After silence, that which comes nearest to expressing the inexpressible is music.
Aldous Huxley, Music at Night and Other Essays, 1931.
La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes.
Marcel Proust, La Prisonnière, 1923.
1Alors que les approches les plus classiques de la narrativité ont été orientées sur les textes et les discours (Propp 1928 ; Labov 1967), les anthropologues et les psychologues soulignent la place importante que semble avoir l’activité narrative dans la vie humaine (Bruner 1990 ; Ochs 2002). Malloch et Trevarthen (2009) nous présentent une approche moins flagrante de ce concept dans la musicalité communicative des interactions entre la mère et son bébé, issue du développement psychologique du nourrisson et l’ont définie comme un apprentissage de l’expérience du temps à travers les échanges vocaux.
2L’interaction vocale entre la mère et son bébé avant la période du babillage fait l’objet de plusieurs recherches en psychologie du développement. Ces études nous permettent d’approfondir nos connaissances sur le développement précoce du langage et les prémisses de la communication chez le bébé. Les échanges vocaux ludiques deviennent de plus en plus élaborés et contribuent à l’instauration d’un réel dialogue entre la mère et le bébé même si, au début de la vie, ce dernier n’est pas encore un « virtuose » de ses cordes vocales.
3Cet article vise à présenter l’idée qu’une narrativité largement non verbale, au croisement du discours maternel et des vocalisations émises par la mère et le bébé, constitue une dimension centrale des interactions vocales précoces entre la mère et son bébé de 2 à 3 mois au cours de situations de la vie quotidienne. Nous nous intéressons particulièrement à la musicalité des échanges vocaux et, dans ce contexte, la narrativité offre un potentiel unifiant entre le verbal et le non verbal, le contenu et l’expression affective co-construite.
4Dans le présent article, nous interrogerons la notion générale de narrativité sachant qu’elle apparaît sous différentes formes et avec diverses organisations, selon la formulation du contenu et du contexte (écrit ou oral). En d’autres termes, il est possible d’identifier qualitativement différentes structures narratives d’après un ensemble d’indices spécifiques. L’étude de la narrativité textuelle et orale nous amène à approfondir et à retracer le potentiel de cette notion dans le cadre des interactions spontanées entre parents et bébés et à développer l’idée d’une narrativité non verbale à partir de l’analyse des données provenant de dyades mères-bébés françaises et italiennes.
5A l’âge de 2 à 3 mois, le développement cognitif et affectif du bébé s’achemine en parallèle avec le développement des compétences sociales. Comme par exemple, dès le premier mois, les bébés indiquent une préférence pour la voix de leur mère et pour leur langue maternelle et ils sont sensibles aux changements prosodiques de leur discours (Boysson-Bardies 1996).
6De nombreux travaux ont été menés, surtout dans les contextes européens et nord-américains, sur les compétences communicatives du nourrisson et sur sa participation active dans des échanges vocaux et expressifs dès le deuxième mois de la vie (Gratier 2001 ; Beebe et al. 1985 ; Papousek & Papousek 1989 ; Trevarthen 1977). Ces auteurs rapportent qu’à partir de cet âge, les bébés émettent des vocalisations claires (que l’on peut distinguer des sons végétatifs) et mélodiques. Ces échanges vocaux, appelés aussi « protoconversations », sont composés de vocalisations produites en alternance ou en simultanéité par l’adulte et le bébé au cours d’une relation de face à face visuel (Fogel, Toda & Kawai 1988 ; Stern et al. 1975).
- 2 À titre d’exemple, lors de l’interaction avec leurs bébés, davantage de chevauchements ont été obse (...)
