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Dossier : Perspectives – Quel devenir pour l’ethnomusicologie ?

Du Caire à Nantes. Parcours et reformulations du zār, de ses musiques et de ses acteurs

Séverine Gabry-Thienpont
p. 137-153

Résumé

Cet article examine les reformulations et circulations des musiques d’un rituel de possession. La récente multiplication des contextes de diffusion de ces musiques donne à entendre des répertoires musicaux considérés comme « traditionnels » et/ou « en déclin » tant dans le cadre de projets locaux (archivage, patrimonialisation, concerts) que de fusions musicales électro internationales (comme le montre le projet Urban Baladi du festival de Rezé) précisément en vertu de cette caractéristique « traditionnelle », notamment du point de vue des musiciens qui s’en emparent. La prise en compte de ces évolutions au prisme d’une approche ethnomusicologique me permet de questionner les dynamiques de changement actuellement à l’œuvre sur la scène musicale égyptienne.

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Texte intégral

Je tiens à remercier Nicolas Puig pour sa relecture extrêmement profitable et pour nos passionnants échanges autour des réflexions développées dans cet article. Je remercie également Jérôme Ettinger pour m’avoir invitée à Rezé et m’avoir permis d’assister aux répétitions d’Urban Baladi ; Ahmed El-Maghraby et Zakaria Ibrahim pour leur disponibilité et leur accueil ; Ḥasan Bergamon, enfin, personnage central du milieu du zār au Caire, pour sa gentillesse et ses précieuses explications.

1Nous sommes en février 2016 à l’Institut français du Caire. D’un souffle, Ḥasan soulève sa tambūra, une lyre imposante à six cordes, décorée de colliers, de coquillages, de perles, de cordons, de pompons colorés et de bandes de tissus chamarrés. Il la cale perpendiculaire à son ventre, égraine quelques notes pour vérifier l’accord, puis commence son riff en grattant les cordes de sa main droite, à hauteur de la caisse de l’instrument, pendant que les doigts de sa main gauche se posent sur certaines cordes pour étouffer leur résonance. Le riff en question, c’est celui du chant Yawra Bey, bien connu des adeptes du rituel de possession dénommé zār. Pendant que Hasan joue, il observe d’un œil interrogateur les autres musiciens présents, à l’affût de leurs réactions.

2Et le riff séduit : les musiciens égyptiens le connaissent bien et se l’approprient instantanément, tandis que les musiciens étrangers entendent immédiatement différentes manières d’arranger le chant et de s’en emparer. L’improvisation commence, les essais se succèdent. Yawra Bey est remanié, mixé, fractionné, enrichi… transformé. Une transformation qui permet néanmoins de continuer à le reconnaître alors qu’il est extrait de son contexte rituel pour être inséré dans la même veine musicale que les autres morceaux prévus au programme du concert. Le riff « traditionnel » a donné naissance à une création musicale électro.

3Jérôme Ettinger, directeur artistique du projet Urban Baladi, cherche de nouveaux morceaux à travailler avec les dix musiciens présents pour le concert prévu à la fin de la semaine en clôture des cinq jours de résidence musicale. Parmi ces musiciens, cinq sont égyptiens, dont quatre s’avèrent particulièrement familiers du rituel zār.

  • 2 Voir à ce sujet le dossier « Festivalisation(s) » des Cahiers d’ethnomusicologie (27/2014).

4Dès ses débuts, l’ethnomusicologie s’est intéressée aux formes de possession rituelle. Travailler sur un tel sujet implique de connaître les nombreux travaux menés dans ce domaine, ainsi que les méthodes d’investigation appropriées. Cela nécessite aussi, pour une compréhension totale, de suivre de manière systématique les déplacements de ces rituels, notamment vers la scène2. Or ces déplacements se situent depuis peu au cœur de l’histoire du zār égyptien, de ses musiques et de ses acteurs, phénomène que l’on retrouve au sein de rituels similaires dans d’autres pays, notamment chez les Gnawa du Maroc (Kapchan 2007 ; Majdouli 2007 ; Pouchelon 2012), mais selon des modalités et des temporalités différentes. L’ approche ethnomusicologique du zār en Egypte impose de centrer son regard sur l’évolution des pratiques et des parcours qui ont pour point de départ ce rituel, en multipliant les terrains.

5L’objectif de cet article consiste donc à étudier les nouvelles recontextualisations des musiques associées au zār. Il s’agira d’abord de présenter brièvement la pratique rituelle, puis de retracer l’histoire récente de sa patrimonialisation dans un contexte égyptien où le zār a mauvaise presse, avant de présenter les nouvelles expériences de création musicale électronique réalisées à partir de chants du zār qui en découlent.

Le zār, ses terrains, ses acteurs

  • 3 Après avoir réalisé un mémoire de Maîtrise à l’Université Paris-Sorbonne sur le zār en Egypte, Saja (...)
  • 4 Mohammed Al-Ǧūhary (2011 : 280) estime que la présence du zār en Egypte remonte aux années 1870. Ce (...)

6Indissociable de sa dimension religieuse, et pourtant profondément « païen » et « archaïque » si l’on en croit ses détracteurs, le zār est le nom donné à un rite de possession majoritairement suivi par les femmes. Il se pratique dans d’autres pays, Ethiopie (Leiris 1958, Ketcham 2010), Soudan3, Iran (Gharasou 2014), Oman (Sebiane 2015), où il prend des formes diverses. Supposé originaire d’Ethiopie et du Soudan, ce rite aurait pénétré l’Egypte au XIXe siècle4. Permettant à la fois de déterminer qui sont les esprits perturbateurs et d’accéder à un état de conscience modifiée par la transe en guise de traitement thérapeutique, la musique représente une composante indispensable du rituel.

  • 5 En Egypte, ce terme est spécifiquement employé dans le cadre des répertoires musicaux du zār, compr (...)

