1Danyèl Waro est né le 10 mai 1955 au Tampon, à La Réunion, quatrième d’une famille de cinq enfants. Comme pour la plupart des Réunionnais de sa génération, son enfance n’a pas été bercée par le maloya, et pour cause : officieusement interdite, cette musique traditionnelle héritée du temps des esclaves ne survivait que dans quelques familles, avant d’être sauvée et instrumentalisée par le Parti communiste réunionnais (PCR) qui militait pour l’autonomie de ce département français d’outre-mer.
2C’est d’ailleurs à l’occasion d’une fête du parti, dans les années 1970, que Danyèl Waro découvre le maloya. Cette rencontre changera définitivement sa vie. Mais à cette époque, c’est un genre musical encore très mal vu tant par la bonne société réunionnaise que par l’administration. Il faudra l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République française, en 1981, pour que se relâche la pression exercée sur le maloya et pour que ses acteurs soient progressivement reconnus comme de véritables artistes porteurs d’une tradition. Depuis le 1er octobre 2009, le maloya est classé au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.
3Aujourd’hui, cette tradition fait complètement partie de l’identité culturelle des Réunionnais et se décline sous des formes multiples. Elle est jouée par tous, quelle que soit leur origine, et on en oublierait presque qu’elle a failli disparaître. C’est qu’un important travail de reconnaissance a été mené en profondeur par des militants de la cause créole. Parmi eux, depuis le milieu des années 1970, Danyèl Waro fait figure de porte-drapeau. Poète, musicien, fabricant d’instruments, chanteur reconnu et apprécié par le milieu traditionnel qui l’a initié, il est parvenu, en quelques disques, à s’imposer comme un artiste de référence sur les scènes internationales des musiques du monde.
4L’entretien qui suit a été réalisé le 15 juillet 2016 dans le cadre du festival des Suds à Arles, quelques heures avant un concert donné par Danyèl Waro au théâtre antique.
V.Z.
Fig. 1. Danièl Waro en concert. Paiti Adam Oleksiak.
Danyèl Waro, vous souvenez-vous du tout premier contact, de votre première émotion liée au maloya ?
La première fois que j’ai vu et entendu le maloya, c’était à la fête de Témoignages, le journal du parti communiste, une fête que le parti organisait tous les ans… Parti auquel j’étais affilié, avec mon père, ma famille. On était militants autonomistes à ce moment-là. Il n’y avait pas d’expression d’opposition à la radio, à la télévision, dans les journaux, donc on était militants, en combattant un peu, un peu rebelles… Nous, on s’associait pour faire exister le journal Témoignages. On faisait la loterie, on vendait des trucs, on tenait des bars…
Pour cette fête, le parti communiste avait proposé à Firmin Viry de remonter sa troupe familiale, qui existait déjà à la fin des années 50 – ils étaient alors obligés d’aller jouer en cachette – et de proposer le maloya à tous les gens. En tant que membre du parti communiste, j’étais aux premières loges à ce moment-là. Je découvrais l’idéologie du PC. Et juste avant le meeting de Paul Vergès – le créateur du journal, qui vit toujours : le maloya de Firmin Viry.
Personne ne dansait, tout le monde était là en train de regarder, en train d’écouter, et moi j’étais là, dans le public, je découvrais les instruments, le phrasé, la danse, tout ça. Je me suis mis à danser. Le premier contact, ça m’a vraiment secoué, un peu comme une révélation. Et je me suis dit : « c’est ça que j’attendais depuis longtemps ». Ça correspondait bien à mon tempérament.
Je ne savais pas vraiment chanter. J’aimais chanter, oui, chantonner, gueuler dans les champs. Parce qu’on travaillait dans les champs, on plantait le maïs, on coupait la canne, quand on était gamins. On s’accompagnait comme ça, on chantait à tue-tête, mais sans justesse, sans leader, sans rythmique, rien. Je ne savais pas taper un rythme. Et ce maloya-là m’a mis dans cet univers-là : je me suis mis à danser et à répéter le maloya traditionnel de Firmin, bien sûr. Et après, au fur et à mesure, je me suis mis à construire mes propres paroles, mes propres airs, mes propres mélodies…
Quel âge aviez-vous à ce moment-là ?
J’avais 18 ans, la première fois que j’ai vu le maloya…
Jusque-là, vous avez donc grandi à La Réunion sans même soupçonner qu’une telle musique existait tout près de vous ?