7Selon ces études, l’adulte modifie spontanément son style de parole lorsqu’il s’adresse au bébé. Ce langage adressé au bébé a été l’objet de très nombreuses études. La comparaison inter-langues montre par exemple d’importantes similarités entre les contours intonatifs et le discours de mères européennes, nord-américaines et japonaises lors d’échanges avec leurs bébés (Fernald et al. 1989). Quelques recherches sur des populations dans d’autres contextes culturels soutiennent l’existence de modes de communication vocale similaires mais présentant aussi des variations2, comme par exemple en milieu rural en Inde du Nord et du Sud (Gratier 2003 ; Keller 2007 ; Stork 1986), en milieu urbain au Nigeria (Trevarthen 1988) ou en Afrique du Sud (Cowley et al. 2004). Le langage adressé au bébé mais aussi l’interaction vocale qu’il stimule semblent ainsi présenter à la fois des caractéristiques communes dans diverses communautés linguistiques et culturelles et des styles spécifiques qui ont pu être reliés aux pratiques et représentations ayant cours dans ces contextes culturels (Gratier 2003 ; Fernald & Morikawa 1993).
8Les caractéristiques principales du langage adressé au bébé sont un tempo ralenti, une plus grande articulation des unités sonores, des contours mélodiques répétés et une variation importante de la fréquence fondamentale de la voix (Fernald & Simon 1984).
9A la lumière de ces travaux sur l’interaction préverbale chez le bébé, la théorie de la musicalité communicative apporte un nouvel éclairage pour révéler les strates de ces échanges en posant l’hypothèse que ceux-ci peuvent être analysés comme des phénomènes musicaux. Ainsi, la musicalité communicative se lit par la modélisation musicale de l’interaction vocale entre le nourrisson et ses parents (Malloch 1999 ; Malloch & Trevarthen 2009). La notion de musicalité communicative prend en compte toutes les variations vocales et corporelles du bébé qui expriment des émotions et du sens lors des contacts avec ses partenaires. Cette théorie nous permet d’analyser ces échanges selon trois paramètres : 1) la pulsation, les intervalles entre les unités de temps et successions régulières de ces unités ; 2) la qualité, représentée par les contours mélodiques et les mouvements corporels ; 3) la narrativité, la combinaison des unités de pulsation et de qualité qui s’imbriquent pour façonner des séquences expressives et significatives. Ces trois dimensions se rejoignent et apparaissent sous forme d’un dialogue musical manifestant une expressivité à la fois individuelle et collective, tout en s’inscrivant dans une temporalité spécifique et propre aux capacités communicatives du bébé d’âge précoce.
10Les séquences d’une narrativité verbale, décrites de manière similaire chez plusieurs auteurs (Propp 1928 ; Todorov 1969 ; Labov 1967) incluent : 1) une introduction, donc l’initiation au sujet, aux personnages, puis 2) un développement dans lequel sont présentées des actions orientées vers un problème ou un moment de crise, et enfin 3) une conclusion, c’est-à-dire la résolution du problème ou de la source de tension. En s’appuyant sur ce modèle, il est possible de décrire la structure narrative provenant d’un texte, d’un récit, d’une histoire racontée ou d’un film. De plus, un récit expose clairement les éléments et les facteurs mettant en évidence son déroulement ordonné qui projette une fin, ses événements inattendus, situant des personnages dans des contextes. Le sens du récit dépend en grande partie de sa dimension verbale. Pourtant à l’oral, les histoires racontées spontanément manifestent des structures désordonnées et atténuées (Labov 1967). Dans ses travaux sur la narrativité des conversations de la vie quotidienne, Ochs (2002) souligne le fait que ces narrations influencent nos façons de penser et d’interagir et sont elles-mêmes influencées par les systèmes culturels de connaissances, de croyances et de valeurs. Ochs met l’accent sur la dimension collective et sociale des narrations orales, reconnaissant l’importance de l’aspect interactif entre les interlocuteurs pour composer ces narrations. Comme Bruner (1990), elle suggère que les narrations sont essentielles pour concevoir les contextes culturels du développement humain et qu’elles soutiennent le processus de socialisation de l’enfant dès le plus jeune âge. Ochs affirme qu’il existe différents niveaux de narrativité. Ainsi, le contenu verbal des récits spontanés ne serait pas le seul moyen de raconter les évènements : les mouvements du visage et du corps, les gestes et les contours prosodiques contribueraient autant à l’instauration d’une mise en tension narrative. On y retrouve peut-être les fondements de toute une narrativité expressive dissociée du langage, comme dans la danse, le mime ou la musique.
