents dans les circonstances de réjouissance. J’ai ainsi pu mener des enquêtes de terrain et réaliser des enregistrements musicaux.
2Dans le cadre de mes recherches de doctorat, j’ai constaté que les femmes wolof détenaient incontestablement le patrimoine vocal, que la danse y soit associée ou non. Je me suis donc posé la question de savoir comment se passait l’organisation d’un événement dansé où le chant est totalement absent et, dans un tel cas, j’ai cherché à savoir quel était le rôle des femmes. C’est ainsi que j’ai pu filmer cet événement et aussi enregistrer en multipistes les rythmes qui l’accompagnent.
- 1 Depuis le XVe siècle, plusieurs voyageurs se sont aventurés à la découverte du Sénégal. Les Wolofs (...)
3Chez les Wolofs 1 du Sénégal, dès qu’il est question de faire un sabar, une véritable « machine sociale » se met en place. Il s’agit d’un grand événement festif, organisé par les femmes, qui implique de nombreuses personnes, tous âges et toutes classes sociales confondus. Bien que la ville en soit le lieu privilégié, le sabar est aussi présent en milieu rural. Cette circonstance associe la musique instrumentale à la danse. Je m’efforcerai de la décrire d’un point de vue social et organologique. Mon analyse portera également sur la relation entre la musique et la danse.
Les Wolofs
- 2 L’hypothèse historique la plus crédible nous dit que la naissance de la langue et du peuple wolofs (...)
4Les Wolofs sont aujourd’hui établis au Sénégal, en Gambie et en Mauritanie. On ne dispose pas d’une grande quantité de documentation écrite et sonore consacrée à l’étude de cette population. Au Sénégal, les Wolofs représentent 40 % des Sénégalais et 80 % de la population parle couramment la langue wolof qui, déjà à l’époque coloniale, servait à entretenir les échanges commerciaux entre les Européens et les autres peuples d’Afrique. Les origines de cette langue restent à ce jour incertaines. Au fil des années, plusieurs théories ont été développées 2.
5Autrefois, les Wolofs se divisaient en trois principaux groupes socio-professionnels endogames : les geer, les ñeeño et les jaam. Les geer ou hommes libres constituaient une catégorie élevée, non ouvrière. Avec la monarchie, elle était divisée en deux branches : les nobles et les roturiers, parmi lesquels se trouvaient les paysans baadolo, souvent cultivateurs de céréales ou d’arachides. Les ñeeño se subdivisaient en deux sous-groupes. D’une part, les jeff-lekk organisés selon le métier exercé : les tegg (forgerons-bijoutiers), les uude (coordonniers), les rabb et les maabo (tisserands), les lawbe (boisseliers). D’autre part, les sabb-lekk qui comprenaient les gewel (chanteurs et musiciens professionnels), connus plus communément sous le nom de griots, et les ñoole ou courtisans et serviteurs. Les gewel, aujourd’hui comme hier, jouent un rôle très important dans les cérémonies wolof. Ils participent à la vie de la communauté et leur musique accompagne les grandes circonstances de la vie : naissance, initiation féminine et masculine, mariage… Enfin, les jaam sont les esclaves de guerre et leurs descendants.
6La quasi-totalité de la population sénégalaise adhère à l’islam. Le processus d’islamisation par la confrérie berbère des Almoravides a débuté au Sénégal autour du XIe siècle. L’islam sénégalais est organisé en confréries dirigées par des chefs, qu’on appelle marabouts. Les plus connues sont les Qadiriyya, Tijaniyya, Layennes et Muridiyya, les deux dernières étant typiquement sénégalaises. Le Mouridisme – de mourid, « aspirant » – est largement suivi par la population wolof.
7Avant d’adhérer à l’islam, les Wolofs avaient d’autres pratiques religieuses qui, à ce jour, sont encore en vigueur. Le syncrétisme entre ces deux pratiques est d’ailleurs présent dans les rituels (accompagnés ou non de musique) et dans la vie de tous les jours.
Le panorama musical
8La musique et la danse ont une forte valeur sociale ; elles accompagnent tous les événements qui rassemblent la communauté. Chez les Wolofs, ce sont les femmes qui détiennent la plus grande partie du patrimoine musical. Elles participent aux différentes étapes de la vie – la dation du nom, la scarification des filles, le mariage… – en tant que chanteuses, instrumentistes ou danseuses. Cependant, le rôle des femmes ne se cantonne pas aux seuls rituels : elles chantent et jouent quotidiennement des instruments pendant les travaux ménagers et champêtres, pour bercer leurs enfants et pour se divertir.