7Dans les travaux qui lui sont consacrés, qui se limitent aux pratiques de la capitale (Mazloum 1975, Battain 1997, Harfouche 2002, El Hadidi 2016), on apprend que les musiques du zār entendues au Caire se répartissent en trois répertoires (dits daqqa, la frappe5), tous destinés à honorer les esprits. Selon les périodes, ces trois répertoires n’ont pas la même dénomination, mais leur description reste très proche : l’un est présenté comme étant d’origine soudanaise et bien souvent désigné par son principal instrument de musique, al-Ṭambūra (lyre à six cordes, personnifiant les esprits) ; un autre est défini en arabe par l’adjectif Maṣri (Egyptien) ou Ṣa‘    īdi (du Ṣa‘ īd, la Haute-Egypte) ; le dernier porte le nom d’un chef confrérique soufi, Abū al-Ġayṭ, dont le village éponyme est situé à Al-Qalyubiyya, à trente kilomètres au nord du Caire. Les membres de ce groupe jouent pour les chefs confrériques et les saints musulmans, tandis que la daqqat al-Ṭambūra permet d’honorer les esprits soudanais et éthiopiens, et la daqqat maṣri ceux de la Haute-Egypte.

8Chacun de ces groupes musicaux fait intervenir quatre catégories d’acteurs. La kudiya, l’officiante, maîtrise parfaitement les différentes étapes constitutives du rituel. Au Caire, il n’existe quasiment plus de kudiya en vie. Le ra’ïss (ou ra’ïssa) al-zār, homme ou femme, qui cohabitait avec la kudiya, occupe désormais sa place. Il/elle connaît les chants et dirige les musiciens. Les šaġġālīn (sg. šaġġāl), artisans du zār, manient les instruments de musique qui œuvrent au dialogue avec les esprits. Ces trois premiers types d’acteurs, dont le savoir-faire musical est dévolu au rituel, occupent des positions hiérarchisées : leur travail, comme leur statut, se définissent en fonction de la tâche qui leur est attribuée. Quatrième acteur, l’adepte est désigné par les šaġġālīn comme le zabūn (pl. zabā’īn), le client. La dimension commerciale est très présente, aucun aspect esthétique ou artistique n’entre en ligne de compte. Pour les zabā ’ īn – des femmes pour l’écrasante majorité –, pratiquer le zār permet de se retrouver entre soi : cela relève tout à la fois de la thérapie et du plaisir de vivre ensemble, de la joie d’un moment partagé qui embellit le quotidien et offre un espace extérieur à la maison, propice à une transgression en douceur – ou inavouée – des normes religieuses et sociales. Nombre d’adeptes font savoir que, pour telle ou telle habituée, il n’est pas nécessairement question d’esprit tourmenté ou de corps blessé, mais d’un moment de plaisir et de détente partagés. Pratiquer le rituel en devient presque secondaire. Aux discussions autour de l’augmentation des prix ou du comportement de telle adepte absente ce jour-là, se mêlent les danses : certaines sont effectuées sans la moindre retenue ; d’autres, plus statiques, s’imprègnent de mouvements rappelant ceux des soufis lors des dhikr. Contrairement à ce que quelques-unes affirment en début de séance – « je n’ai pas besoin de pratiquer le zār, je viens juste pour écouter » –, toutes ces femmes sont susceptibles de « descendre » (yenzel), terme usuel pour signifier que l’adepte va s’avancer près des musiciens pour danser, si la daqqa est celle qui convient à l’esprit qu’il leur faut honorer. Une intimité se crée alors, dimension supplémentaire à cet entre-soi et part cachée de ces femmes, révélée par la « descente » de l’adepte qui, si elle parvient à la transe, s’offre en confiance au regard des autres.

9Rapidement, mes enquêtes m’ont permis de considérer que les chants du zār se situaient au centre de réseaux relationnels plus vastes, amenant certains des acteurs sur des terrains émergents, sans objectif thérapeutique, à vocation non pas fonctionnelle, mais artistique. Les « travailleurs du zār » deviennent alors des musiciens (mūsiqiyyīn).

  • 6 Les enquêtes dans le sud du pays révèlent des pratiques différentes en bien des points, où la parti (...)

10Les premiers pas de l’enquête m’avaient d’abord menée dans le Ṣa‘ īd (sud du pays), avant de me conduire au Caire, plus particulièrement dans le quartier d’Abū al-Su ‘ ūd, bordant l’imposante rue Ṣalāḥ Sālim. A l’issue de la première séance rituelle à laquelle j’assistai, le ra’ïss al-zār Ahmed al-Šankahawi, que je rencontrais pour la première fois, me proposa de venir les écouter, lui et ses musiciens, dans un théâtre du centre-ville, El-Ḍamma, où ils devaient jouer cette même semaine le jeudi à 21h. Il apparaissait d’emblée évident que la présence des mêmes musiciens au sein de ces deux espaces, celui de la performance rituelle et celui de la scène, constituait la formule du zār égyptien tel qu’il se pratique aujourd’hui dans la capitale6. Les espaces de la performance rituelle et de la scène devaient donc être examinés simultanément.

Patrimonialisation, valorisation et reformulation du zār

11En 2000, El-Mastaba Center est fondé par Zakaria Ibrahim7. Deux ans plus tard, le Egyptian Center for Culture and Arts, MakAn voit le jour à Giza, avant d’être déplacé en centre-ville. Son instigateur, Ahmed El-Maghraby, fort d’une expérience auprès du Ministre de la culture Farouk Hosni – qui a occupé ce poste de 1987 à 2011 – et en tant qu’attaché culturel au consulat d’Egypte à Paris, a souhaité créer à travers MakAn un véritable centre d’archivage des musiques traditionnelles égyptiennes, basé au Caire, au cœur de la ville. Ces deux centres ne travaillent pas ensemble, mais la même motivation les anime : préserver et faire connaître un héritage musical considéré comme la « mémoire culturelle »8 de l’Egypte, et le faire valoir en tant que patrimoine immatériel. A cet égard, leur activité s’illustre par l’organisation hebdomadaire de concerts ainsi que par la constitution d’une médiathèque où l’on peut consulter les archives sonores et visuelles collectées aux quatre coins du pays. Ces deux institutions valorisent particulièrement la diversité des expressions musicales égyptiennes.