11De plus, dans les formes narratives non verbales, sans l’apport du langage, les éléments structurels ne sont pas toujours évidents. Comment donc conceptualiser la structure narrative d’une pièce musicale ? La répétition de motifs pourrait constituer un élément important de la narrativité musicale. En effet, les répétitions sont utilisées fréquemment dans le contexte musical et sont moins présentes dans les textes littéraires, sauf si celles-ci sont des expressions poétiques. Selon Imberty (2005), l’œuvre musicale s’organise autour de répétitions et de variations, et ces fragments, organisés ensemble, permettent une structuration du temps. En d’autres termes, la succession des différents segments d’un morceau musical édifie « la continuité d’une forme entière » (Imberty 2007 : 8) dans le flux temporel. Cette dynamique de continuité-discontinuité à l’intérieur des répétitions et des variations n’est peut-être pas le propre de la musique elle-même, mais pourrait spécifier une narrativité implicite qui peut se manifester dès le début de la vie humaine.
12Dans l’interaction vocale entre la mère et le bébé, chaque énoncé se décompose en motifs. Ces motifs sont liés entre eux à plusieurs niveaux. Il s’agit d’une interaction constante et multiple entre diverses dimensions de la production vocale : rythme, hauteur, intensité. Le discours maternel adressé au bébé est lui-même porteur d’une narrativité verbale et d’une narrativité non verbale. En effet, dans le langage adressé au bébé, l’adulte fait un usage plus important des indices prosodiques et des formes sonores onomatopéiques.
13L’analyse de cette narrativité adressée au bébé a d’ailleurs révélé que le bébé est lui-même acteur et participant de son organisation temporelle, composée de répétitions et de variations, de pauses et de vocalisations simultanées, qui identifie ce que l’on peut appeler un « épisode narratif » dans l’interaction parent-bébé. En effet, dès les premières semaines de vie, le bébé vocalise à des moments particuliers du déroulé des énoncés maternels et la mère en retour ajuste son expression à l’intervention du bébé (Gratier & Trevarthen 2008). Cette dimension poly-interactive se révèle aussi dans l’alternance des tours de paroles des partenaires. L’ordre et l’alternance des unités vocales, y compris les pauses qui interviennent, s’imbriquent et tracent le contour musical qui contient un sens co-construit. L’organisation séquentielle des expressions réciproques de la mère et du bébé fait émerger une trame temporelle qui confère à l’échange une qualité affective particulière. La narrativité donne une ampleur proto-sémiotique à toute production vocale du bébé et maintient la cohésion du discours de la mère. Le sens préverbal prend naissance dans la musicalité des échanges. Cela peut s’observer d’ailleurs lors d’une improvisation entre musiciens de jazz par exemple (Gratier 2008) : une exploration sonore mutuelle se déploie progressivement dans le temps et façonne une création d’ensemble.
14Tenant compte de nos connaissances sur la narrativité, nous avons procédé à des analyses acoustiques d’enregistrements de dyades mère-bébés afin de pouvoir décrire le plus finement possible l’organisation narrative dans l’interaction spontanée au croisement du verbal et du non verbal.
15Des séquences d’interaction libre entre des mères et des bébés (16 bébés français âgés de 8 à 12 semaines et 16 bébés italiens âgés de 12 semaines) ont été enregistrées à domicile. Toutes les mères ont pour langue maternelle le français ou l’italien selon l’échantillon observé. Les familles des deux échantillons ont un niveau socio-économique de classe moyenne intermédiaire ou supérieure.
- 3 Trois secondes de pause sont acceptées comme un marqueur de contingence sociale dans une interactio (...)
16Environ 240 minutes d’interaction des dyades françaises et 200 minutes des dyades italiennes ont été analysées. Les extraits choisis comportent des séquences dans lesquelles la mère parle en continu à son bébé, les pauses entre vocalisations ne dépassant pas 3 secondes3 (Van Egeren et al. 2001). Dans les séquences sélectionnées le bébé vocalise au moins une fois. Le début et la fin des séquences ont été identifiés soit par des pauses supérieures à 3 secondes, soit par un changement de sujet dans le discours maternel. La cohérence sémantique permet de délimiter le contenu verbal afin de déceler les indices narratifs non verbaux des séquences.