9L’homme, de son côté, prend part aux événements féminins en tant que spectateur ou instrumentiste. Il participe aussi à des événements sociaux qui lui sont propres, tels que la circoncision ou certains temps forts de célébrations religieuses. D’autres pratiques tombent en désuétude, voire disparaissent complètement, comme celle liées à la guerre ou à la royauté.
Description du sabar
10Comme c’est le cas pour de nombreuses populations d’Afrique, les Wolofs n’ont pas de terme générique pour désigner la musique ; ils distinguent néanmoins chaque activité musicale, comme jouer du luth (damay xalam) ou frapper le tambour (tëgg ndënd). Par contre, il existe un terme pour désigner la danse (fécc).
11Le point de départ de mon analyse est un événement dansé nommé sabar, qui est accompagné exclusivement par des membranophones. Sabar est un terme générique qui désigne à la fois la circonstance, l’ensemble des tambours qui servent à l’animer et l’un des rythmes qui y sont joués. Si l’événement se déroule de jour, après la prière de l’après-midi (timis), il s’appelle sabar ; s’il a lieu le soir, il se nomme tànnëbéer.
- 3 1652 ; du nom de banquier italien Tonti, inventeur de ce système. En Afrique, association de perso (...)
12Comme je l’ai signalé plus haut, l’organisation du sabar incombe aux femmes. Il s’agit d’une circonstance de divertissement qui peut être organisée à tout moment et qui dure entre trois et quatre heures. Afin d’en assumer les frais, les femmes se cotisent selon le système des tontines 3, en épargnant de l’argent qui sera utilisé, en cas de besoin, par un des membres du groupe pour organiser des événements.
13A tour de rôle, chaque femme organise le sabar ou le tànnëbéer, ce qui demande beaucoup de temps et d’énergie. Ces événements se déroulent à l’extérieur et il convient d’en choisir le lieu le plus adapté, une grande cour ou plus généralement une rue, dont l’on bloque l’accès à la circulation le jour venu. La femme se charge de contacter les musiciens et de négocier leur participation. Elle devra également leur préparer un repas et louer les chaises pour l’assistance. Quand l’événement a lieu la nuit, ce qui nécessite beaucoup de lumière, elle négociera, contre rémunération, l’autorisation de se brancher sur l’électricité des maisons voisines.
14L’image ci-contre montre comment est organisé et délimité l’espace destiné aux danseuses, aux musiciens et au public :
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L’espace utilisé par les danseuses est délimité par les chaises disposées en cercle. Le champ d’action de la danseuse – représenté par les flèches – est très vaste.
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Les tambours ferment le cercle constitué par les chaises. Certains percussionnistes jouent debout – ceux qui ont les tambours les plus légers – tandis que d’autres sont assis.
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Le public occupe les chaises ; mais, celles-ci étant généralement en nombre insuffisant, de nombreuses personnes se tiennent debout à l’arrière et aussi derrière les percussionnistes. Le public est composé de femmes, d’hommes et d’enfants de tous âges et de toutes classes sociales. Par ses cris et ses applaudissements, l’assistance encourage les danseuses et les félicite pour leur performance.
Les tambours et les musiciens
- 4 Dimb : bois typique de la région de la Casamance, située au sud du Sénégal. Ce bois n’a pas de nom (...)
15L’ensemble des tambours utilisés pour animer cet événement est appelé sabar. Il se compose de cinq tambours en bois de dimb 4 de forme conique, mais de tailles différentes.
16La fabrication d’un tambour comporte plusieurs étapes : le lawbe, qui fait partie de la classe sociale des ñeeño, doit écorcer, creuser et donner la forme au fût. Ensuite, le gewel, qui appartient lui aussi à la classe des ñeeño, se charge de faire percer le corps de l’instrument par un menuisier, puis procède à la fixation et à la tension de la peau de chèvre.
17A l’occasion du sabar ou du tànnëbéer, cet ensemble est multiplié par deux, par trois ou par quatre, et peut compter jusqu’à vingt tambours ayant chacun une fonction rythmique spécifique au sein du groupe.
