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Livres

Sandrine LONCKE : Geerewol. Musique, danse et lien social chez les Peuls nomades wo∂aaße du Niger

Nanterre : Société d’ethnomusicologie, 2015
Vincent Zanetti
p. 233-237
Référence(s) :

Sandrine LONCKE : Geerewol. Musique, danse et lien social chez les Peuls nomades wo∂aaße du Niger, Nanterre : Société d’ethnomusicologie, 2015. 415p., 1 DVD audio et vidéo

Texte intégral

  • 1 Egalement et plus souvent connus sous le nom de « Bororos », exonyme donné par les Haoussa, puis pa (...)

1Chaque année, à la fin de la courte période de saison des pluies du Sahel nigérien, les Peuls nomades wo∂aaße1 se réunissent au cœur de la brousse par groupes de deux fractions lignagères, loin des villes et de toute piste carrossable, pour s’affronter en une sorte de guerre rituelle appelée daddo ngaanyka. Le but avoué de cette rencontre strictement codifiée est de permettre aux deux lignages engagés de se voler mutuellement des femmes déjà mariées, mais malheureuses dans leur relation conjugale et désireuses de changer de mari. Pendant sept jours et sept nuits, suivant le cycle du soleil et sous le contrôle sévère des aînés, les jeunes hommes vont rivaliser de beauté et se consacrer entièrement à une danse, la geerewol. Celle-ci permettra également de désigner « le fils du taureau », le plus beau d’entre eux selon les critères de l’idéal peul, perpétuant à la fois un canon esthétique et la célébration mythique d’une ascendance commune.

2Tout au long de cette manifestation, le chant est omniprésent. Il est déclaration de guerre quand il lance le daddo ngaanyka, mais c’est également lui qui le clôt dans la paix. Fortement et essentiellement identitaire, il représente tout à la fois l’expression des subdivisions lignagères et d’une sorte de mémoire collective des Wo∂aaße. C’est du moins la thèse qui traverse ce nouveau livre de Sandrine Loncke. Centrée sur le chant et la danse, son enquête conduit peu à peu le lecteur au cœur de la culture et des conceptions esthétiques des Wo∂aaße. Au fil des pages, elle dévoile un système d’initiation et de représentation qui pourrait bien avoir marqué l’ensemble du monde peul avant son islamisation.

3Mais là n’est pas le seul intérêt de l’ouvrage. Dès les premières lignes consacrées à la recherche proprement dite, Sandrine Loncke met en place un jeu de miroirs parfaitement assumé et, du même coup, déploie un deuxième niveau de lecture, une sorte de contrechant passionnant à la question peule. À la manière d’un roman, privilégiant une écriture dialogique qui restitue à la fois le cheminement de sa pensée, ses questions et les propos de ses interlocuteurs, elle déploie le récit vivant et détaillé de la façon dont s’élabore sa recherche sur le terrain. Portée par une écriture agréable, riche et précise, cette combinaison subtile d’exigence scientifique rigoureuse – on touche ici à l’anthropologie, à l’ethnomusicologie et à la linguistique – et de subjectivité maîtrisée donne au livre un caractère à la fois sincère et attachant. Elle permet au lecteur de s’identifier tour à tour à la chercheuse aventurière et à son informateur peul, tout en préservant une nécessaire distance critique. Elle rappelle enfin que, sur le terrain, les questions d’un chercheur ne sont pas forcément compréhensibles à ses interlocuteurs. Les uns et les autres doivent apprendre à se connaître, à se comprendre, à s’accepter et à se faire confiance. Or c’est peut-être bien la profondeur de ce double apprentissage qui fait la force de cette monographie.

4Mais commençons par le début. Sandrine Loncke dresse d’abord un état des lieux des représentations souvent fantasmées que l’Occident se fait des Wo∂aaße. Malgré une littérature scientifique abondante, l’affectif et les clichés dominent encore trop souvent le débat, alimentés par les images bien connues des danses, des maquillages et d’une gestuelle faciale spectaculaire, autant d’expressions difficilement compréhensibles d’un peuple perçu comme plus ou moins efféminé. Suit un indispensable résumé géographique, historique, mythologique et sociologique, ainsi qu’une présentation de la subdivision des Wo∂aaße en quinze lignages répartis sur toute la zone sahélienne du Niger.

5Ce qui frappe, c’est l’absence de toute empreinte laissée par les Wo∂aaße. Pas de trace physique des campements, pas de construction en dur, pas non plus d’histoire officielle ni de spécialiste pour la raconter, pas de lieu fixe pour la célébrer, pas de pouvoir centralisé, pas même de tradition partagée de transmission d’un savoir… Dans une culture essentiellement nomade, les chants lignagers et la danse rituelle sont les seuls supports – immatériels par excellence – de représentation mémorielle. Mais encore faut-il qu’ils soient déployés dans le contexte de cette fameuse guerre rituelle entre deux lignages, le daddo ngaanyka.