  • 9 C’est le cas pour les groupes Rango (El-Mastaba) et Mazaher (MakAn).

12L’un des répertoires estimés « en perdition » ayant retenu l’attention des deux directeurs et de leurs équipes a été le zār. Outre la collecte de chants et de musiques dévolus à ce rituel, des groupes, présentés sur les sites internet et les pages Facebook de ces centres comme les témoins de traditions musicales aux origines multiples profondément ancrées en Egypte9, ont été constitués avec des acteurs du rituel, ra’ïss al-zār et šaġġālīn. Leur savoir est désormais mis en valeur durant les concerts organisés par les deux centres. Lors de ces concerts, le groupe qui rencontre le plus de succès est Mazaher. Il est composé de deux ra’ïssa al-zār et de ṣaġālīn qui jouent un pot-pourri de leur répertoire tous les mercredis soirs à MakAn. En parallèle, ces femmes poursuivent une pratique rituelle à part entière. Elles ont été sélectionnées par Ahmed El-Maghraby pour intégrer ce centre. Leurs représentations ne consistent pas à établir un moment privilégié avec une possédée, avant de la soulager en contentant le ou les esprit(s) qui la tourmente(nt), mais à faire entendre à un public éclectique ce qu’est le répertoire musical du zār.

  • 10 Dans cette émission, Lilian Dawood présente d’emblée le zār comme un rituel honni par la religion, (...)
  • 11 « The ECCA is not researching or documenting the ritualistic aspects of the Zar, rather it focuses (...)

13Grâce à MakAn, leur renommée s’étend à l’international. Elles sont reconnues pour pratiquer un zār authentique, présenté comme « art du patrimoine égyptien » (fān min al-turaṯ al-maṣri), pour reprendre les mots de Lilian Dawood, journaliste désormais expatriée d’ONtv, chaîne égyptienne à grande audience, qui présentait le groupe Mazaher dans son programme Al-Sūra al-Kāmila en septembre 201410. Par son intégration à ce centre, le savoir de ces musiciennes du zār est valorisé, alors qu’il ne l’est pas pour celles ou ceux non rattachés à une institution quelconque. Le zār en contexte de performance rituelle est un rite ḥarām (interdit du point de vue des normes islamiques). Il est associé à l’idée de perdition, de débauche, et considéré comme un rite qui se situe dans le champ de l’illégitimité sociale. Mais, pratiqué à MakAn, il devient acceptable car il est légitimé par l’institution, du fait de la suspension de la relation entre esprits et maux physiques, particularité d’ailleurs expliquée sur le site11. Il acquiert le statut d’exercice ludique et esthétique, et la salle de concert, d’« espace de moralité » (Puig 2011), conférant aux musiques qu’elle filtre une aura de licéité.

  • 12 Le même phénomène a été noté par Nicolas Puig au sujet des musiciens de mariage au Caire, où passer (...)
  • 13 Ces centres sont devenus les plaques tournantes des enquêtes sur les musiques égyptiennes, et les c (...)
  • 14 Qu’ils soient interrogés par des étudiants égyptiens (par exemple de l’Université américaine du Cai (...)

14Désormais valorisés pour leur savoir-faire, et non plus critiqués pour la pratique d’un travail inconvenant, certains acteurs sont ainsi projetés sur la scène des arts musicaux et des traditions patrimonialisées. Ils accèdent au rang de musiciens et sont présentés comme tels sur les sites internet des centres, les flyers et affiches de concert, les pages facebook. L’épicentre de leur métier s’est déplacé de l’espace rituel à la sphère publique. Ces musiciens considèrent l’aptitude à passer d’un milieu à l’autre comme une marque de professionnalisation12, avec une nouvelle donnée incontournable dans l’équation : le fait d’être en contact avec des musiciens étrangers et d’être impliqués dans des projets artistiques mettant en forme savoir musical et faculté de s’adapter à d’autres manières de jouer, d’autres instruments, d’autres langues, permet d’entériner cette position de musiciens professionnels. En outre, cette récente proximité des acteurs du zār avec les entrepreneurs culturels les conduit à être soumis à des questions sur leurs pratiques rituelles, tant de la part de chercheurs13 que de journalistes. Les musiciens en sont ainsi venus à développer un même discours historicisé, quel que soit leur interlocuteur14 : leur pratique musicale et rituelle a été intellectualisée sous une forme qui fait désormais référence.

  • 15 Ce type de discours est appuyé par l’ethnomusicologue Michael Frishkopf (Alberta University), qui p (...)

15La démarche de sauvegarde, que ce soit par les enregistrements et l’archivage ou par la diffusion de concerts, ne constitue toutefois pas une fin en soi. Contrairement à certains répertoires chantés estimés immuables et qu’il ne faut en aucun cas modifier pour en préserver l’authenticité, comme c’est le cas des chants coptes (Gabry 2009, 2010), les « traditions musicales » associées au zār sont à présent envisagées comme les supports de nouvelles créations musicales, seul moyen, selon les directeurs, de continuer à faire vivre les musiques égyptiennes. Ne pas bloquer leur progression, les laisser se nourrir d’influences exogènes, voire provoquer ces rencontres, font partie des objectifs de ces centres, au même titre que la documentation et la sauvegarde. La volonté de création qui s’en dégage se manifeste ainsi par la constitution d’ensembles de musiciens repérés individuellement, puis invités à jouer ensemble, pour faire « revivre » des musiques « en voie de disparition ». Il s’agit également de croiser genres et styles musicaux et de promouvoir les échanges artistiques. Enfin, pour l’équipe d’El-Mastaba Center en particulier, l’objectif consiste aussi à étendre les connaissances de ces musiques aux nouvelles générations pour valoriser l’idée d’un savoir des traditions comme base d’une ressource créative15.