- 4 Nous utilisons les logiciels Praat et Sound Analysis Pro pour obtenir les mesures acoustiques. Pour (...)
17La méthode d’analyse acoustique de ces interactions a été adaptée à partir de celle décrite par Malloch (1999) et Gratier (2001, 2010). Elle permet d’obtenir un ensemble de mesures pertinentes sur les dimensions musicales (par exemple la fréquence fondamentale, la hauteur, le tempo, la durée…) du langage adressé au bébé, à l’aide de logiciels d’analyses spécialisés4. Chaque unité vocale a été codée séparément avec un codage spécifique pour le discours de la mère, la vocalisation du bébé, les pauses entre les vocalisations des deux participants et les vocalisations simultanées.
- 5 Le thème du discours maternel lors de l’interaction est composé des répétitions d’un son, d’un mot (...)
18Notre analyse se centre sur des moments spécifiques dans le déroulement des interactions vocales entre la mère et son bébé. Nous supposons que ces derniers se réunissent autour d’un thème5 précis, marqué par des séquences à partir desquelles nous nous attendons à observer une organisation narrative (introduction-développement-conclusion) au niveau vocal. Cette organisation permet de décomposer des épisodes dans lesquels nous constatons différents types de formes vocales de la voix maternelle et des vocalisations des bébés. Nous avons donc analysé les échanges des dyades françaises et italiennes afin de pouvoir distinguer les similarités et spécificités des styles narratifs de l’interaction vocale dans les deux cultures. Nous avons choisi deux langues maternelles d’origine latine dont les composantes syntaxiques et grammaticales sont similaires.
19Pour décrire la dynamique partielle et globale des séquences narratives, nous avons déterminé, à partir des extraits sélectionnés, des indicateurs pour chaque séquence en fonction d’analyses qualitatives réalisées avec le logiciel Praat version 5.4.02 (Boersma & Weenink 2014). La dynamique partielle se décompose ainsi :
-
L’introduction comporte des contours mélodiques ascendants et est délimitée par une pause courte avant le début de l’épisode ou un changement de sujet par rapport à l’épisode précédent.
-
Le développement englobe l’alternance rapide de vocalisations, l’accélération du débit de la parole et/ou des vocalisations simultanées. En termes d’acoustique, apparaissent la hauteur maximale de la fréquence fondamentale et l’augmentation de l’intensité.
-
Pour la partie conclusion, nous avons remarqué des indices de clôture : la chute de la fréquence fondamentale, des contours mélodiques descendants, le ralentissement du débit, la chute de l’intensité et l’allongement des syllabes.
Fig. 1. Évolution de la dynamique narrative en fonction de l’énergie et du temps.
20Quant à la dynamique globale, pour l’aspect acoustique, nous observons une courbe générale de la fréquence fondamentale et de l’intensité en cloche et en ce qui concerne le contenu verbal, la répétition d’un thème, d’un mot, d’un groupe de mots ou d’un son.
21Pour résumer, l’épisode narratif débute par une introduction, l’engagement mutuel de l’attention et une incitation ; ensuite elle est suivie d’une séquence de développement où il y a un engagement émotionnel, une ligne de tension (Labov 1972) marquée par des vocalisations simultanées et/ou alternées (climax) et enfin l’épisode se termine par un moment de ralentissement, la conclusion. Du point de vue acoustique, les séquences narratives se façonnent avec des grandes variations de fréquence fondamentale et d’intensité et ces fluctuations concrétisent musicalement l’originalité de ces séquences. Cela créé un contour spécifique sous forme d’arc mélodique (fig. 1).
- 6 Le discours de la mère se construit à partir des réactions spontanées du bébé et prend forme avec c (...)
22Le contenu verbal est concret et méta-communicatif6. Dans la plupart des situations observées dans les deux contextes culturels, les mères commentent les expériences actuelles, souvent en fonction de l’environnement immédiat, pour donner un sens aux mouvements et aux actes du bébé auxquels elles se synchronisent. Le thème du discours maternel est centré sur le corps et les expressions vocales, faciales et gestuelles du bébé.
