AMAZONIE. Contes sonores
Contes sonores, Enregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill, M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : Bernd Brabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/VDE 1480, 2016.
Texte intégral
1Ce CD/livret, produit et diffusé à l’occasion de l’exposition « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt » qui s’est tenue au Musée d’ethnographie de Genève du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017, est une œuvre composée à partir de productions sonores amérindiennes et de sons des milieux au sein desquels ces populations évoluent (forêts, animaux, etc.), tous enregistrés sur le terrain, et mixés en studio (par Nicolas Field). Cette exposition fut très certainement, par la qualité des pièces présentées, comme par sa scénographie, l’une des plus intéressantes – et des plus belles – présentées sur ce thème au public ces dernières décennies. Le CD est accompagné d’un livret trilingue (français, anglais, allemand) où figurent une carte, dix photographies, les textes correspondant aux plages du disque, ainsi qu’une bibliographie américaniste. Ce disque est la version stéréo de l’installation sonore diffusée lors de l’exposition. Les treize pièces sont organisées sous forme de « contes sonores », chacune d’elles renvoyant à un texte qui, sur un mode narratif, éclaire et commente le contenu sonore. Ces narrations réunissent des éléments de vie quotidienne, de rituels, de mythologie et de pensée correspondant aux groupes ethniques présentés. L’avant-propos du disque nous en donne les objectifs :
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mettre en valeur la dimension auditive pour les groupes présentés, avec laquelle « la mise en relation entre soi et le reste du monde s’établit » (livret p. 3) ;
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montrer comment les interactions entre humains, entre humains et non-humains, passent nécessairement mais pas exclusivement par des éléments sonores (chants et musiques pour les humains, cris d’animaux, bruits ou chants divers des entités qui peuplent la forêt, le village ou les jardins) ;
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pour le public occidental, faire entendre et susciter l’imagination pour approcher « de manière sensible et contextualisée certaines réalités vécues par les chercheurs et les populations autochtones, en Amazonie ».
2Disons tout de suite que ces objectifs sont largement atteints, et, après une ou, mieux, plusieurs écoutes de l’œuvre – il faut prendre son temps –, l’auditeur occidental aura plongé dans des univers sonores qui lui permettront de mieux comprendre des civilisations généralement fort mal connues, si ce n’est par des poncifs évolutionnistes et maintenant écologistes.
3Les sources sont très variées dans le temps et dans l’espace, puisqu’elles vont des cylindres de Koch-Grünberg (Arekuna, Venezuela, 1911) aux enregistrements contemporains de compositeurs-auteurs, en passant par des enregistrements historiques réalisés par des ethnologues ou ethnomusicologues. Les populations présentes dans l’œuvre viennent du Pérou (Awajún, Kakataibo, Shipibo-Konibo, Kukama, Ashaninka, Ishkobakeko, Yine), d’Equateur (Shuar), du Vénezuela (Wakuénai, Arekuna, Taurepán), du Brésil (Kayapó, Kamaiurá, Wayana) et de Guyana (Arekuna), avec un accent mis sur les périphéries de l’Amazonie centrale.
4Le projet est de l’ordre de la médiation car l’aspect documentaire n’est pas l’objectif premier. Les éléments de la production sonore des Indiens et les sons des territoires sont enregistrés sur le terrain, mais intégrés dans une construction à la fois musicale et littéraire à destination des visiteurs de l’exposition, puis des auditeurs de l’œuvre. De nombreux fadings, mais aussi des ruptures abruptes, permettent d’articuler les éléments pour constituer un programme musical correspondant à la narration. Si l’arrangement est en général bien construit, consistant d’un point de vue esthétique, on pourra parfois regretter un aspect redondant du son et du texte. On ne se privera pas, en sus de l’approche standard du CD/livret, de lire sans écouter et d’écouter sans lire.
5La question de l’autoralité nous a amené à plus d’interrogations : les deux ethnomusicologues, compositeurs à la fois des pièces et auteurs des textes qui les accompagnent, mettent en abîme, en quelque sorte, leur processus de création : des sons de terrain, porteurs de sens et souvent de puissance pour les Indiens, segmentés et intégrés dans un continuum sonore connexe à un texte réunissant lui aussi des éléments du groupe humain et de son territoire vivant, le tout présentant aux Occidentaux les mondes sonores de ces collectifs.
- 1 Mention rapide dans l’avant-propos.
- 2 Ce n’est pas le lieu ici d’interroger ces questions de perspective avec le perspectivisme tel que l (...)