C’était étouffé, c’était réservé à certaines familles qui avaient continué, en cachette, parce qu’elles devaient rendre hommage aux ancêtres. Donc faire une petite cérémonie, mettre à manger… Elles marquaient le coup en chantant quelques chansons, en tapant sur des bidons, mais sans faire de bruit, sans tapage nocturne, parce que c’était ça le problème. Parce que sinon elles se faisaient dénoncer par la bonne société ou par le voisin, le citoyen d’à côté. La police pouvait arriver, confisquer les instruments, s’il y avait des instruments.
Il y avait une espèce d’interdit non-officiel, mais un interdit quand même. En même temps, l’autocensure fonctionnait, le conditionnement continuait, dans la ligne de l’esclavage. Sur les grandes plantations, le maloya ne pouvait être que juste toléré, pour amuser cet outil de production qu’était l’esclave. Mais après, comme le maloya représentait une musique qui fédère, qui unit, automatiquement, il a été interdit dans les attroupements. On a dit « tapage nocturne », on a dit « attroupement », on a dit « sorcier », on a dit « satanique », on a tout dit sur le maloya, le tambour était condamné par la religion catholique, par le pouvoir colonial, par tout ça…
Quand j’étais petit, on entendait parler du maloya, on entendait le mot « maloya » dans le sega. Le sega est de la même famille que le maloya, c’est l’ancien nom du maloya, la danse des esclaves. Le mot « maloya » est entré après pour définir cette musique-là, il est entré dans tous les segas. On y parlait du maloya pour dire que c’est quelque chose d’extraordinaire, de super… Mais la forme du maloya, on ne la voyait pas bien. C’est après qu’on a vu, pour la première fois pour tous les Réunionnais, le rouleur, les instruments, la façon de chanter, la façon de danser, qui n’étaient pas le sega réunionnais.
Le sega était devenu un truc mélangé aussi, mais avec des instruments mélodiques, avec le côté un peu présentable, plus gentillet, plus folklorique. Ça n’était pas non plus, comme certains le pensent, réservé à des blancs. Le sega était une musique de La Réunion, jouée par tout le monde, par les ségatiers, quel que soit leur aspect physique. C’est de la même famille que le maloya, mais ce sega-là a réussi à être « tranquille », un peu à droite, un peu accepté par la droite, politiquement correct, folklorisé, avec les robes à fleurs, tout ça, en même temps que le quadrille créole, qui est aussi mélangé avec le sega. C’est pour ça qu’il y a eu une opposition sega-maloya. Alors que pour moi, le sega, c’était aussi une de mes nourritures dans les 45 tours que j’entendais à la radio. Mais on n’avait pas le droit d’écouter de musique à la maison.
Quand mon père est arrivé avec le poste de radio, on avait déjà un certain âge. Il disait : « à la maison, on ne va pas s’amuser à écouter de la musique ». On écoutait le bulletin d’information, les nouvelles du cyclone, et c’était tout. Après, on éteignait. De toute façon, on n’avait pas le temps. On allait faire les corvées, on allait travailler aux champs, on allait à l’école…
Mon père était dans une espèce de matérialisme austère, la rigueur, la difficulté… Il a vécu dans la difficulté, il a travaillé depuis l’âge de 12 ans pour nourrir ses frères parce que son père était mort, il n’y avait plus de parents. Il a grandi comme ça, avec en plus le côté communiste qui entre, le matérialisme : « le curé, c’est rien ; les fleurs, ça compte pas ; la musique, ça compte pas ». Pas de fantaisie, pas de plaisir, pas de loisir, il avait cette rigueur-là. Nous, on était un peu victimes de ça, on ne pouvait pas jouer, mais on a appris à travailler aux champs, bien sûr. On a appris la rigueur, on a appris tout ça, et c’est très important dans mon travail, même pour faire le métier que je fais, pour chanter comme ça : je suis dans une réalité avant d’être dans le plaisir de chanter. C’est important, le soubassement est construit, il reste le nuage, il reste la lumière, il reste la poésie, la fantaisie…
Le maloya arrive donc comme le complément obligé de la rigueur. Ça apporte la tendresse, ça apporte la spiritualité, ça apporte les fleurs. Je le dis dans une chanson : le maloya, c’est la fleur qui a manqué à mon enfance. C’est également la rébellion des esclaves, le chant de Firmin Viry à la fête de Témoignages. Mais c’est aussi la promesse que ma mère a faite à Marie quand j’étais petit, malade, comme on fait beaucoup de promesses aux différents saints, aux différentes religions, aux différents cultes, pour que l’enfant guérisse.