23Bien que le moment présent soit dominant dans leur discours, les mères françaises ont aussi tendance à citer des expériences vécues du passé récent et du futur proche de leurs vies quotidiennes (tableau 1). La mère énonce un récit autobiographique des moments partagés avec son bébé même si le récit personnel de la mère englobe le récit personnel du bébé. Dans ce cas, le contenu verbal est relativement plus proche de la structure narrative d’un récit concernant le positionnement et l’évolution dans le temps. Dans tous les cas, le protagoniste du discours maternel est toujours le bébé.
24Nous reconnaissons les limites de cette approche basée sur l’analyse acoustique des échanges. Cependant, le langage non verbal possède plusieurs dimensions comme les mouvements corporels ou les mimiques. Ainsi, les comportements des bébés comme les mouvements des bras ainsi que les signes non verbaux comme le sourire apparaissent dans le discours de la mère. En d’autres termes, la mère interprète et attribue le sens aux réactions du bébé.
Fig. 2. Image sonore de l’épisode narratif d’une dyade française.
Tableau 1. Transcription de l’épisode présenté en fig. 2.
Énoncé
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Transcription
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Séquence
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1
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Ah est-ce que ça t’a plu cette petite balade ce matin ? [vocalisation du bébé]
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Introduction
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2
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Ça t’a plu ? [vocalisation du bébé]
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Introduction
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3
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Oui tu aimes bien prendre le métro ?
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Développement
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4
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Tu aimes bien prendre le métro avec maman ?
|
Développement
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5
|
Tu aimes bien prendre le métro dans le kangaroo avec maman ?
|
Développement
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6
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[vocalisation du bébé]
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Climax
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7
|
Ah bon tu me rassures
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Résolution
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8
|
Ah c’est bien
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Conclusion
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25L’épisode débute avec un changement de sujet par rapport à l’extrait qui le précède et la fin de l’épisode est définie par une pause supérieure à 3 secondes. L’enregistrement a été fait dans l’après-midi. La mère parle d’un moment dans la matinée qu’elle a partagé avec son bébé (passé récent). Elle commence par une question générale sur la petite balade de la matinée, ensuite elle continue avec une question plus précise dans la partie développement. Elle répète plusieurs fois les mêmes mots, ce qui accentue le thème et répète des groupes de mots avec une variation légère ou en accélérant le débit de parole. Cette séquence atteint le ‘climax’ par la vocalisation du bébé qui a été interprétée par la mère comme une réponse à sa question. L’ épisode arrive à la fin par les commentaires de la mère aux réactions du bébé, la mère exprime sa satisfaction quant à la contribution vocale de son bébé.
26Les mesures acoustiques sont présentées dans le tableau ci-dessous pour les valeurs moyennes et maximales de la hauteur de la voix et de l’intensité :
Tableau 2. Valeurs de la fréquence fondamentale et de l’intensité de l’épisode narratif de la dyade française.
FR
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Introduction
|
Développement
|
Conclusion
|
Hauteur (Hz)
|
Moyenne
|
183,67
|
356,43
|
229,70
|
Maximum
|
250,45
|
432,44
|
270,94
|
Intensité (dB)
|
Moyenne
|
53,87
|
65,27
|
59,34
|
Maximum
|
63,95
|
69,01
|
64,07
|
Fig. 3. Image sonore de l’épisode narratif d’une dyade italienne.
Tableau 3. Transcription de l’épisode présenté en Fig. 3.
Énoncé
|
Transcription
|
Séquence
|
1
|
Eh i piedini belli… Eh si Eh les beaux petits pieds… eh oui
|
Introduction
|
2
|
Ma che belli questi piedini Mais comme ils sont beaux ces petits pieds [vocalisation du bébé]
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Développement
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3
|
Eh si… eh cosa ? Eh oui… eh quoi ?
