1Alors que les questions de méthodologie et de conduite d’une enquête de terrain occupent une place de tout premier plan dans les travaux universitaires de master et de doctorat, peu d’ethnologues français se sont appliqués à mettre en forme leur expérience d’observation in situ pour en proposer la synthèse. On se souvient des Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages du linguiste, pédagogue et philanthrope Joseph-Marie de Gerando (1800), puis du « Questionnaire » de l’Académie celtique (1807) et surtout, un bon siècle plus tard, du Manuel d’ethnographie (1926) rédigé par les étudiants de Marcel Mauss, sachant que lui-même n’avait jamais mené d’enquête. Ils furent suivis dans les années 1990 par quelques autres comme François Laplantine (1996) ou Jean Copans (1998). Reconnaissons, malgré tout, que la littérature francophone s’avère assez réduite sur ces questions. Terrain, la revue pilotée par la Direction du Patrimoine ethnologique et financée par le Ministère de la Culture, affiche dans son titre et ses publications une réelle intention de mettre en avant la recherche issue d’enquêtes inédites. De même Terrains/Théories, revue pluridisciplinaire, se propose d’articuler conceptualisation et recherche empirique. Les études sur la manière de les conduire y restent cependant parentes pauvres. Ceci résulte en partie d’une tradition bien établie en France, où les règles non écrites de l’enseignement supérieur et de la recherche ont longtemps eu tendance à dénigrer tout travail à caractère didactique (Bourdieu 1984).
- 1 Cf. les « Instructions » rédigées par Jean-Jacques Ampère (1853) envoyées dans toute la France lors (...)
- 2 On peut aussi consulter le volume Cahiers de musiques traditionnelles (1995) intitulé « Terrains ».
2En ce qui concerne l’ethnomusicologie, les conseils, appuyés d’exemples concrets, à l’attention des volontaires pour mener une enquête de terrain sont rares. Ils sont en partie hérités des recommandations formulées au XIXe siècle afin de conseiller les collecteurs de musiques et chansons populaires1. Nous sommes surtout dans le cadre de projets de transcription musicale, question qui rejaillit lors de la création de l’Unesco. Dans son Précis de musicologie (1958), Jacques Chailley invitait Claudie Marcel-Dubois, André Schaeffner et Constantin Brăiloiu à évoquer brièvement les problèmes liés à l’enquête elle-même, qui tranchaient franchement avec ceux concernant la musicologie d’alors. Mais c’est Gilbert Rouget qui fut le premier français à traiter véritablement du sujet en consacrant un article important à l’enquête d’ethnomusicologie (Rouget 1968)2.
3C’est donc avec grand plaisir que nous accueillons le manuel dont il va être question et qui égrène avec autorité de profondes vérités. Après avoir publié avec Frank Alvarez-Peyrere un Précis d’ethnomusicologie (2007), Simha Arom s’est associé au socio-anthropologue Denis-Constant Martin pour traiter des questions soulevées par l’enquête en ethnomusicologie au XXIe siècle. Le binôme fonctionne parfaitement car l’un bénéficie d’une très grande expérience de terrains, disons « ruraux », en particulier en Afrique centrale, tandis que l’autre s’est de longue date spécialisé dans les musiques urbaines pratiquées aux Etats-Unis, en France et en Afrique du Sud. Complémentarité indispensable pour couvrir un vaste champ de recherches, aborder toutes sortes de problématiques et fournir autant d’anecdotes pertinentes.
4L’ouvrage s’organise en sept chapitres précédés de prolégomènes et suivis d’un épilogue. Chacune de ces neuf parties se présente comme un cours sur un thème principal accompagné de citations, d’un appareil de notes de bas de page et d’une bibliographie propre. Alternent ainsi des questions de fond et des conseils pratiques enrichis d’exemples, soit personnels soit empruntés à des expériences narrées par d’autres chercheurs. Nous avons là un livre fonctionnel sous la forme d’un guide de format réduit pouvant se glisser dans la poche, être consulté par de futurs enquêteurs lors de leurs déplacements – souvent longs, inconfortables et fatigants – et emporté sur le terrain. De sorte que le livre peut être lu in extenso dans un premier temps, puis relu dans le désordre selon les centres d’intérêts : l’ethnomusicologie, définitions et débats ; l’ethnomusicologie aujourd’hui ; avant de partir ; questions d’éthique ; l’enquête ; la collecte ; analyse musicale ; validation et vérification ; le terrain et ses au-delàs.
