1Depuis quelques années, la notion de recherche appliquée est de plus en plus présente en ethnomusicologie. Deux études, abondamment citées dans le présent volume, avaient posé un certain nombre de jalons dès les années 1990 : en 1992, Daniel Sheehy faisait le point sur « la philosophie et les stratégies de l’ethnomusicologie appliquée » (Sheehy 1992) dans la revue Ethnomusicology ; et en 2006, Antony Seeger suivait les parcours d’ethnomusicologues hors du monde universitaire, dans la même revue (Seeger 2006). Dans le domaine francophone, le numéro 29 des Cahiers d’ethnomusicologie (2016), entièrement dédié à la question, a contribué à faire de ces pratiques un aspect important de la discipline. Après les numéros de Folklore Forum (Fenn 2003) et d’Ethnomusicology Review (Carlson et al. 2012), qui abordent eux aussi l’ethnomusicologie appliquée, ainsi que l’ouvrage dirigé par Harrison, Mackinlay et Pettan en 2010, le Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology constitue l’une des sommes les plus importantes consacrées à cette notion, et marque l’acceptation de plus en plus large de la part « appliquée » de l’ethnomusicologie.
2L’introduction historique rédigée par les éditeurs retrace l’usage de cette expression et la place accordée aux pratiques qu’elle désigne, ainsi que les débats qu’elle a pu susciter parmi les ethnomusicologues. Titon offre ainsi une synthèse très claire sur l’histoire de la discipline aux Etats-Unis du point de vue de l’ethnomusicologie appliquée, en partant des pratiques qui, avant même l’apparition de cette notion, auraient pu être ainsi dénommées par les ethnologues de la fin du XIXe siècle. En s’appuyant sur des entretiens originaux avec certains acteurs essentiels, il propose ainsi une alternative à l’histoire communément admise de la musicologie comparée et de l’ethnomusicologie qui, à ses yeux, ne fait pas justice à l’importance des initiatives relevant de l’ethnomusicologie appliquée. De manière très intéressante, il montre les rouages de l’institutionnalisation de la discipline ethnomusicologique, avec, entre autres, la création de la Society for Ethnomusicology (SEM) en 1955, qui fut, selon lui, une autre occasion manquée de donner toute son importance à l’ethnomusicologie appliquée : en effet, ces recherches furent peu valorisées dans ce contexte où il fallait avant tout donner sa place à l’ethnomusicologie dans le monde académique, comme discipline produisant un savoir sur les comportements humains. Titon rappelle le scepticisme envers l’ethnomusicologie appliquée exprimé par les figures importantes parmi les fondateurs, en particulier Merriam et Nettl. Ainsi, il a fallu attendre l’arrivée d’une nouvelle génération d’ethnomusicologues à la SEM et l’émergence du post-structuralisme, pour que l’ethnomusicologie passe du statut de science à celui de critique culturelle. Ce dernier comportait un volet humaniste, avec l’apparition d’un « nouveau terrain » ethnomusicologique tel qu’il est décrit dans le volume dirigé par Barz et Cooley en 1996, impliquant réflexivité, réciprocité des relations et défense des populations. Ainsi, à partir des années 1990, l’ethnomusicologie appliquée est devenue d’après Titon un courant « mainstream ».
3Dans la section suivante de l’introduction, Pettan élabore une histoire européenne de l’ethnomusicologie appliquée, dont les points les plus intéressants sont ses développements dans l’ex-Yougoslavie, notamment en Croatie et en Slovénie. L’expérience personnelle de l’auteur, l’organisation d’un chœur rassemblant des jeunes de différentes communautés ethniques au Kosovo dans les années 1980, pendant son service militaire dans l’armée yougoslave, et son choix de revenir dans son pays déchiré par la guerre en 1992 après son doctorat aux Etats-Unis, permettent d’aborder les modalités d’entrée en ethnomusicologie appliquée à travers un parcours et des motivations personnelles ; ces détails ont, en outre, l’intérêt d’offrir un aperçu de l’histoire de la discipline dans cette région pendant la période cruciale de la fin de l’ère communiste et des années qui suivent (p. 38 sq.).
4Après cette introduction (I), les articles sont organisés en six grandes parties : considérations théoriques et méthodologiques (II), plaidoyers (advocacy) (III), peuples indigènes (IV), conflits (V), éducation (VI) et agencies, que l’on pourrait traduire ici par « modes d’action » (VII). La présentation des chapitres par les deux éditeurs (p. 53-58) fournit une bonne vision d’ensemble du volume et de la diversité des thématiques abordées transversalement : interventions en politique culturelle, initiatives de l’UNESCO, plaidoyers pour une justice sociale, éducation, résolution des conflits, ethnomusicologie médicale, et questions liées à l’histoire coloniale.