- 5 Doudou Ndiaye Rose, musicien professionnel, spécialiste des tambours sabar et très connu sur le pl (...)
18Traditionnellement, le ndeer est le tambour solo. Cependant, le percussionniste professionnel (gewel en wolof) Doudou Ndiaye Rose 5 a conçu, vers le milieu du XXe siècle, le gorong mbabas, tambour de plus petite taille ayant la même fonction. Les autres tambours assurent l’accompagnement. Parmi ceux-ci, le tambour mbëng mbëng est celui qui produit le rythme le plus stable. Il sert donc de référence rythmique à l’ensemble des musiciens. Cet instrument se joue en alternance avec la main et une baguette très souple nommée galan. Chaque frappe a un nom qui renvoie à un son particulier (par exemple : kin, bax, tak). Les différents rythmes sont appris et mémorisés en imitant les frappes par onomatopées.
- 6 Voici ce que écrit A. Merriam à ce propos: « Perhaps the simplest and most undifferentiated form o (...)
19La formation d’un gewel se fait oralement, le savoir étant transmis d’une génération à l’autre. Chez les Wolofs, c’est le père ou l’oncle paternel qui en est responsable. Souvent même, les aînés sont amenés à corriger leurs cadets. Dès que quelqu’un a acquis une expérience reconnue, il est alors autorisé à améliorer le jeu des plus jeunes. L’enfant fait ses premiers pas en frappant un tambour qu’il a fabriqué lui-même, le tama. Ce dernier est souvent constitué d’une boîte de conserve et d’un sac en plastique en guise de peau ; c’est ainsi qu’il commence à travailler ses premiers rythmes et à satisfaire en même temps ses désirs ludiques 6.
20Les connaissances de l’apprenti musicien peuvent être validées, soit lors des répétitions, soit lors de l’échauffement des musiciens au cours des manifestations musicales.
21Le jour de l’événement, un chef d’orchestre – traditionnellement celui qui a le plus d’expérience – guide toujours le groupe à l’aide d’une gestuelle ou en énonçant en même temps différents rythmes. En principe, tous les musiciens doivent savoir jouer des différents tambours. Cependant, le chef confie à chaque musicien le tambour dont il maîtrise le mieux le jeu. Les musiciens se relaient deux ou trois fois au cours de la séance pour pouvoir récupérer. Des étapes et des règles sociales précises sont à respecter :
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L’échauffement avec l’instrument. Les enfants peuvent s’associer aux musiciens pour jouer et ainsi améliorer leur technique de jeu.
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Taggu mbaar : le chef du groupe récite des formules coraniques pour se protéger du mauvais œil ; il demande également aux esprits l’autorisation de jouer et porte des grigris qui le préserveront tout au long de l’événement.
- 7 Les noms des rythmes : xardin, mbabas, coumba lawbé gassa, yaba, gnari gorong sont intraduisibles.
22Du point de vue musical, il y a un ordre de succession des rythmes 7 :
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Bak (phrase) : rythmes d’appel. Il s’agit de rythmes récents, créés par Doudou Ndiaye Rose, qui convient les gens à la fête.
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Xardin.
23Les rythmes bak et xardin ne peuvent pas être dansés, tandis que ceux qui suivent ouvrent officiellement la danse :
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Farudjar (celui qui est aimé des femmes).
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Ceeb u jén (riz au poisson, qui est d’ailleurs le plat national sénégalais).
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Sabar (rythme qui donne le nom à la séance).
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Kaolack (ville du Sénégal).
24Ces quatre rythmes sont suivis d’une pause. Le chef tambourinaire en profite pour repérer les geer (nobles) qui assistent au sabar. Plus tard, il pourra ainsi leur demander de l’argent. Une fois la pause terminée, les musiciens reprennent le jeu et exécutent les rythmes suivants :
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Mbabas.
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Coumba lawbé gassa.
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Yaba.
25Parfois, le tambour à tension variable tama peut intégrer le groupe des tambours. Il y a des rythmes spécifiques qu’il peut jouer :
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Mbabas.
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Coumba lawbe gassa.
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Gnari gorong.