- 3 Je pense en particulier aux ethnomusicologues européanistes, même si certains comme Claudie Marcel- (...)
5Sont évoqués mille petits problèmes qui guettent l’enquêteur et dont les chercheurs en musicologie classique occidentale ont très peu conscience : tractations administratives, douanières, mais aussi avec les musiciens eux-mêmes, certains trop modestes, d’autres trop exigeants. Vaincre les réticences, convaincre les acteurs du bien-fondé de sa démarche, mettre en confiance les autorités nationales, régionales, locales, politiques, religieuses, économiques, sont autant de dépenses d’énergie très chronophages et pourtant absolument incontournables, rarement exprimées dans un compte rendu de recherche. Notre société contemporaine, familiarisée avec les outils informatiques d’accès au savoir tend à vite faire oublier l’origine des sources documentaires et les difficultés à les réunir dans les conditions auxquelles se confronte l’ethnomusicologue du « lointain ». A ce propos, l’ethnomusicologie du « proche » est un peu négligée ici. Bien que les conditions matérielles de l’enquête y soient assez bonnes (climat, transports, maîtrise de la langue des « informateurs »3), les difficultés rencontrées, fort différentes, n’en sont pas moindres de celles signalées ici par Simha Arom et Denis-Constant Martin. Ce dernier prend d’ailleurs souvent la parole pour témoigner de son expérience dans des régions d’Afrique anglophone, très peu explorées par les ethnomusicologues français.
6On regrettera à ce propos que les cultures subsahariennes soient presque exclusivement évoquées au détriment du reste du monde. C’est une très bonne chose que d’en rappeler l’importance au plan de la recherche ethnomusicologique, mais ceci a tendance à laisser entendre qu’en dehors de ces immenses terrains, certes d’une fertilité quasi inépuisable, il n’y aurait pas d’ethnomusicologie possible. Avec clairvoyance les auteurs s’en défendent mais ceci transparaît malgré tout entre les lignes. Cette lacune aurait pu être comblée en citant quelques auteurs francophones rompus à l’enquête ethnomusicologique, tels que Constantin Brăiloiu, Jean-Michel Guilcher, Bernard Lortat-Jacob, Luc Charles-Dominique, Victor A. Stoichiță et quelques autres. Mais un rapide coup d’œil sur l’index des noms en fin de volume confirme l’étonnante absence de telles références. De même, des indications discographiques et filmographiques eussent été fort utiles. D’autant que la France et le monde francophone restent très bien placés dans ces domaines avec une production abondante et de grande qualité.
7La lecture n’en est pas moins vivante, pimentée qu’elle est d’historiettes qui plongent le lecteur dans la réalité concrète du terrain. Ces témoignages enrichissent considérablement le contenu de l’ouvrage, lui évitant d’être par trop théorique. Le bon sens pratique domine en effet ici et c’est tant mieux. Car au fond, ce petit livre au format de poche, est certes destiné aux apprentis ethnomusicologues – combien sont-ils encore dans le monde francophone à vouloir se frotter à tant de difficultés quand il est plus confortable de laisser parler devant son microphone une star des « musiques actuelles du monde » dans les coulisses d’une salle de spectacle ? – mais il va, à mon sens, beaucoup plus loin, en dessinant en creux les réalités de l’altérité dans son acception large, tout en nous renvoyant une image de nous-mêmes. Quels sont nos centres d’intérêt, nos méthodes, nos modes de pensée aujourd’hui ?
8S’il fallait faire quelques reproches sur le fond, je dirais que la finalité objective de l’analyse musicale est présentée comme une évidence ; le propos aurait, à mon sens, mérité d’être plus nuancé. Il faut en effet reconnaître que l’attitude positiviste d’une certaine « école française » d’ethnomusicologie principalement représentée par le LACITO durant ces trente dernières années, n’a plus vraiment le vent en poupe, en France comme à l’étranger.
9Ce livre a enfin le mérite de proposer une forme de profession de foi quant aux enjeux de la discipline. Ces deux chercheurs au palmarès éloquent relatent véritablement ce qu’ils ont expérimenté, souvent de manière empirique, dans des contextes historiques variés de l’après Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation et de l’évolution des techniques de prise de son et d’analyse musicale. Cette ethnomusicologie « à l’ancienne » n’en reste pas moins rigoureuse, la plus précise possible, extrêmement attentive à la parole des porteurs de tradition, à la compréhension et à la conservation de documents sonores, véritables pépites de la mémoire musicale de l’humanité.