5Il est impossible d’aborder le contenu de chaque chapitre ou même de chaque partie du livre dans un compte rendu de quelques pages. De nombreux chapitres rendent compte d’actions développées par leurs auteurs. La somme et la diversité des projets présentés donnent un bon aperçu des activités des ethnomusicologues hors université dans de nombreuses régions du monde – même si l’on peut regretter que les auteurs soient presque exclusivement issus d’institutions d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale et d’Australie. Cependant, certains cas n’évitent pas toujours les écueils mentionnés par Bergh et Sloboda (2010). Ils soulignent, en effet, que la plupart des travaux concernant l’emploi de la musique dans la résolution des conflits – mais cela peut concerner l’ethnomusicologie appliquée à d’autres domaines – ont tendance à ne pas assez explorer la perspective des participants, à exagérer le rôle de la musique dans l’évolution constatée, et manquent d’approche réflexive sur le rôle des ethnomusicologues. Ainsi, dans le texte de Tan Sooi Beng (chapitre 3), malgré tout l’intérêt des projets participatifs de « théâtre pour le développement » (theater for development) dont l’auteur est à l’initiative en Malaisie, le détail des interactions en jeu et la perspective des acteurs impliqués ne sont pas assez développés. De même, Schippers fait état d’un projet australien de large envergure, « Sustainable Futures for Music Cultures », destiné à fournir des outils d’enquête et de sauvegarde utilisables dans le monde entier (chapitre 4) ; si l’article a l’intérêt d’informer sur les motivations et les documents de ce projet audacieux, il ne dit malheureusement pas grand chose de la manière dont ces outils sont effectivement pris en main par les acteurs locaux, et n’aborde pas de front les problèmes que pose l’application d’une procédure uniforme sur des terrains différenciés.
6Holly Wissler, qui décrit les rencontres qu’elle organise entre des touristes nord-américains et des personnes de la communauté Quechua Q’ero au Pérou, se situe au contraire à une très petite échelle. Elle souligne ce point et insiste sur la fécondité des situations de rencontres individuelles. Ce cadre d’action lui permet de prêter davantage d’attention au vécu des acteurs – touristes et membres des communautés concernées. Bien qu’elle n’aille pas toujours aussi loin qu’on pourrait l’espérer dans l’analyse des discours des touristes, en particulier sur les notions d’« authenticité », de « pureté », de « réalité » et d’« honnêteté », ce chapitre est stimulant par le dynamisme des projets décrits et la mise en valeur des individus par rapport aux structures institutionnelles.
7D’autres textes développent un regard plus réflexif sur les projets présentés. C’est le cas en particulier de Hemetek (chapitre 7) et Sweers (chapitre 15). Chacune des deux ethnomusicologues expose plusieurs cas, la première en Autriche, et la seconde en Allemagne. Hemetek revient sur un travail qui a mené à la reconnaissance des Roms comme « groupe ethnique » (Volksgruppe) en Autriche, reconnaissance qui passait essentiellement par la mise en valeur de « marqueurs culturels ». Elle admet que l’usage de clichés, en accord avec les musiciens concernés, a joué un rôle dans l’« invention de l’ethnicité rom et de la tradition rom » (p. 245). Sweers, dans des projets menés en Allemagne dans le but de réduire l’hostilité dont les migrants font souvent l’objet, reconnaît elle aussi qu’elle peut être amenée à créer des « réalités artificielles » afin de rendre visibles les musiques des migrants. Mais dans l’un et l’autre cas, les projets mis en œuvre font preuve d’une efficacité certaine dans la lutte contre les idées reçues : finalement, il semble que les actions décrites jouent les clichés à tendance exotisante contre les préjugés xénophobes, avec une grande lucidité quant aux failles scientifiques que peuvent comporter les discours ainsi produits.
8C’est ce courage de l’intervention que défend Williams en fin d’ouvrage (vingt-deuxième et dernier chapitre), mais cette fois-ci dans le monde de l’industrie musicale, à partir d’un historique des relations entre industrie musicale et milieux académiques. Il affirme ainsi que, bien qu’ils soient critiqués pour la « mise en scène » des cultures qu’ils opèrent, les « culture shows » sont en même temps le lieu d’une prise de pouvoir permettant aux minorités d’exprimer des revendications identitaires. Prenant la défense des musiciens occidentaux qui collaborent avec des artistes « exotiques » contre l’accusation d’exploitation dont ils sont parfois l’objet, il souligne – comme Sweers à propos du musicien afghan Khaled Arman – la grande maîtrise de la « transcontextualisation » chez certains interprètes qui jouent avec les codes des différents publics. Son expérience en tant que professeur en music business à l’UMass Lowell lui permet d’analyser la nouvelle génération de professionnels de l’industrie musicale, qui est passée de l’échange de marchandises à l’offre de services. Plaidant contre les frontières que certains érigent entre l’académie (idem) et l’industrie musicale, il va jusqu’à affirmer que « les ethnomusicologues qui font de la recherche appliquée devraient être moins soucieux d’éviter les représentations fausses que de faciliter des formes de représentations qui servent les besoins des interprètes et de leurs promoteurs » (p. 798) et que les motivations de l’industrie ne sont pas contradictoires avec celles du musicien et de l’universitaire. Il conclut de manière provocante que « le futur de l’académie et de l’industrie pourraient reposer sur une redéfinition des termes “service”, “institutions”, “scholarship” et “activisme” comme carrefours de production et diffusion de musique, plaçant l’académie dans l’industrie culturelle, reconnaissant les intérêts commerciaux comme des producteurs de connaissances, et donnant le pouvoir aux fans de musique, qui sont des activistes sociaux ».
9Par la diversité des points de vue développés et des projets décrits, cet ouvrage est d’une lecture extrêmement stimulante. L’accumulation des cas étudiés constitue une mosaïque de projets qui donne une idée de l’envergure des travaux menés par les ethnomusicologues hors de l’université. Il serait intéressant que les écrits concernant l’ethnomusicologie appliquée se dotent d’un regard plus réflexif qui permettrait de faire l’ethnographie des situations ainsi créées, en s’inspirant par exemple de l’« anthropologie du développement » développée par Olivier de Sardan (2001) ; ou peut-être est-ce là demander à l’ethnomusicologie appliquée d’être ce qu’elle n’est pas, une catégorie disciplinaire de plus, au lieu de rester parallèle à l’académie (idem) : l’une des qualités de l’ouvrage est justement de faire apparaître cette tension.