16Dans cette perspective de renouvellement des musiques, le directeur de MakAn, Ahmed El-Maghraby, a ainsi initié des concerts intitulés Nass MakAn, les Gens du MakAn, affichant d’emblée une idée de foule et de brassage. Inspiré par cette phrase de cheikh Amin Al-Khūlī : Awal al-taǧdīd, qatal al-qadīm fahman, « le commencement du renouveau est de tuer l’ancien en l’assimilant », il s’agissait pour lui de développer, voire de renouveler un matériau considéré comme traditionnel en le mettant en contact avec d’autres sphères stylistiques (communication personnelle, novembre 2016). La volonté consiste à provoquer des rencontres musicales entre musiciens étrangers, d’horizons musicaux divers, et musiciens « traditionnels » désormais sous contrat à MakAn.

  • 16 Quand les directeurs de ces deux centres parlent des musiques qu’ils estiment traditionnelles, ils (...)

17Dans le même esprit, Zakaria Ibrahim, directeur d’El-Mastaba Center, a constitué des groupes. Constatant la globalisation à l’œuvre dans le monde musical en général, Zakaria Ibrahim considère que le déclin de pratiques « traditionnelles » a tendance à éloigner les musiciens de leur audience initiale, pour les projeter dans le contexte de la pratique artistique contemporaine (communication personnelle, octobre 2016). Il estime donc nécessaire d’agir en réintroduisant, selon ses propres termes, les musiques dans leurs contextes initiaux et de provoquer ainsi « un réveil de la conscience de la diversité et de la complexité des musiques égyptiennes » (ibid.). L’ attrait pour al-musika al-taqlidiyya16 est ainsi mis en parallèle avec l’importance qu’elle occupe tant au sein du quotidien des Egyptiens qu’au cœur de leur construction identitaire. Derrière l’expression al-musika al-taqlidiyya, il y a tout à la fois l’idée localement reçue de ruralité, de pratiques marginales, de musiques techniquement pauvres et, donc, peu dignes d’intérêt. Mais ces centres transforment ces répertoires en témoignages culturels : leur intérêt intellectuel dépasse ainsi leur intérêt esthétique, quel qu’il soit.

Fig. 1. Le rango, conservé à El-Mastaba Center, Le Caire (avril 2016).

Fig. 1. Le rango, conservé à El-Mastaba Center, Le Caire (avril 2016).

Photo Séverine Gabry-Thienpont.

18Parmi les groupes constitués, il y a Rango, qui joue régulièrement dans des festivals à l’étranger comme au Caire. Ce groupe tient son nom de l’instrument éponyme, un xylophone joué avec quatre mailloches et dont le résonateur de chaque touche est une bouteille en plastique plus ou moins allongée, déformée par la fonte, puis peinte à la bombe de plusieurs couleurs : argenté, noir et blanc. Sa gamme pentatonique permet le jeu du même répertoire que celui de la ṭambūra.

  • 17 Egalement nommé šaẖālīl par Mohammed Omran (Omran 2007 : 77), ou encore šaẖāšiẖ par Tiziana Battain (...)

19Chaque concert débute de la même manière : Ḥasan joue un riff à la ṭambūra, débute son chant, puis un autre chanteur, reprenant certaines phrases en chœur avec lui, l’accompagne à l’aide d’un petit tambour (ṭabla) cylindrique à double membrane, sur lequel il bat le rythme à l’aide d’un tuyau en caoutchouc épais. Au bout de quelques minutes, un danseur portant sur ses hanches le manǧūr – ceinture constituée de sabots de chèvres – et agitant un šuẖšila, hochet pourvu d’un manche en bois dont le réceptacle est fait d’une canette ou d’une bombe aérosol vide, percée de petits trous à son extrémité17, entre en scène. Le trio ainsi constitué introduit le groupe Rango. Les concerts commencent toujours ainsi, montrant le noyau dur, implicitement « traditionnel », du groupe soudanais. Le groupe s’élargit ensuite. Ḥasan empoigne alors la légère simsimiyya – petite lyre aux cordes métalliques –, chante, alors que plusieurs autres musiciens, certains coiffés de bonnets aux couleurs panafricaines (rouge, jaune, vert) agrémentés de fausses dreadlocks leur tombant sur la nuque, jouent des percussions – darbukka, djembé, tambours, šuẖšila – et reprennent en chœur les phrases d’abord chantées par Ḥasan, avant que certains d’entre eux ne s’avancent sur le devant de la scène et chantent en solo. Ce n’est que vers le tiers du concert (jamais plus tôt) qu’est amené l’instrument phare du groupe : il faut créer une attente pour appâter le chaland-auditeur. Le rôle de l’un des danseurs – que l’on retrouvera plus tard accoutré d’un pagne, de jambières et de manchons à poils longs, blancs, et coiffé de grandes plumes de la même couleur – est d’auréoler l’instrument de mystère en créant à ce moment-là une interaction particulière avec le public. Le danseur s’agenouille devant l’instrument, s’écrie « Rango ! », se relève et prend à partie les spectateurs pour qu’ils acclament eux-aussi le rango. L’objectif qui se détache de la scène est de ne pas laisser l’instrument dans l’anonymat ni la banalité. Une aura de mystère autour du rango participe de la popularité de ce groupe, sous le regard placide de Ḥasan, parfaitement insensible à ces démonstrations factices de dévotion.

Fig. 2. Concert du groupe Rango organisé pour ses vingt ans, organisé au Dār el-Opera, Zamalek, Le Caire (10 novembre 2016).

Fig. 2. Concert du groupe Rango organisé pour ses vingt ans, organisé au Dār el-Opera, Zamalek, Le Caire (10 novembre 2016).

Photo Séverine Gabry-Thienpont.

  • 18 Pour une définition et une approche du folklore et de la folklorisation en musique, se référer à Bo (...)
  • 19 On peut lire sur le site internet d’El Mastaba Center que cet instrument n’est plus en usage depuis (...)

