Around Music – Ecouter le Monde
Around Music – Ecouter le Monde, Coffret de douze films DVD (742 minutes) avec livret. Texte du livret Filming Music – Filmer la musique (2015), bilingue français-anglais, 52 pages : Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand. Coédition La Huit/Société Française d’Ethnomusicologie, 2015.
Texte intégral
1Selon les termes des deux auteurs du livret qui l’accompagne, le coffret Around Music – Ecouter le Monde a pour objectif de « corriger une anomalie : celle qui, depuis plus d’un siècle maintenant, a consisté à occulter l’action, le geste et même la pensée musicale pour ne voir dans la musique qu’une forme acoustique, une résultante strictement sonore, loin des forces vives qui l’ont fait devenir telle. Anomalie qui eut pour conséquence de donner à entendre les musiques du monde sans donner la possibilité de les voir : le cinéma mit du temps pour se mettre au service de la musique. » (p. 1 du livret). Voir les musiques du monde, telle serait donc la visée de ce recueil de films documentaires dont le sujet est musical. Néanmoins, ainsi formulé, le projet s’inscrit clairement davantage dans la perspective plus globale de l’ethnomusicologie que dans celle du cinéma.
2En effet, le choix des films ici réunis autant que le texte qui les commente témoignent d’abord d’un souci de valoriser les musiques, ceux qui les font et ceux qui les observent. Les éditeurs ne précisent pas vraiment les critères qui ont présidé à leur sélection, mais Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand expliquent que les films présentés « “boudent” le concert » (en tant qu’« expression hégémonique et spectaculaire » de la musique) et préfèrent les « coulisses […]. Partout où l’œil de la caméra a eu la judicieuse idée de se faufiler » (p. 7). La sélection propose ainsi d’emmener le spectateur en « voyage », de « se faire une “autre idée” de ce qu’est la musique », à travers des pratiques musicales et des usages différenciés. Une sélection à visée d’ouverture ethnomusicologique donc, puisque les films partagent un « sujet-maître » : la musique, dont les réalités sont interrogées selon des positions anthropologiques et cinématographiques contrastées.
3Un compte rendu qui mettrait en regard tous les films du coffret pourrait être l’objet d’un passionnant article de recherche croisant anthropologie visuelle et ethnomusicologie (travail par ailleurs amorcé dans le livret) ; je me bornerai ici à tracer les grandes lignes de cette riche sélection. A deux exceptions près, tous les films ont été récompensés par le Prix Bartók au Festival International Jean Rouch (anciennement Bilan du Film Ethnographique), qui constitue depuis sa fondation l’un des principaux partenaires des ethnomusicologues français en matière de cinéma documentaire. La Danse des Wodaabe (Sandrine Loncke, France, 2010, 90’) avait obtenu le Grand Prix Nanook-Jean Rouch à ce même festival. La réalisatrice a réussi à interroger les tenants esthétiques de la musique, de la danse, des protagonistes et du rituel auxquels ils participent en utilisant les outils mêmes de l’esthétique cinématographique : en ressort un film passionnant, dont la forme a été autant travaillée que la recherche qui la sous-tend. A l’opposé, en termes de diversité des mouvements de la caméra et du traitement de l’image, se situe l’étonnant Plan-séquence d’une mort criée (Filippo Bonini-Baraldi, Italie, 2005, 62’), qui comme son nom l’indique, consiste en un plan-séquence d’une veillée funéraire. Ici, peu de zooms, une seule caméra, mais le travail du cadre (malgré la liberté de mouvement que l’on devine réduite de l’anthropologue-caméraman) est mené tout en finesse, pour créer un suspense émotionnel qui tient le spectateur en haleine jusqu’au bout.