6Les compositeurs-auteurs ne semblent pourtant pas pleinement revendiquer leur statut d’artistes1, comme le ferait par exemple un compositeur de musique concrète ou de musique électronique dans les musiques actuelles amplifiées. Les Indiens sont quant à eux mentionnés comme « interprètes » de pièces où leurs chants ou musiques instrumentales sont présentés, en général de façon fragmentaire, selon le suivi du récit. Un item (plage 13) présente également une interprétation d’hymnes anglicans intégrés à la pratique vocale des Arekuna. La présentation du contenu des chants ou des musiques instrumentales n’est pas très claire, si ce n’est dans la perspective fictionnelle2 qu’offre le texte des contes. Cela correspond à des espaces sonores recomposés (par les ethnomusicologues) à des fins didactiques. Il s’agit de présenter des mondes auditifs et perceptifs, mais nous ne savons pas ce que peuvent en penser les « interprètes », ni d’ailleurs non plus les jaguars (photographie extérieure livret droit) ! Un petit mot sur ce thème aurait été souhaitable.
7Le CD devient ainsi un objet hybride à la frontière du CD/livret documentaire – ce qu’il n’est pas – et de l’œuvre de création – ce qu’il pourrait être –, mais alors avec un statut des interprètes mieux conceptualisé et défini.
- 3 Expression que j’emprunte à Jean-Michel Beaudet, et qui semble très appropriée.
- 4 On pourra consulter à ce sujet : Lima Rogers Ana Paula, Oliveira Montardo Deisy & al. : « Song Memo (...)
8Ces questions nous semblent devenir connexes au développement de l’ethnomusicologie sud-américaine, où l’implication des propres savants3 des communautés (avec, par exemple, au Brésil le Programa de Documentação de Linguas e Culturas Indígenas4) passe par la mise en valeur des savoir-faire, des ontologies et des registres esthétiques, mais aussi par la prise en compte des enjeux territoriaux et politiques qui, dans cette perspective, affectent dangereusement la vie même de ces collectifs.
- 5 Sources sonores : sounddogs.com, Boom Library.
9Dans le CD, la piste 12, qui évoque la déforestation, procède en quelque sorte d’une généralisation et d’une déterritorialisation5. Notre propre expérience dans la Chaco Boréal (au sud de l’Amazonie) nous amène à considérer que les réflexions et narrations sur ce thème peuvent être différentes selon les communautés, selon les individus, et surtout selon les situations économiques, politiques, etc., en jeu. Peut-être Carlos, le protagoniste du conte, aurait-il pu devenir un véritable humain, incarné dans sa vision des arbres qui gémissent…
10Le CD Amazonie. contes sonores est une œuvre très originale, qui remplit son objectif de faire découvrir à un large public des espaces sonores, mais aussi des modes de vie et de pensée autour du son, fort différents de nos propres références. Sans doute, les émotions les plus fortes qu’il pouvait susciter l’étaient dans le contexte de l’installation sonore originale, en regard des remarquables artefacts présentés.
11Si les aspects de l’ordre de la médiation sont convaincants, ce CD/livret amène aussi l’auditeur curieux à réfléchir au statut des pièces, aux conditions de leur réception, et à la place des Indiens dans les productions qui leurs sont consacrées. Cet aspect conceptuel de l’œuvre n’est pas le moins intéressant. Pour toutes ces raisons, on ne peut que recommander son écoute et sa lecture.
12Et, pour finir, laissons cette question, bien évidemment ouverte : les ethnomusicologues sont-ils (aussi) des artistes ?
Notes
1 Mention rapide dans l’avant-propos.
2 Ce n’est pas le lieu ici d’interroger ces questions de perspective avec le perspectivisme tel que l’a défini E. B. Viveiros de Castro. Cette piste serait certainement intéressante à suivre : dans la perspective de qui se situe l’œuvre ?
3 Expression que j’emprunte à Jean-Michel Beaudet, et qui semble très appropriée.
4 On pourra consulter à ce sujet : Lima Rogers Ana Paula, Oliveira Montardo Deisy & al. : « Song Memory as a Territory of Resistance among South American Indigenous Peoples : A Collective Documentation Project », The World of Music 5, 2016 : 81-110.
5 Sources sonores : sounddogs.com, Boom Library.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Pierre Estival, « AMAZONIE. Contes sonores », Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017, 247-250.
Référence électronique
Jean-Pierre Estival, « AMAZONIE. Contes sonores », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 30 | 2017, mis en ligne le 10 décembre 2017, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2709
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