6Chaque lignage s’identifie par un répertoire qui lui est propre et que ses membres disent ancestral et immuable. Sandrine Loncke ne met pourtant pas longtemps à montrer que, dans la réalité, chaque chant est susceptible d’évoluer naturellement sans que cela pose vraiment de problèmes : ce qui importe ici, c’est le mythe et non l’histoire dans sa perception occidentale. Epaulée et guidée par son informateur privilégié, Ouba Hassan, lui-même Wo∂aaße et qui prend fait et cause pour elle et pour sa recherche, l’ethnomusicologue accumule une impressionnante quantité d’enregistrements et d’images, d’abord hors sol, puis dans les cérémonies. Elle en tire une analyse précise des trois formes de chants lignagers, imbriquées l’une dans l’autre à la manière de poupées russes. Belle performance, tant paraît impénétrable l’hétérophonie qui caractérise cette interprétation collective ! Sandrine Loncke la compare d’ailleurs à un vol d’oiseaux ou à un banc de poissons. Pas de représentation mentale unique du chant, pas de version canonique : en l’absence de référent identique pour tous, ce qui compte, c’est une manière très particulière d’être ensemble, un certain sens de l’interaction qui, à la précision individuelle, privilégie la trajectoire mélodique commune.

  • 2 La danse des Wo∂aaße, Grand Prix Nanook du Festival International Jean Rouch en 2010. Cf. François (...)

7Dans le livre comme dans le film qui l’accompagne2, la recherche des hymnes identitaires propres à chaque lignage primaire passe par des moments particulièrement émouvants. On y comprend rapidement que personne n’ose interpréter sa version longue, le dooynorgol (ou jeldugol, litt. « chant de marque »), hors de son contexte rituel. La force vitale qui est censée s’en dégager, sa portée profonde et en partie magique et son importance rituelle inhibent toute tentative d’exécution profane. Pour arriver à ses fins, Sandrine Loncke doit donc miser sur la patience et le mimétisme, mais aussi sur la fidélité au lignage au sein duquel Ouba Hassan l’intègre progressivement. Démarche payante, puisque l’ethnomusicologue se voit finalement autorisée à accompagner, de nuit et caméra au poing, l’« attaque » rituelle par son lignage d’adoption, les Gojanko’en, contre celui des Bii Korony’en. Après lui avoir été maintes fois expliqué et décrit, le dooynorgol lui apparaît dans toute sa force dramatique.

8C’est le point de départ d’une semaine de confrontation rituelle. Au cœur de l’événement, Sandrine Loncke ne se contente pas d’en décrire minutieusement les étapes, elle questionne et interprète les gestes et les sons, elle compare, analyse et met à jour les différents niveaux de lecture du rite. La danse geerewol, d’abord : dans son vrai cadre cérémoniel, elle revêt pour les jeunes hommes qui s’y adonnent une valeur initiatique. Elle leur permet de renaître en tant qu’individus socialisés, et sa maîtrise, par le biais de la transe dansée, consacre l’appartenance au lignage. Année après année, au cœur du daddo ngaanyka, elle est le lieu de fabrication d’un mythe communautaire. Et lorsque se lève le soleil sur le dernier jour du rite et sur son ultime danse, Sandrine Loncke voit dans l’embrasement des danseurs les gestes fossilisés d’un possible culte solaire pré-islamique. Les plus vénérables parmi ses informateurs ne lui ont-ils pas dit que les anciens Wo∂aaße adressaient leur prière au soleil ? Que le feu devant lequel dansent chaque nuit les jeunes hommes du lignage « attaqué » est précisément là pour représenter la force du soleil sur terre ? Que ce feu attire à lui « tout ce qui vient de l’eau », référence explicite aux plus anciens récits de l’origine mythique du lien entre les Peuls et leurs troupeaux bovins ? N’est-ce d’ailleurs pas ce même mythe originel et fondateur que met en scène l’élection du plus beau danseur, le « fils du taureau », incarnation du canon wo∂aaße de la beauté masculine, par une jeune femme non mariée à qui la fuite auprès d’un jeune homme d’un autre lignage est donc interdite, mais choisie elle aussi pour sa beauté ?

9Les autres femmes le confirment à Sandrine Loncke : c’est la force vitale et solaire de la geerewol qui fait ressortir la beauté archétypique du jeune homme. Pourtant, au-delà de ses traits « parfaits » au sens wo∂aaße, elles-mêmes ne se sentent pas attirées par lui et ne lui trouvent aucun charme. Or c’est précisément ça qu’elles recherchent jour après jour, nuit après nuit, dans l’observation de la danse : un charme révélateur d’autres qualités humaines, essentielles dans la vie d’une famille et dans l’art de guider les troupeaux, ces qualités que les femmes espèrent trouver chez leur nouveau mari si d’aventure elles décident de profiter du daddo ngaanyka pour échapper à leur premier mariage arrangé au sein de leur propre lignage.