|
Développement
|
4
|
[vocalisation du bébé]
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Climax
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5
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Eh si eh Eh oui eh
|
Résolution
|
6
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Cosa ? Certo certo eh… hai ragione anche tu Quoi ? Bien sûr bien sûr eh… tu as raison toi aussi
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Résolution
|
7
|
Eh si Eh oui
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Conclusion
|
27Tout au long de l’enregistrement, la mère commente les différentes parties du corps du bébé. L’épisode précédant cet extrait comporte des remarques sur d’autres parties du corps alors qu’ici, la mère se concentre sur les pieds. Dans son discours, la mère répète un groupe de mots avec une légère variation. Ensuite, elle encourage son bébé à vocaliser plus en lui adressant une question. Puis, le bébé répond avec une voix qui monte et qui correspond au climax de cet épisode. La mère indique avoir reconnu sa réponse. Les mesures acoustiques sont présentées dans le tableau ci-dessous :
Tableau 4. Valeurs de la fréquence fondamentale et de l’intensité de l’épisode narratif de la dyade italienne.
IT
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Introduction
|
Développement
|
Conclusion
|
Hauteur (Hz)
|
Moyenne
|
258,52
|
362,87
|
175,48
|
Maximum
|
513,69
|
525,07
|
182,83
|
Intensité (dB)
|
Moyenne
|
67,55
|
59,57
|
59,75
|
Maximum
|
70,22
|
66,90
|
61,61
|
28Le fait de choisir deux langues d’origine latine et similaires au niveau syntaxique et grammatical n’a pas pour but de comparer les deux cultures, mais de pouvoir observer les points communs de l’interaction précoce. Ces observations nous ont permis d’établir une topologie des critères que nous avions définis à partir des théories présentées en introduction de cet article. De fines variations ont été observées entre les deux contextes culturels ainsi qu’à l’intérieur des échantillons sur le plan interindividuel. La dynamique acoustique marque des différences légères, même parmi les différents enregistrements de la même dyade. Il s’agit de différents degrés de narrativité et il faut souligner que, dans le cadre d’une interaction précoce entre la mère et son bébé, la narrativité est plus un processus interactif qu’une structure ou un état stable et déterminé.
29Entre le 2e et le 3e mois de la vie, nous observons un ajustement au niveau vocal entre la mère et le bébé, que l’on peut qualifier de dialogue narratif. Derrière l’aspect verbal soutenu par le discours de la mère qui en manifeste le sens, l’aspect musical révèle aussi le sens d’un accordage affectif (Stern 2003). Ces narrativités musicales semblent agir comme des régulateurs importants des états du bébé. Elles participent également à l’engagement mutuel et aux manifestations des pensées avant l’acquisition du langage. Ces narrativités musicales peuvent être aussi considérées comme les origines biologiques et culturelles de la socialisation précoce.
30L’interaction sociale préverbale entre le bébé et la mère a été décrite de manière à la fois musicale et narrative : les mères s’adressent à leur bébé d’une façon particulière sur le plan vocal avec des variations de hauteur et de rythme, et des fluctuations mélodiques. Lors de ces engagements mutuels, leurs discours se présentent sous différentes formes narratives : chansons, berceuses, comptines ou histoires fictives ou vécues.
- 7 Représentation précoce de l’organisation de la pensée et du sens.
31Reprenons la description de la narrativité selon nos observations : l’épisode narratif dans l’interaction vocale entre la mère et son bébé commence par une introduction. Cette introduction établit une conjonction attentionnelle qui se développe, à un moment de partage mutuel et émotionnel, par le chevauchement ou la succession rapide de vocalisations, et qui se termine par une diminution d’énergie. Les tours de parole s’emboîtent et forment par la suite un geste commun organisé dans le temps. Ces proto-narrations sont les prémices d’une pensée emblématique7 et cette expérience rudimentaire prépare le bébé à des expériences communicationnelles plus complexes a posteriori. Ceci n’est possible qu’avec la mise en séquence temporelle du sens. Ainsi, le geste musical (Kühl 2011) illustre parfaitement le sens implicite d’un phrasé musical et les dynamiques incarnées dans le son. Pour Kühl, le geste musical est une représentation dans l’esprit humain qui se transforme par la suite en geste intériorisé. Notons que l’évolution de la construction du sens ainsi que son expression sont progressives. Cette dernière prend de l’ampleur dans le temps et avec le temps. Au croisement de plusieurs modalités expressives, l’interaction précoce est dotée d’une forme narrative particulière et constitue l’expression naturelle d’une dyade adulte-bébé.