20Une certaine confusion émane de la constitution de ce groupe, en rapport avec la façon dont il est présenté par son contexte d’énonciation. Sur scène, le rango, censé être un instrument de divertissement, se trouve associé à un danseur dont la tenue et la fonction – le contact avec les adeptes, aide au dialogue avec les esprits – ont une vocation clairement rituelle, en rapport avec le répertoire musical de la ṭambūra. La confusion générée est liée à la folklorisation18 d’une pratique selon des particularités plus ou moins claires, instrumentalisées. Si, comme l’affirme Ḥasan, la ṭambūra a été introduite en même temps que le rango en Egypte par les esclaves soudanais au XIXe siècle, que l’un était dévolu au zār et l’autre, aux fêtes19, les deux sont à présent réunis sous une même bannière, celle d’une musique de rituel déchu. En réunissant les deux instruments au sein des mêmes concerts sous la dénomination Rango, avec pour seul interprète Ḥasan, le brouillage des pistes est effectif et représente la spiritualisation abusive d’un répertoire qui ne l’est pas en contexte de performance. Mais ce faisant, la charge exotique du Rango se trouve doublée d’une charge spirituelle dont les organisateurs des concerts tirent parti pour valoriser le caractère censément authentique de cet instrument, partant sans doute du principe que la présentation ritualisée de la musique en soutient l’authenticité. Rango d’El-Mastaba Center est un groupe musical dont le répertoire estimé disparu est remis sur le devant de la scène, et donc sauvegardé, grâce à la rencontre entre Ḥasan et Zakaria Ibrahim, naissance d’une collaboration entre le musicien en quête d’emploi et l’entrepreneur culturel passionné.

21Entre ces deux centres, on constate qu’en dépit d’objectifs identiques, les manières de mettre en scène le patrimoine diffèrent. A MakAn, le revival du zār se traduit par des concerts que l’équipe cherche à rendre très proches de la pratique rituelle : dans la troupe Mazaher, la ra’ïssa al-zār chante, accompagnée de ses šaġġālīn, légèrement en retrait. L’ ambiance créée est intime, peu de lumières, pas d’effets sonores – tout est acoustique –, des coussins posés à même le sol en plus des chaises pour permettre au public d’accéder, s’il le souhaite, à une certaine proximité avec les musiciennes. A El-Mastaba Center, il s’agit davantage de prendre pour point de départ des données traditionnelles – les chants du répertoire de la ṭambūra, par exemple – et de les reformuler au sein de ce qui constitue en fait des créations musicales, mais non systématiquement revendiquées comme telles, comme c’est le cas du groupe Rango.

22Dans les deux cas, ces mises en scène traduisent un processus réflexif autour des notions d’ancien et de nouveau, de musique perdue et de musique retrouvée, de tradition immuable et de création novatrice, ces notions contraires et ambivalentes finalement sans cesse conjuguées pour aboutir à des programmations musicales où le spectateur, tout en prenant beaucoup de plaisir, s’enquiert constamment du caractère « authentique » de ce qu’il entend.

Autour des musiques du zār. Rencontres, échanges et projets musicaux

  • 20 En 2001, Laurent Aubert remarquait que dans l’imaginaire collectif, « l’Oriental se plaît […] à man (...)

23Dans cette double dynamique de création et de professionnalisation artistique des acteurs du zār, ces centres culturels sont devenus les plaques tournantes de nouvelles transactions musicales entre Egyptiens et étrangers. Leur visibilité sur Internet et les réseaux sociaux explique que bon nombre d’organisateurs de festivals dans le monde fassent appel à eux et organisent ainsi la mobilité des musiciens et de leur savoir-faire, répondant à la soif de découverte des spectateurs. Cette curiosité est également celle d’artistes étrangers qui expriment leurs projets de créations à partir de répertoires « exotiques », porteurs d’une certaine étrangeté. Les répertoires les plus attractifs sont ceux dotés d’une charge spirituelle : le zār, encore peu connu, devient ainsi de plus en plus prisé20.

24En février 2016, l’Institut français d’Egypte du Caire publiait une photo de Ḥasan accompagné de sa ṭambūra sur sa page facebook pour informer de la présence de musiciens français et égyptiens au sein de son auditorium. Cette résidence d’une semaine, menée dans le cadre d’un projet de création musicale intitulée Urban baladi, s’achevait par un concert dans l’auditorium de l’Institut, avant d’être présenté en France, à Rezé (banlieue nantaise), dans le cadre d’un nouveau festival, Focus Metropolis, le mois suivant.

25Jérôme Ettinger a rencontré Ḥasan dès les débuts de MakAn, en 2002, tandis qu’il était invité à participer au projet Nass MakAn. Depuis cette rencontre, passionné par les musiques égyptiennes, Jérôme Ettinger a monté différents projets, dont Egyptian Project, groupe permanent qui se produit régulièrement à l’étranger, notamment dans les festivals de world music en France. A l’occasion du premier festival annuel de Rezé, Focus Metropolis, consacré aux villes, il a été mandaté pour être le directeur artistique du tout premier volet, exclusivement consacré au Caire. Urban baladi est né pour répondre aux besoins de ce festival.

  • 21 Pour un aperçu de ces processus à l’œuvre, se référer au travail sur les Gnawas de Deborah Kapchan (...)