26Parmi ces rythmes, certains comme le ceeb u jén, plus rapides, sont plus appropriés aux jeunes danseuses, tandis que d’autres plus lents, tels que le yaba, sont plus spécifiques aux femmes plus âgées. Le chef tambourinaire décide d’insister sur un rythme plutôt que sur un autre, guidé par sa perception du public, mais surtout par la mode du moment. L’informateur et percussionniste Moustapha Ndiaye affirme que certains rythmes datent d’une époque très ancienne, mais que d’autres, comme coumba lawbe gassa, sont récents et souvent intégrés dans la musique moderne appelée mballax.
La danse
- 8 C’est à partir des œuvres génériques comme celle de H Zemp sur les danses du monde (1998), l’étude (...)
27A l’instar de la musique wolof, la danse n’a pas, elle non plus, été particulièrement analysée 8. Chez les Wolofs, le patrimoine vocal et la danse sont les domaines quasi exclusifs des femmes. Sur le terrain, dans le cadre de mes recherches, j’ai pu recenser une dizaine de danses. Actuellement, elles ne sont plus pratiquées à cause de la disparition des circonstances qui leur sont associées. En revanche, la danse sabar ou tànnëbéer continue à vivre grâce à l’apport constant de nouveaux rythmes qui s’intègrent à la tradition. Il s’agit d’une danse plutôt « aérienne » qui, par ses sauts, se développe vers le haut plutôt que dans un rapport au sol.
28Selon Moustapha Ndiaye, la danse s’articule en trois étapes communes à chaque rythme : la préparation, la montée et la descente. Contrairement à beaucoup de danses d’Afrique, le sabar est exécuté surtout en solo. Cependant, il peut arriver que deux, trois ou quatre femmes se réunissent et dansent ensemble. Cette performance demande une grande force et beaucoup d’énergie physique, c’est pour cela que sa durée varie entre dix et trente secondes.
29L’introduction à toutes les danses est la même car, avant de sauter, les danseuses passent par une phase préparatoire qui leur permet « d’entrer dans le rythme » (c’est ainsi qu’elles la décrivent). Cela consiste à agiter le buste et, en même temps, à opérer un déplacement latéral de gauche à droite et vice-versa, jambes écartées, puis jambes jointes. Le poids du corps est ainsi transféré alternativement d’une jambe à l’autre.
30La danse sabar se développe exclusivement sur place et n’exploite pas l’espace périphérique. Elle est centrée sur le saut ou tep (ce qui correspond à la montée pour Moustapha Ndiaye). Chaque danse a ses propres pas, mais le saut reste l’élément commun à tous les rythmes. Deux types de sauts existent : celui avec jambes fléchies (figs 4 et 5) et celui avec la jambe tendue (fig. 6).
- 9 Voici ce qui affirme l’ethnomusicologue Doris Green, professeur de Labanotation, sur l’analyse des (...)
31L’impulsion vers le haut n’est pas d’une ampleur excessive. Le saut n’exploite pas la verticalité de l’élan ; il s’agit donc d’un saut retenu qu’on pourrait définir comme mi-aérien 9. Généralement les talons de la danseuse effleurent le sol, sauf dans la réception où le pied se pose à plat. Les parties du corps en appui semi-fixe sont la cage thoracique et la tête, qui soutiennent les bras et les jambes, beaucoup plus mobiles. Etant en léger décalage antérieur par rapport à la ligne gravitaire (ligne imaginaire dessinée par le fil à plomb), la posture de départ favorise une liberté des lombaires et, par conséquent, permet aux membres supérieurs et inférieurs de bouger en toute liberté sans perdre l’équilibre (fig. 7).
- 10 Kinesphère : terme crée par Laban pour distinguer « l’espace proche » ou zone spatiale entourant i (...)
32Les moteurs du mouvement – genoux et coudes – sont à moitié pliés, et la kinesphère 10 de la danseuse est ainsi réduite ; mais, lors du saut, un bras reste toujours plié tandis que l’autre tend vers le haut pour accompagner l’impulsion (fig. 8).
33L’artisan qui creuse le fût du tambour (fig. 10) et le musicien (fig. 11) semblent assumer la même posture que la danseuse (fig. 9) avec les jambes légèrement écartées. Toutefois, les deux premiers cherchent l’énergie à partir du sol pour pouvoir frapper sur le bois ou sur le tambour, tandis que la danseuse opte pour un rapport à l’espace (talons décollés) afin d’exécuter le saut.