Voilà ! On a fait promesse devant la Vierge Marie de m’habiller en blanc et en bleu pendant cinq ans. Ça n’est pas seulement ça qui m’a guéri, mais ça a fait partie de ma guérison. C’est montrer aussi l’amour et le soin que ma mère m’a apportés, ma marraine, tout ça… J’avais la diphtérie, quelque chose qui était dans la gorge et dont on guérissait mal. On en mourrait plutôt, c’était un miracle si on vivait à ce moment-là, dans les années 50. J’ai réussi à m’en sortir grâce aux soins que me donnait ma mère. Elle me nettoyait tous les jours la gorge pour enlever cette espèce de voile. Je ne savais pas ce que c’était, moi, j’ai appris très tard que j’avais vraiment eu la diphtérie. Et donc, c’est cet amour-là, ces soins-là qui m’ont sauvé. Ce qui est marrant et assez ironique, c’est que l’organe le plus atteint, le gosier, c’est celui qui me donne mon nom aujourd’hui, celui qui est mon trésor, l’outil de mon bonheur : la voix bien sûr, avec les mots, avec la musique, avec le rythme.
Lorsque vous parlez du maloya, Danyèl Waro, on sent une espèce de verticalité, de profondeur. Vous y associez évidemment la poésie, mais aussi une dimension spirituelle. Vous évoquiez le culte des ancêtres, le contact avec eux à travers la musique… Cette dimension-là, y avez-vous eu accès rapidement ?
- 1 Néologisme créole inventé par Danyèl Waro pour exprimer le métissage de la société créole réunionna (...)
Quand je rencontre le maloya, quand je rencontre la musique maloya, le rythme, c’est quelque chose de fort, mais qui ne relève pas seulement de l’apprentissage du rythme, de cours à suivre, de leçons à prendre. Quelque chose de très fort, qui me secoue vraiment, qui me transporte de bonheur. Mais je ne m’en rends pas compte au départ. Ça n’est pas analysé comme ça, c’est au fur et à mesure, en étant à l’extérieur, en parlant d’émotions, en discutant avec des journalistes, en essayant de trouver les mots pour dire ce qu’est le maloya, l’identité, La Réunion, la batarsité (sic)1, tout ça…
C’est là que je me rends compte que la force qui m’a attiré, qui m’a secoué, n’est pas quelque chose de mesurable, de quantifiable, de vraiment rationnel. C’est quelque chose d’irrationnel, de spirituel. Je suis béni, béni par un saint ou par la Vierge Marie ou par Dieu ou par une espèce d’onde, comme ça. Je suis entouré, vraiment entouré, je suis dans le luxe spirituel. Ça n’est pas l’argent qui commande. C’est quelque chose comme une mission : je suis là, à ma place, c’est ça mon chemin.
…Votre chemin de Damas, en quelque sorte ! Vous vous mettez à danser, mais on est dans la fête du parti communiste et là, vous me parlez de ce luxe de spiritualité. On est tout de même passé d’un monde à un autre, non ?
Bien sûr ! Je suis dans un combat : les défavorisés, les classes sociales, marxisme, léninisme, plein de termes pour définir un combat social, un combat du plus petit, du plus faible par rapport au plus grand. Anticapitaliste, anti-impérialiste, anticolonialiste, qui est important pour être dans une communauté de rebelles, une communauté de résistance.
Quand je découvre le maloya, c’est sous sa forme musicale. Mais qu’est-ce que je raconte après, avec mes mots ? Je raconte la langue, la culture de la canne, celle du maïs, la culture des champs qui est déjà présente dans mon enfance. Dans cette culture de la langue, il y a les mots, il y a les images… En fin de compte, je découvre une partie du maloya à l’âge de 18-20 ans, mais j’en ai déjà découvert une bonne partie depuis petit : la végétation, la terre, le travail de la terre, l’artisanat, planter ce qu’on mange, et ça, ça n’est pas rien. J’apprends la liberté de l’estomac, la liberté pour le ventre, en même temps que la liberté de l’esprit. Tout ça, ça fait partie du maloya.
C’est pour ça que ça n’est pas seulement un rythme, une danse, quelque chose de fini, de visuel, qu’on note et puis c’est bon, on a les éléments… Non ! Et c’est aussi ce qui fait, entre guillemets, « ma force » : c’est d’avoir derrière moi ce combat, cette réalité terrienne, agricole, avec les mots, avec la poésie des mots.