4Ces deux films très différents témoignent aussi, à l’instar de tous ceux présentés dans cette sélection, des orientations diverses des chercheurs et des réalisateurs par rapport à leur « objet », ou précisément leur « sujet », musical : Entre Nous (Stéphane Jourdain, France, 1999, 52’) se fait l’écho de cette problématique, et interroge intelligemment non seulement la place de l’ethnomusicologue, mais aussi celle du spectateur, face à l’« Autre ». Dans un tout autre registre, et de façon moins explicite, c’est aussi l’entreprise d’Eric Wittersheim dans Le Salaire du Poète (France, 2008, 59’), un film qui met en scène avec humour et subtilité la relation du chercheur à son terrain. Hugo Zemp, dans Le Maître du Balafon : Fêtes funéraires (France, 2001, 80’) expose des situations davantage qu’il ne les interroge ; James Bates dans Turnim Hed. Musique et cour d’amour en Papouasie Nouvelle-Guinée (Grande-Bretagne, 1992, 52’) pourrait aussi se situer dans cette tendance à la « documentation » (à laquelle contribue l’usage de la voix off) s’il ne mettait brillamment en scène, tout au long du film, la problématique des rivalités qui président aux échanges entre lignages rivaux lors de la mise en œuvre du « prix de la mariée ». Chez Renaud Barret et Florent de la Tullaye (La danse de Jupiter, France, 2005, 80’), ou chez Bernard Lortat-Jacob et Hélène Delaporte (Chant d’un pays perdu, France, 2007, 64’), on ressent la relation personnelle et l’attachement des réalisateurs à leurs protagonistes et aux territoires qu’ils explorent sous forme de voyages (et même de road movie, dans le second cas). Cette forme narrative fréquente dans les films réalisés par des chercheurs croise, dans ces deux cas, celle de la narration biographique, également courante dans le cinéma documentaire, et que l’on retrouve parfaitement exploitée par Rosella Schillaci dans Pratica e Maestria (Italie, 2005, 46’). La réalisatrice pénètre dans l’intimité de deux musiciens âgés sans tomber dans la complainte du passé, et parvient à alterner scènes d’entretiens et scènes de vie dans une continuité intime qui tient certainement, là encore, à son lien personnel aux protagonistes et à sa connaissance du terrain qu’elle filme. Hélène Pagezy dans Walé Chantal, femme ékonda (France, 1996, 52’) réussit, elle aussi, à transmettre cet attachement.
5De l’attachement, sans aucun doute, mais ne nourrit-il pas un certain idéalisme de la part des chercheurs ? Certains des films du coffret, s’ils se situent tous résolument en-dehors des formes de « documentaire télévisuel » que pourfendent les auteurs du livret, ne font pas l’impasse sur des images édéniques. Mais ils les interrogent également : Samuel Chaland (Bamako est un miracle, France, 2003, 53’) démontre avec bonheur qu’une rencontre musicale « entre continents » est soumise à d’autres impératifs qu’au seul mythe de l’universalité musicale, tout en questionnant la place politique d’un producteur artistique. Saïd Manafi et Werner Bauer, quant à eux, livrent un film en deux parties (Sivas, terre des poètes, Autriche, 1995, 80’), où à la vision un peu folklorisante des traditions alévies succède une brutale immersion dans la réalité des difficultés politiques vécues par les musiciens, poètes et dirigeants Alévis. Une réalité qu’ils décident d’intégrer à leur film, lequel, de ce fait, change du tout au tout : la narration se fait politique et problématique, et l’engagement documentaire prend tout son sens.
6Diversité de sujets, de territoires, et de positionnements, donc ; l’objectif d’ouverture aux manières de voir la musique annoncé par Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand est tout à fait rempli. Le spectateur pourrait regretter, pourtant, que la part de création, d’imaginaire et de fiction, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, soit peu assumée dans les représentations ici offertes par les chercheurs-cinéastes, tant en ce qui concerne la forme narrative que dans le travail de la caméra. Les auteurs du livret ont tenté de pallier à cette orientation davantage « ethnologique » que « cinématographique » des films, en consacrant plusieurs paragraphes à la question du réel, à travers une intelligente introduction à l’histoire du cinéma documentaire en France. Il est vrai que – ils le soulignent eux-mêmes – douze films, c’est bien peu pour rendre compte de la diversité actuelle des relations de la musique à la caméra ; c’est pourquoi il faut avant tout remercier les éditeurs de leur effort, et se féliciter de la publication de ce coffret, qui offre aux spécialistes comme aux amateurs une très riche matière à voyager, à écouter, et à « voir la musique ».
Pour citer cet article
Référence papier
Ariane Zevaco, « Around Music – Ecouter le Monde », Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017, 245-247.
Référence électronique
Ariane Zevaco, « Around Music – Ecouter le Monde », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 30 | 2017, mis en ligne le 10 décembre 2017, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2708
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