34Le regard de la danseuse est toujours orienté vers le haut. La danseuse baisse son regard lorsqu’elle s’adresse au chef tambour pour lui communiquer ce qu’elle désire danser et, plus particulièrement, les changements du tempo de la danse et la sortie du champ. En effet, le tempo n’est jamais constant : si la danseuse est jeune et expérimentée le musicien peut exécuter des accelerando, tandis que si elle manque d’expérience ou si elle est simplement plus âgée, l’exécution sera plus contenue.
35Lorsque Moustapha Ndiaye parle de « pas de sortie », cela signifie qu’il y a différentes façons de quitter l’espace destiné à la danse. Il s’agit de plusieurs pas, exécutés seulement à ce moment précis de la danse. Le percussionniste frappe des coups que la danseuse reproduit à l’unisson en frappant le sol de ses pieds. Toute l’assistance comprend alors que la danseuse abandonne l’espace de danse pour regagner sa place. Elle peut aussi décider de quitter l’espace sans exécuter les « pas de sortie ».
36Entre le chef tambour et la danseuse, se crée une forte complicité, qui pourrait cependant être aussi interprétée comme un défi entre homme et femme ou entre danse et musique. Dans ce type de relation sans parole, c’est la femme qui mène le jeu, non seulement à travers son corps mais aussi avec son regard, et l’homme la suit.
37Au cours de mes enquêtes, le chef tambourinaire Moustapha Ndiaye m’a dit que les nouvelles générations de percussionnistes avaient tendance à jouer les rythmes tellement vite que certains pas ne pouvaient plus être dansés et que, par conséquent, ils disparaissaient peu à peu du répertoire.
38L’apparence est aussi très importante, et la relation au spectaculaire est certainement très forte. Les filles portent des tenues très colorées et très amples, qui ont un impact visuel très fort. N’oublions pas qu’au Sénégal, les femmes portent sous leur boubou des pagnes (beeco) très courts et provocants. Si la danse est exécutée par une gewel, sa tenue, qui s’appelle anango, est constituée d’un pagne, d’un foulard noué autour de la taille et d’un haut très court. Ce type de tenue est différent pour les filles des autres classes sociales qui portent le bax. Il s’agit d’un boubou qui épouse moins les formes féminines.
39Sur le terrain, je me suis posé la question de savoir comment la danseuse était formée, comment elle percevait la musique et enfin ce que les percussionnistes et la danseuse avaient en commun. En fait, le seul aspect qui, traditionnellement, rapproche la musique de la chorégraphie est le fait qu’elles évoluent toutes deux dans l’univers des gewel.
40Tout d’abord, la formation de la danseuse ne se fait pas comme pour le musicien. Il n’y a pas de séances consacrées à l’apprentissage. Pour la débutante, le seul moyen d’apprendre la danse sera, dans un premier temps, d’observer les danseuses lors des événements, qui seront également la seule possibilité de pratiquer et de s’améliorer dans le temps. D’autre part sa perception des rythmes n’est pas aussi précise que celle du percussionniste. En effet, celui-ci récite à la perfection chaque phrase rythmique, chaque frappe ayant son propre nom. De son côté, la danseuse chantonne le rythme, sa perception est beaucoup plus large que celle du musicien. Si on pouvait faire une comparaison, on dirait que les rythmes perçus par la danseuse se traduisent par une mélodie chantonnée sans paroles. Dans tous les cas, tout le monde ou presque reconnaîtra et identifiera la mélodie.
Réflexion finale
41Toute danse est riche en codes et en règles implicites, qui donnent du sens à la performance. Dans chaque culture, toute performance est influencée par deux aspects : les éléments externes à la danseuse, que le spécialiste de l’analyse du mouvement Hubert Godard appelle « contenants », tels que la société, les costumes… et les éléments internes à la danseuse, les « contenus », comme le geste et sa perception. Voici ce qu’il affirme à ce sujet : « La danse est le lien par excellence qui donne à voir les tourbillons où s’affrontent ces forces de l’évolution culturelle, qui tend à produire et, en même temps, à contrôler ou même à censurer les nouvelles attitudes de l’expression de soi et de l’impression d’autrui. Ainsi, le geste et sa captation visuelle fonctionnent sur des phénomènes d’une infinie variété qui interdisent tout espoir de reproduction à l’identique » (Godard 1995 : 224).