Au-delà de la langue, ça signifie que le maloya a son écosystème ?
Voilà, oui, c’est un peu ça. Il fait partie d’un tout, c’est un tout, une espèce d’énergie qui résume tout, qui rassemble tout. C’est pour ça que quand arrive le maloya musical, dansé, avec groupes et instruments, il vient cimenter le tout. Il y a plein d’éléments qui me constituent : la terre, bien sûr, travailler, planter ce qu’on mange. Aller à l’école, apprendre la distance dans la théorie, dans l’intellect, apprendre les mots, et j’aime bien ça aussi. A l’école, j’étais un peu caractériel, un peu en contradiction, en rébellion… en fumiste aussi, parce que j’avais l’intelligence des mots, l’intelligence tout court. Et en même temps, il y a ce côté politique. Trois éléments donc, et ce maloya qui arrive pour cimenter tout ça, pour embellir tout ça, qui réunit tout, et c’est ça qui construit le chemin. Il y a une espèce de chemin politique, d’appareil politique, de slogan politique, et puis il y a ce cheminement personnel, artistique, spirituel…
Fig. 2. Danyèl Waro, photo de couverture du CD « Monmon » (Cobalt-Buda Musique 2017).
Photo Thierry Hoarau.
Est-ce qu’on peut parler d’initiation ?
Oui, c’est un peu comme une initiation, une initiation vers quelque chose de plus grand, de plus loin, de plus profond et de plus éternel. J’aime bien m’inscrire dans une éternité, je suis toujours vivant, c’est un esprit, c’est une âme, c’est une vie qui continue. Parce que sinon, on pourrit, comme ces eaux qui pourrissent et puis c’est fini. Et ça, c’est insignifiant. Il faut avoir plus de lumière pour aller plus loin.
Vous parlez du maloya comme de quelque chose de très englobant, de très profond à la fois. Or depuis quelques années, ce maloya qui était quasiment interdit quand vous étiez jeune, voilà qu’il éclate et que ses formes se multiplient. Il y a aujourd’hui de l’électro-maloya et toutes sortes de déclinaisons nouvelles. Vous-même, comment vous y retrouvez-vous ? Est-ce que pour vous, ce maloya multiple est toujours le maloya ?
C’est toujours le maloya selon ce qu’on met dedans. Aux artistes plus jeunes, je dis qu’il faut construire ce maloya, pas en faire un business. Il faut que l’essentiel reste. L’essentiel, c’est cette globalité, cette inscription, cette gravure dans le temps, dans l’espace, garder l’esprit, garder l’essence, quelle que soit la forme musicale. Donc avoir un lien avec le passé et être dans tout l’espace, dans tous les éléments, et se comporter avec respect, avec une manière d’être, une manière et un fond qui se joignent, qui ne se contredisent pas. Ça, c’est beaucoup plus difficile : même si on fait du traditionnel, on peut faire n’importe quoi. Donc, il faut veiller à ce qu’il y ait quelque chose de très profond, religieux ou spirituel, qui ne s’inscrive pas dans le temps court, mais très long. La forme est moins importante à ce moment-là. C’est juste qu’on garde l’esprit du maloya, l’esprit de l’humanité dans le maloya. Si c’est trop « business », ça va détruire, ça va déformer, ça va fausser, il y aura des déchets.
Mais où chercher cette profondeur, cette verticalité ? Les racines profondes du maloya sont-elles toujours vivantes ? Les tenants traditionnels du maloya, les gardiens de ses racines profondes, sont-ils toujours là à La Réunion ?
C’est toujours présent, mais il faut les cultiver, il faut continuer à arroser. On a toujours ces espèces de soubassements, de rituels, d’hommages aux ancêtres. Ça existe, ça a repris de la force, justement, avec le renouveau du maloya. Parce qu’il y a eu des agents du maloya, il y a eu des musiciens pour tenir une nuit, il y a des instruments… Il y a ce truc-là qui bouillonne, mais qui n’est pas accompagné réellement par les radios ou les institutions. Il faut que les groupes, les musiciens, fassent leur propre terrain, leurs propres plantations, leurs propres semences, et c’est bien aussi que ça appartienne aux gens, que ça ne passe pas non plus par une espèce de semence artificielle où de médiatisation trop abondante, trop poussée. En même temps, on est un peu en lutte pour passer à la radio et à la télévision, pour qu’on y ait droit. Mais il ne faudrait pas non plus que ça soit trop « consommation », trop « petit pain »… C’est compliqué à doser.