10On avait déjà beaucoup lu, vu et entendu à propos des Wo∂aaße, au point même peut-être de penser que presque tout avait été dit. Mais à l’évidence, tant par sa pertinence que par sa sincérité, ce nouveau livre de Sandrine Loncke renouvelle tout à la fois l’approche et la représentation qu’on pourra s’en faire. Rien n’était pourtant gagné : il aura fallu à l’ethnomusicologue beaucoup de persévérance, mais aussi de courage – et peut-être une dose d’inconscience – pour suivre son informateur dans des régions parfois franchement inhospitalières et dangereuses, parcourues par des bandes armées absolument incontrôlables. Il est d’ailleurs à peu près certain que la même recherche ne pourrait plus y être menée aujourd’hui, précisément pour des raisons sécuritaires.

  • 3 Sandrine Loncke : Les chemins de la voix peule. Lucca : Lim Editrice, 1996. 115p., 1 CD audio. Burk (...)

11Non seulement cela n’a visiblement pas empêché Sandrine Loncke de garder son sang-froid, mais il semble même que, sur le long terme, cette véritable initiation au mode de vie wo∂aaße a encore aiguisé son sens de l’observation et sa faculté de se glisser au cœur de l’objet de sa recherche, sans pour autant se laisser submerger par l’émotionnel ou par l’affectif. En ce sens, ce livre s’inscrit dans un prolongement parfaitement cohérent aux précédents travaux de Sandrine Loncke3. Son observation du caractère essentiellement variable et interactif des chants, la pertinence de son analyse des logiques de création et de transformation, mais aussi sa résistance à la tentation d’en déduire des règles structurelles ou des modèles invariants, sont autant d’apports non seulement à notre connaissance des Wo∂aaße, mais aussi à notre approche des civilisations de la brousse en Afrique de l’Ouest.

12C’est qu’il y a urgence. Depuis le milieu du XXe siècle, comme partout ailleurs, les changements sociaux n’ont cessé de s’accélérer. Les jeunes Wo∂aaße abandonnent leurs valeurs et leur mode de vie traditionnels. En même temps que son chant, c’est bien toute une culture qui semble disparaître. Or ce premier constat déjà triste se double d’un second, d’ordre écologique. Au long des pages de Geerewol, ce grand Sahel nigérien, à travers lequel les lignages wo∂aaße font pâturer leur troupeaux, se fait presque personnage et on ne peut que constater le dérèglement de plus en plus rapide de ses cycles saisonniers. Lorsqu’ils sont arrivés dans cette vaste région pour y trouver la paix, il y a deux siècles, les Wo∂aaße se partageaient la brousse avec les animaux sauvages et les esprits de la nature. Aujourd’hui, les uns et les autres semblent avoir disparu, les périodes de sécheresse se multiplient, les puits tarissent, l’eau manque de plus en plus cruellement et l’herbe ne repousse plus comme avant. Le réchauffement climatique, au cœur de tous les débats occidentaux, est ici une réalité tangible qui pourrait bien avoir raison de la civilisation nomade des Wo∂aaße.

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Notes

1 Egalement et plus souvent connus sous le nom de « Bororos », exonyme donné par les Haoussa, puis par les autres populations du Niger. Wo∂aaße est en revanche l’appellation par laquelle ceux-ci se désignent eux-mêmes.

2 La danse des Wo∂aaße, Grand Prix Nanook du Festival International Jean Rouch en 2010. Cf. François Borel, « La danse des Wodaabe, film de Sandrine Loncke, 2010 », Cahiers d’ethnomusicologie, 24, 2011 : 293-295.

3 Sandrine Loncke : Les chemins de la voix peule. Lucca : Lim Editrice, 1996. 115p., 1 CD audio. Burkina Faso. La voix des Peuls. Enregistrements et textes : Sandrine Loncke. Paris, 1997. 1 CD Le Chant du Monde, collection CNRS/Musée de l’Homme CNR 2741079.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Zanetti, « Sandrine LONCKE : Geerewol. Musique, danse et lien social chez les Peuls nomades wo∂aaße du Niger »Cahiers d’ethnomusicologie, 29 | 2016, 233-237.

Référence électronique

Vincent Zanetti, « Sandrine LONCKE : Geerewol. Musique, danse et lien social chez les Peuls nomades wo∂aaße du Niger »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 29 | 2016, mis en ligne le 20 mai 2017, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2648

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Auteur

Vincent Zanetti

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