42Dans la danse sabar, les mondes masculin et féminin sont à la fois opposés et complémentaires. Les hommes jouent et les femmes dansent. Ce type de relation reflète la structure de cette société. Ces deux univers sont complètement séparés : les hommes n’ont pas les mêmes tâches que les femmes. Il est même rare de les voir se côtoyer. En outre, s’agissant d’une société islamique, la façon de danser des femmes ne reflète guère le type d’attitude qu’elles doivent assumer socialement.
43Jadis, lorsque les femmes dansaient, elles portaient des pagnes moins provocants qui montraient peu leurs formes. Aujourd’hui, en dessous des leurs pagnes très amples, elles en portent de plus petits appelés beeco, souvent en tissu maillé, qui ne laissent en réalité que peu de place à l’imagination du public masculin. On pourrait supposer cette façon de danser comme une réponse des femmes à un monde masculin plein d’interdits. Pendant le sabar, les femmes peuvent s’exprimer à travers la danse sans prendre le risque d’être jugées. On pourrait aussi comparer cet événement à une autre circonstance wolof, spécifique aux femmes, qui s’appelle xaxar, et qui a lieu lorsque les épouses secondaires rejoignent le domicile conjugal. A cette occasion, les épouses accueillant la co-épouse dénoncent à travers leurs chants le système de la polygamie. Ce type d’attitude est admis, alors que, dans la vie de tous les jours, il est impensable de voir une femme s’opposer ouvertement à ce système social et religieux.
44En outre, avec le temps, certains changements sont intervenus sur le plan social et musical. En effet, l’homme est également impliqué dans cette circonstance musicale, non seulement comme percussionniste, mais aussi comme danseur. Il n’est pas rare de voir des hommes se joindre à la danse vers la fin d’une séance de sabar.
45De nos jours, même les personnes qui n’appartiennent pas au groupe des ñeeño, les gewel, peuvent s’initier à la musique et à la danse. Autrefois, il était interdit à un noble de jouer de la musique ou de la danser. A la fin du XXe siècle, le percussionniste professionnel Doudou Ndiaye Rose a aussi eu l’audace de former un groupe de femmes qui jouent de ces tambours.
46Tous ces éléments reflètent un changement profond de la société actuelle touchant à la structure et à l’organisation sociale autant qu’à la relation homme/femme. Du point de vue de l’analyse musicale, l’étape à venir sera d’examiner la relation entre la musique et la danse et de comprendre s’il existe un tambour sur lequel la danseuse se base. Disposant d’enregistrements multipistes, je serai en mesure de faire danser plusieurs femmes sur chaque partie rythmique qui compose le rythme afin de les filmer. Cela devrait me permettre, d’une part, de déterminer si les danseuses se basent sur un tambour spécifique ou si elles perçoivent la globalité du rythme et, d’autre part, de recenser tous les différents pas.
Je tiens à remercier Christine Roquet et Jean-Michel Beaudet pour les indications qu’ils m’ont données et de m’avoir fait découvrir l’univers de la danse. Je remercie également le percussionniste Moustapha Ndiaye, ma source d’information. Je suis reconnaissante aux personnes qui se reconnaîtront parmi l’équipe pédagogique de la Cité de la musique, ainsi qu’à Frédérique Darros pour sa disponibilité.
47#Notes Romains#
48La langue wolof appartient à la vaste famille linguistique nigéro-congolaise dans laquelle se situe la branche nord des langues dites d’ouest-atlantique (Sauvageot 1981 : 33).
Notes
1 Depuis le XVe siècle, plusieurs voyageurs se sont aventurés à la découverte du Sénégal. Les Wolofs sont mentionnés pour la première fois par le vénitien Ca da Mosto dans ses Relations des voyages à la Côte occidentale d’Afrique, 1445-1457 (Diop 1981 : 5), mais ce fut l’Abbé David Boilat qui établit, au cours de la première moitié du XIXe siècle, les premières descriptions des mœurs et de l’histoire du peuple wolof. Les documents, tant d’ethnologie – parmi lesquels ceux de V. Verneuil (1948), D.P. Gamble (1957), G. Balandier (1965), A. Samb (1975) et A. Bara Diop (1981,1985) – que de linguistique, sont beaucoup plus nombreux que ceux d’ethnomusicologie : T. Nikiprowetzky (1962) et Coolen (1983). Une partie du matériel sonore enregistré au début des années 1950 par D. Ames et G. Rouget est archivé au Musée de l’Homme ; l’IRD (Institut pour la recherche et le développement) détient une partie des Archives culturelles nationales du Sénégal (vidéos, bandes sonores, photos, objets…) recueillies par H. Pepper dans les années 1970.