Pour que le maloya conserve une essence, il faut respecter une manière de vivre. C’est indissociable. Le combat pour le maloya, c’est un combat pour l’environnement, c’est un combat pour la planète, pour la nature, pour s’inscrire dans la nature, mais pas contre la nature, pas pour utiliser la nature. Pour moi, c’est un combat général, il est pour la musique, il est dans le comportement humain, pour la liberté, pour l’amour, pour la beauté, pour la maîtrise de son environnement. Tout ça, ça va ensemble, ça n’est pas séparé, c’est impossible à séparer.
Revenons à ce coup de foudre, lors de cette fameuse fête du Parti Communiste. Vous entendez Firmin Viry et ensuite, vous allez vers les praticiens du maloya. Or vous êtes communiste, blanc, intellectuel… Comment vous accueillent-ils alors ?
Les maloyas de cette époque étaient généralement aussi communistes. Firmin Viry, Granmoun Lélé étaient dans le Parti Communiste. Mais la couleur politique, ça n’est pas vraiment un problème. Les gens disent qu’ils sont communistes et donc ceux qui sont à droite n’en veulent pas. Mais ils ont le soutien des communistes. Donc moi, je me retrouve accueilli par ces gens-là. Maintenant, les maloyas proprement dit, comme Firmin Viry, comme ses neveux, comme René Viry, comme Granmoun Lélé, comme Lo Rwa Kaf, tout ça… je suis avec eux dans une démarche pour aider le maloya, parce que nous sommes militants du maloya et en même temps militants pour la liberté. Il s’agit de faire reconnaître ces gens-là, leur musique bien sûr, mais aussi eux-mêmes en tant que personnes, en tant que musiciens, des gens capables, des gens de valeur. C’est surtout ça le départ.
A ce moment-là, c’est sûr, je ne corresponds pas à l’image. Je peux paraître un voleur de musique, un voleur de quelqu’un. Même s’il y a déjà des mélanges au niveau du maloya, même si à La Réunion il y a le Kaf-Malbar qui est mélangé, il y a Firmin Viry et d’autres qui sont métissés. Le métissage est déjà là. Sauf que moi, j’arrive vraiment avec une gueule dépareillée, à l’opposé, avec des lunettes, avec un côté un peu intellectuel. Est-ce que je sais faire du maloya ? Je ne me pose pas la question, j’essaie de faire un premier morceau, j’essaie de jouer le kayamb. Je ne sais pas jouer le kayamb… Donc je me fais ma place au fur et à mesure. Et quand j’ai des encouragements de la part de ceux qui font réellement du maloya et qui sont dans la tradition – tradition cassée, coupée, hachée par les tabous, la honte, les interdits – je gagne des points au fur et à mesure.
Mais je sais très bien que je viens déranger. Et en même temps, j’aime bien déranger. Si on ne dérange pas, les questions ne se posent pas et on reste dans les a priori, dans le communautarisme, dans les idées du genre « lui, il peut jouer le maloya, lui, il ne peut pas, ça n’est pas son affaire ». En gros, pour beaucoup de gens, ça n’est pas mon affaire. Qu’est-ce que je viens faire là, avec ma gueule dépareillée, avec ma gueule qui jure ? Mais moi j’aime bien ce côté-là où je dois faire ma place. Et j’ai intérêt à faire bien, à faire mieux, même. Quand tu n’es pas dans le milieu, tu as intérêt à être encore plus fort que les autres, entre guillemets, sans être vraiment plus fort, mais à faire ta place. Et j’aime bien ce positionnement là. Avoir des mots forts pour faire exister mon maloya à moi, et en même temps honorer les plus vieux, comme Firmin Viry.
J’ai toujours dit : Firmin Viry, c’est mon parrain. Merci Granmoun Lélé, merci Lo Rwa Kaf, merci Granmoun Baba, merci à tous ceux qui sont avant moi et qui m’ont nourri avec le maloya ! Merci aux cérémonies, merci… Je dis tout le temps merci. Je dis merci aux gens en général, aux amis, ceux qui ont disparu ou ceux qui sont vivants. Merci, c’est tout bénef (sic) pour moi. Je suis béni, je ne savais pas par qui, mais en tout cas par eux !