26Tout en restant dans la continuité d’Egyptian Project, Ettinger cherchait cette fois à faire « quelque chose de plus tribal, de plus électro, de plus urbain et avec de l’image » (communication personnelle, juin 2016). Il cherchait aussi à valoriser des musiques égyptiennes associées au contexte de la transe et de la spiritualité. L’ adjonction systématique dans la programmation de chants du répertoire zār, qu’il connaissait déjà, fort de son expérience à MakAn, devait précisément servir cette ambition de mélanger « tribal » et « transe ». Il convient sans doute ici d’entendre le mot « tribal » comme représentatif de sa conception de l’altérité égyptienne, c’est-à-dire d’une certaine authenticité locale (d’où l’usage du qualificatif baladi, ce qui est local). Cette course à l’authenticité et au spirituel, tous deux parés de vertus noyées dans le flot des modernités actuelles, devient un véritable produit marketing, provoquant la circulation de ces musiques sur les scènes locales et étrangères. Le choix de musiciens ne parlant pas d’autre langue que l’arabe contribue à cette authenticité et à l’idée d’absence d’altération des musiques qu’ils jouent : en plus de choisir des musiciens avec qui l’entente est bonne, le but formulé est de travailler avec les détenteurs les plus fiables d’un savoir traditionnel particulier, pour permettre une mise à l’honneur de l’étrange, porteur d’une certaine authenticité locale. Il est ainsi remarquable de constater le succès de créations musicales présentant un substrat défini comme « traditionnel » – ici, le zār – et que l’arrangement musical projette sur la scène21.

27Pour faire « plus électro et plus urbain », Jérôme Ettinger a combiné instruments acoustiques – amplifiés et non amplifiés –, instruments électriques et outils numériques (tablette, table de mixage). Il a également tenu à ce que des images décrivent la ville au sein de laquelle il a découvert le zār. Des séquences filmées articulant ensemble les musiques et leur milieu ont ainsi défilé en arrière-plan, derrière les musiciens, pour projeter les spectateurs dans l’univers de la capitale égyptienne, certaines vraisemblablement tournées depuis une voiture roulant sur la Ring Road, la rocade cairote, et où l’on voit un défilé d’immeubles inachevés. L’association entre tradition, électro, urbain et image était ainsi complète.

28

Document 1. Extrait du concert Urban Baladi le samedi 19 mars 2016 à la Barakason (Rezé).
Crédits : Film : Séverine Gabry-Thienpont.

29Cette création musicale a été montée dans une logique circulatoire d’échanges nord/sud. Pour la mettre en œuvre, Jérôme Ettinger a réuni cinq musiciens égyptiens, dont Ḥasan, le joueur de ṭambūra, avec cinq autres musiciens et ingénieurs du son étrangers (marocains et français). Le choix des musiciens égyptiens s’est imposé via les réseaux de connaissance. Ettinger connaissait Ḥasan et lui a proposé de participer. Puis ce dernier a suggéré à Ettinger de faire appel à Šadiyya, šaġġāla du zār, qui jouait pendant un temps à El-Mastaba Center. Le recrutement s’est fait en priorité parmi les membres des cercles de relations, pour faciliter dès le début la cohérence du groupe : la résidence d’une semaine ne laissait que peu de temps pour monter la création.

30Dès la première séance, le choix des morceaux à arranger s’est fait collectivement. Quand Ḥasan a proposé Yawra Bey, l’idée a fait l’unanimité. Dans le panthéon des esprits du zār, Yawra Bey est un seigneur, un sayyid (pl. asyād). Militaire, réputé bel homme et séducteur, il est un personnage associé à la beauté, à la confiance en soi et à l’assurance. Le Yawra Bey d’origine est soudanais et il est accompagné par la ṭambūra – « la ṭambūra lui appartient », m’expliqua Ḥasan. En contexte rituel, beaucoup de femmes, au Caire, estiment devoir s’attirer les bonnes grâces de cet esprit, et l’invoquent par besoin de se sentir belles, valorisées. En regard de son succès, trois manières d’interpréter ce chant existent aujourd’hui, chacune adaptée à l’une des trois daqqa. Les paroles sont les mêmes, mais la mélodie et le rythme diffèrent : trois versions existent donc, toutes répertoriées au Caire et liées au succès rituel de ce sayyid. Chaque groupe a dû apprendre le texte d’invocation et l’a adapté musicalement, avec sa signature propre. Ḥasan, lors d’un entretien personnel, précise que cette diversification musicale répond à la demande de la clientèle, « c’est du commerce (tiǧāra) » et ajoute, en anglais et en riant, le mot « business ».

31Participer à des créations représente une nouvelle facette de ce marché musical. Pour Ḥasan, intégrer Urban Baladi a constitué un moyen d’accroître sa notoriété et de gagner de l’argent. Jouer les musiques du zār représente son gagne-pain : il n’y a pas d’enjeux esthétique ni artistique, du moins, pas présentés comme tels. On parle bien d’un savoir-faire avant tout technique et fonctionnel, qui entraîne pour les musiciens la nécessité de se situer sur plusieurs terrains : il leur est impossible de se contenter de la pratique rituelle. Certains ont des contrats avec l’Etat et jouent régulièrement dans des concerts de musiques dites traditionnelles, où le public est essentiellement étranger, comme c’est le cas au Wekalet El Ghouri Center du Caire, montrant chaque semaine les performances de la troupe El Tannoura. Dans cette logique financière, intégrer des projets de créations musicales représente une opportunité pour ces musiciens.

32Certains répertoires sont plus facilement assimilables que d’autres et Yawra Bey présente l’énorme avantage d’être binaire. Il est donc plus facile pour les artistes étrangers au zār d’improviser sur sa trame que sur celle des musiques de zār jouées par le groupe féminin maṣri, aux rythmes plus complexes. Jérôme Ettinger avait, en effet, eu beaucoup de difficultés à intégrer les habitudes musicales de ce groupe lors de sa collaboration avec MakAn. La singularité du maṣri réside principalement dans ses rythmes. Saja Harfouche, au sujet de leur carrure rythmique de onze temps, de leur pulsation irrégulière et de leur polyrythmie, les qualifie de « musique du désordre » (Harfouche 2002 : 74). Ils n’ont pas d’équivalent dans les autres répertoires du zār, ni même dans la musique égyptienne. Ettinger avait essayé, en vain, de jouer avec les femmes de Mazaher, aux débuts de MakAn : à l’époque, il s’avéra impossible pour des musiciens non initiés aux rythmes des šaġġālīn de s’adapter ; et encore moins de concevoir une création musicale à partir du répertoire de ces femmes, ce qui amena la direction de MakAn à demander à ses musiciennes d’adapter leur jeu, car le zār n’entrait pas dans les cases musicalement maitrisées des musiciens français présents.