2 L’hypothèse historique la plus crédible nous dit que la naissance de la langue et du peuple wolofs sont le résultat d’un brassage ethnique entre les populations Mandingues, Soose et Sereer (A. Bara-Diop 1981). Selon Amadou Wade, l’un des meilleurs détenteurs de la tradition orale wolof, « la formation de la langue et de l’ethnie wolof ne remonterait qu’à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle » (Diop 1981 : 17).
Selon J.-L. Diouf et Marina Yaguello, linguistes : « Le wolof, comme beaucoup de langues africaines, est une langue à classes nominales. Ces classes […] jouent un rôle comparable à celui des genres grammaticaux dans les langues indo-européennes. « Il y a six langues nationales : le wolof, le sérère, le poular, le mandingue, le soninké et le diola […] Au demeurant, le français reste la langue officielle » (1991).
3 1652 ; du nom de banquier italien Tonti, inventeur de ce système. En Afrique, association de personnes versant régulièrement de l’argent à une caisse commune dont le montant est remis à tour de rôle à chaque membre (Le petit Robert 2003).
4 Dimb : bois typique de la région de la Casamance, située au sud du Sénégal. Ce bois n’a pas de nom correspondant en langue française.
5 Doudou Ndiaye Rose, musicien professionnel, spécialiste des tambours sabar et très connu sur le plan international.
6 Voici ce que écrit A. Merriam à ce propos: « Perhaps the simplest and most undifferentiated form of music learning occurs through imitation, which tends to be limited to early learning, though this is not always the case » (1964:146), ou encore « There is, then, considerable evidence to indicate that children begin their musical training, and that in some cultures adults continue to expand their musical knowledge, through imitation. If, however, young children begin their music enculturation through this kind of learning process, there is equal evidence to indicate that more formal training is required if the youngster is to become a real musician in the society. A distinction must again be drawn between the casual music performer whose interest is limited to singing as a member of a non-specialized group and the individual who undertakes training which will make him a specialist in some form of music. There is reason to believe that in most societies the casual performers receives relatively little training of a direct nature and instead learns almost entirely from imitation, while the future specialist must almost always undergo some sort of instruction, for special skill requires special training.We move then from the more casual kinds of learning, which fit broadly into the enculturation process, to special aspects of it, and, at this point, most particularly to education as such. Education involves the interaction of three factors: technique, agent, and content » (1964: 150).
7 Les noms des rythmes : xardin, mbabas, coumba lawbé gassa, yaba, gnari gorong sont intraduisibles.
8 C’est à partir des œuvres génériques comme celle de H Zemp sur les danses du monde (1998), l’étude de J. Challet-Haas sur Laban et la notation chorégraphique (1999) ou certains articles de H. Godard (1990 et 1991) et de Dorin Green (1996) que nous proposons cette esquisse d’analyse.
9 Voici ce qui affirme l’ethnomusicologue Doris Green, professeur de Labanotation, sur l’analyse des mouvements du rythme Tiep u dien que l’on exécute pendant la circonstance sabar: « …Namely Tiep u dien and sabar of Senegal, concentrate on all five types of jumps: jump (from both feet to boot feet); leap (from one foot to the other foot), hop (from one foot to the same foot); assemble (from one foot to both feet); and sissonne (from both feet to one foot). These jumps are done with a multitude of gestures and in the vertical, horizontal and sagittal planes. During my research of African dances, I observed that in this region of West Africa, where drums are the accompaniment for the dance. Those dances that are characterized by jumping use oppositional gestures of arms and legs which can be followed in the musical pattern… » (Green 1996 : 15).
10 Kinesphère : terme crée par Laban pour distinguer « l’espace proche » ou zone spatiale entourant immédiatement le corps, qu’il soit sur place ou en déplacement (voir aussi Maletic 1987 : 59).
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Référence papier
Luciana Penna-Diaw, « La danse sabar, une expression de l’identité féminine chez les Wolof du Sénégal », Cahiers d’ethnomusicologie, 18 | 2005, 201-215.
Référence électronique
Luciana Penna-Diaw, « La danse sabar, une expression de l’identité féminine chez les Wolof du Sénégal », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 18 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2012, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/294
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