  • 22 Telle est du reste la définition générale de l’improvisation issue de L’improvisation dans les musi (...)

33Ce processus créatif correspond à une sorte de « composition en temps réel » qui s’appuie sur l’improvisation des artistes22. Il s’agit presque d’une composition en live, si l’on considère que les musiciens égyptiens avaient systématiquement plusieurs heures de retard à chaque répétition et n’y accordaient que peu d’attention durant les quelques jours précédant le concert, nourrissant ainsi l’angoisse des organisateurs.

34Il a également été question du niveau technique des musiciens. La volonté de conserver le matériau initial sans lui ajouter d’ossature harmonique, par exemple, tient autant du choix esthétique que de l’impossibilité technique, pour le groupe, à réaliser ce genre d’arrangement. Il y a une progression dans la difficulté : en regard du temps imparti et de l’absence de connaissances techniques – il n’y a pas d’intellectualisation des musiques jouées, ni de connaissances de musiques autres, ce qui n’empêche nullement les musiciens d’être des virtuoses –, l’arrangement musical a essentiellement concerné l’équipement technique (par l’utilisation d’outils numériques) et la mise en place d’un instrumentarium original, sans rapport avec celui du zār rituel.

Conclusion : la formule du zār égyptien au XXIe siècle

35Pour être analysée, la pratique du zār suppose d’être systématiquement abordée selon ses différents contextes d’énonciation et de performance. La seule prise en compte de son contexte rituel ne suffit pas à en fournir une ethnographie complète. Qu’il s’agisse du rituel stricto sensu ou de ses développements, l’analyse ethnomusicologique doit prendre en considération les transformations de manière diachronique, pour estimer l’influence de facteurs extérieurs, indépendants du rituel en tant que tel. Les similitudes relevées dans les travaux menés sur les circulations des musiciens Gnawa du Maroc (Kapchan 2007, Majdouli 2007) ou sur la patrimonialisation de la tarentelle dans le sud de l’Italie, dont la pratique rituelle n’existe vraisemblablement plus depuis les années 1950 (De Martino 1999, Bevilacqua 2007), pour ne citer qu’eux, dévoilent des processus similaires répondant à des temporalités différentes. Il importe donc de prendre en considération les développements liés à ces rituels pour en comprendre tous les ressorts.

36Dans le cas du zār, on remarque une progression par étapes, du rituel à la patrimonialisation – au moyen de l’archivage et de la mise en scène –, puis de la patrimonialisation à la création. Le zār est d’abord un rituel au sein duquel les musiques occupent une place centrale et présentent diverses caractéristiques qui permettent d’identifier les différents répertoires. L’hétérodoxie religieuse du rituel a entraîné des reformulations avec, depuis les années 1950, la présence d’une confrérie religieuse, la ṭariqa al-ġiṭaniyya (la confrérie d’Abū al-Ġayṭ), censée jouer spécifiquement en l’honneur des saints et du Prophète. Le répertoire de chants rituels associé à cette confrérie participe de sa relative légitimation, et ce groupe est désormais le plus visible en contexte rituel.

37Car avec son panthéon d’esprits seigneurs et d’entités surnaturelles diverses, le zār n’a aucun mal à être massivement rejeté dans une société marquée par la mise en œuvre d’un projet moderniste égyptien qu’ont toujours entretenu l’Etat et les élites, ainsi que par une volonté d’adhésion à un islam orthodoxe épuré de ce genre de croyances.

38Depuis les années 2000, le zār a gagné d’autres espaces de visibilité, relatifs à ses nouveaux contextes de performance. Au sein d’initiatives culturelles privées, sa patrimonialisation l’extrait de son milieu « naturel » pour privilégier une seule de ses composantes : la musique. L’institutionnalisation de la pratique et la constitution de groupes comme Mazaher impliquent une tendance à la sécularisation de ce patrimoine dont le contenu problématique est filtré. Les efforts pour considérer le zār comme patrimoine culturel égyptien permettent ainsi d’étendre la notoriété des musiques du rituel. Les šaġġālīn font le lien entre les deux pratiques, celle du rituel et celle du spectacle. Le canevas du zār se trouve transformé au fil des ans par un jeu complexe de patrimonialisation des pratiques, de circulations des musiciens – opérant de l’intime à la scène et vice-versa, à l’échelle tant locale qu’internationale – et de nouvelles créations musicales, entérinant l’existence d’un répertoire égyptien, caractérisé comme artistique.

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Bibliographie

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Notes

2 Voir à ce sujet le dossier « Festivalisation(s) » des Cahiers d’ethnomusicologie (27/2014).

3 Après avoir réalisé un mémoire de Maîtrise à l’Université Paris-Sorbonne sur le zār en Egypte, Saja Harfouche s’est intéressée au zār soudanais et en a étudié certains de ses aspects, malheureusement non publiés (communication personnelle, juillet 2016).

4 Mohammed Al-Ǧūhary (2011 : 280) estime que la présence du zār en Egypte remonte aux années 1870. Cette origine africaine, systématiquement avancée dans les différents travaux évoquant le zār, n’a jamais fait l’objet d’une analyse historique détaillée.

5 En Egypte, ce terme est spécifiquement employé dans le cadre des répertoires musicaux du zār, compris localement comme tel. Un film d’Ahmed Yassine, dont le synopsis est entièrement consacré au zār et qui est intitulé Daqqat zār (1986), est d’ailleurs bien connu des Egyptiens. Notons également qu’une brève notice encyclopédique consacrée à la musique dans le rite figure dans le Qamūs muṣṭalaḥāt al-mūsīqā al-ša‘  biyya al-maṣriyya (Dictionnaire des termes de la musique populaire égyptienne) à l’entrée daqqat zār (Omran 2013 :  118).

6 Les enquêtes dans le sud du pays révèlent des pratiques différentes en bien des points, où la partition entre les trois répertoires précédemment évoqués n’existe pas. Ce travail fera l’objet d’un article ultérieur.

7 http://www.el-mastaba.org/home.html, consulté le 17 janvier 2017.

8 http://egyptmusic.org/en/, consulté le 17 janvier 2017.

9 C’est le cas pour les groupes Rango (El-Mastaba) et Mazaher (MakAn).

10 Dans cette émission, Lilian Dawood présente d’emblée le zār comme un rituel honni par la religion, interdit et associé aux superstitions : https://www.youtube.com/watch?v=4AHfd0W4-oM&spfreload=10 (consulté le 7 décembre 2016).

11 « The ECCA is not researching or documenting the ritualistic aspects of the Zar, rather it focuses documenting and promoting this unique musical legacy. », http://egyptmusic.org/en/events/mazaher-ensemble-zar-music-songs-3/, consulté le 17 janvier 2017.

12 Le même phénomène a été noté par Nicolas Puig au sujet des musiciens de mariage au Caire, où passer d’un milieu à un autre est reconnu comme une compétence professionnelle (Puig 2010).

13 Ces centres sont devenus les plaques tournantes des enquêtes sur les musiques égyptiennes, et les chercheurs passent systématiquement par eux, soit pour obtenir des informations ou des contacts, soit pour consulter leurs archives.

14 Qu’ils soient interrogés par des étudiants égyptiens (par exemple de l’Université américaine du Caire, comme j’ai déjà pu le remarquer), par des présentateurs TV, des chercheurs ou encore par des adeptes, les musiciens avancent tous en substance, dans les cas que j’ai pu observer, le même discours concernant l’origine du zār. Ils ont été poussés par les institutions culturelles à construire une histoire précise et maîtrisée qui a fait entrer le zār dans la catégorie des musiques patrimonialisées, discours que l’on retrouve mis en forme et synthétisé sur les sites Internet de ces centres.

15 Ce type de discours est appuyé par l’ethnomusicologue Michael Frishkopf (Alberta University), qui pratique actuellement un type de recherche-action, notamment en Egypte et en lien étroit avec ces deux centres, autour de l’idée de la musique comme composante du développement humain.

16 Quand les directeurs de ces deux centres parlent des musiques qu’ils estiment traditionnelles, ils emploient l’expression al-musiqa al-ša‘biyya, la musique populaire, expression à première vue pratique pour le chercheur en ce qu’elle est censée suggérer comme champ du répertoire. Je leur ai demandé s’il s’agissait là d’une dénomination explicite pour les personnes auprès de qui sont collectés les chants. Ils m’ont répondu par la négative : al-musiqa al-ša‘biyya, pour les Egyptiens en général, renvoie au mahragān, la musique de festival, abusivement présentée en Europe comme de l’électro chaabi (populaire), ou alors, cela fait référence aux chansons sirupeuses (qualifiées ironiquement de halawiyya, sucrées, par ceux qui n’apprécient pas ces répertoires) de la pop égyptienne. Pour préciser leurs attentes, ces directeurs utilisent donc le qualificatif de traditionnel (taqlīdi) ou de folklorique (fulkluri).

17 Egalement nommé šaẖālīl par Mohammed Omran (Omran 2007 : 77), ou encore šaẖāšiẖ par Tiziana Battain (Battain 1997 :  198).

18 Pour une définition et une approche du folklore et de la folklorisation en musique, se référer à Bolle (2007).

19 On peut lire sur le site internet d’El Mastaba Center que cet instrument n’est plus en usage depuis les années 1970. Dans sa thèse, Tiziana Battain présente ce groupe comme disparu (Battain 1997 : 202). Quant à Chérifa Mazloum, elle ne mentionne ni le groupe ni l’instrument dans son mémoire (Mazloum 1975).

20 En 2001, Laurent Aubert remarquait que dans l’imaginaire collectif, « l’Oriental se plaît […] à manifester son penchant mystique en d’interminables improvisations aux propriétés hypnotiques » (Aubert 2001 :  13). Quinze ans plus tard, ce cliché n’a pas pris une ride.

21 Pour un aperçu de ces processus à l’œuvre, se référer au travail sur les Gnawas de Deborah Kapchan (Kapchan 2007). Les rituels explorés, tant dans cet ouvrage que dans le présent article, présentent de fortes similitudes historiques et musicales, mais la temporalité des processus diffère sans que les causes n’en soient pour l’instant identifiées.

22 Telle est du reste la définition générale de l’improvisation issue de L’improvisation dans les musiques de tradition orale (Lortat-Jacob, 1986), rappelée et contextualisée par Emmanuelle Olivier dans sa magistrale introduction à l’ouvrage collectif Musiques au monde. La tradition au prisme de la création (2012).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Le rango, conservé à El-Mastaba Center, Le Caire (avril 2016).
Crédits Photo Séverine Gabry-Thienpont.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2681/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 564k
Titre Fig. 2. Concert du groupe Rango organisé pour ses vingt ans, organisé au Dār el-Opera, Zamalek, Le Caire (10 novembre 2016).
Crédits Photo Séverine Gabry-Thienpont.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2681/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 529k
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Pour citer cet article

Référence papier

Séverine Gabry-Thienpont, « Du Caire à Nantes. Parcours et reformulations du zār, de ses musiques et de ses acteurs »Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017, 137-153.

Référence électronique

Séverine Gabry-Thienpont, « Du Caire à Nantes. Parcours et reformulations du zār, de ses musiques et de ses acteurs »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 30 | 2017, mis en ligne le 10 décembre 2019, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2681

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Auteur

Séverine Gabry-Thienpont

Séverine GABRY-THIENPONT est ethnomusicologue, actuellement membre scientifique de l’Institut français d’archéologie orientale au Caire et chercheure associée au Centre de recherche en ethnomusicologie [CREM-LESC, UMR 7186, CNRS/Université Paris-Nanterre].

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