1Le Congrès de Musique Arabe tenu au Caire (CMAC) en 1932 a cristallisé la confrontation (souvent stérile) qui se dessinait alors entre les représentants des trois principales voies d’étude des traditions musicales monodiques modales que furent, au début du XXe siècle, la musicologie (historique et analytique) orientaliste, l’ethnomusicologie avant la lettre (Vergleichende Musikwissenschaft) et la musicographie érudite autochtone. Cet événement souvent surestimé suscita des querelles et des écrits problématiques, dont se nourrit souvent le discours livresque autochtone (celui des érudits des conservatoires), porté sur les monodies modales du monde arabe, tandis que le discours musicologique (autochtone et allochtone) actuel s’en départit de plus en plus pour opérer une déconstruction utile de ce corpus au statut épistémologique problématique.
- 1 Qui se retrouvent partiellement dans les tomes 5 et 6 de la Musique arabe du baron Rodolphe d’Erlan (...)
- 2 Aussi les théoriciens et musiciens autochtones et les musicologues orientalistes étaient-ils accapa (...)
2Les travaux des commissions spécialisées – notamment, sur les échelles et les modes mélodiques, les cycles rythmiques, les formes musicales, les instruments de musique, la pédagogie et l’histoire de la musique – ont débouché dans la foulée du CMAC sur une publication textuelle en versions arabe (RCMAA, 1933) et française (RCMAF, 1934). L’examen de ces synthèses normatives1 renseigne bien plus sur l’état d’esprit des érudits et chercheurs de l’époque et leurs dissensions que sur les faits musicaux eux-mêmes (Poché et Moussali 1988, Racy 1991-1992, Hassan 1992, Shawan 1992, Lagrange 1996, Lambert 2007, Abou Mrad 2008)2.
3Quant aux principaux participants européens, fussent-ils compositeurs (notamment Béla Bartók), musicologues comparatistes de l’école de Berlin (Erich Moritz von Hornbostel, Robert Lachmann), arabisants (Alexis Chottin) et autres conservateurs de musées (musée de la Parole, musée Guimet), ils se concentrèrent sur les traditions musicales vivantes, et ce en rejoignant la commission de l’enregistrement. Toujours est-il que, quatre-vingt-trois ans plus tard et au regard de l’indigence des travaux théoriques du CMAC en comparaison avec le haut intérêt des enregistrements musicaux qui en sont issus, d’aucuns seraient enclins à considérer ces traces sonores comme la principale justification a posteriori de la tenue d’un tel congrès. Ce qui est encore plus étonnant est que cette pérennisation, rendue possible grâce au support technique (enregistrement et pressage des disques 78 tours) de la société His Master’s Voice de la Gramophone britannique et de son directeur artistique local, Manṣūr ‘Awaḍ, n’a jamais été publié (sauf très partiellement), avant que la Bibliothèque Nationale de France (BNF) ne s’en charge, avec le concours de l’Abu Dhabi Tourism & Culture Authority, sous l’impulsion de Chérif Khaznadar, chargé du projet de Centre pour les musiques traditionnelles du monde, qui dépend de cette instance.
4Cette réédition intégrale des 171 disques 78 tours de séquences musicales interprétées par des musiciens du Mashriq et du Maghreb, présents au CMAC, a été réalisée en 2014 à partir des disques originaux détenus par la BNF, excellemment remastérisés (par les soins de Luc Verrier) et répartis sur 18 disques compacts. Cette sorte d’« édition critique sonore », réalisée sous la direction de Jean Lambert (Centre de Recherche en Ethnomusicologie, CREM) et de Pascal Cordereix (BNF), s’appuie sur une excellente documentation historique écrite en 1980 par Bernard Moussali et révisée par Jean Lambert, en tenant compte de la publication faite par le CEDEJ des travaux du colloque organisé en 1989 par Schéhérazade Qassim Hassan au Caire.
5Cependant, si les publications partielles antécédentes des enregistrements du CMAC ont semblé ignorer la musique d’art égyptienne, cette édition intégrale dévoile au grand jour le hiatus qualitatif qui existe dans ce corpus entre, d’une part, les séquences sonores supposées représenter la haute tradition du plus grand pays arabe et, d’autre part, les enregistrements des autres traditions du monde arabe, y inclus d’autres traditions égyptiennes, religieuses ou populaires. En effet, alors que des maîtres de cette grande tradition égyptienne, issue de la Nahḍa (Renaissance) de ‘Abuh al-Ḥamūlī (1843-1901), étaient présents et actifs au Caire au moment de ces enregistrements, les chanteurs pressentis pour représenter cette tradition n’avaient pas qualité pour le faire, tout au moins en comparaison avec les maîtres inconsidérément occultés.
6Cette étonnante maldonne trouve son origine dans ce même dialogue de sourds qui a entaché l’ensemble des travaux du CMAC, entre, d’une part, les érudits pédagogues égyptiens (hésitant entre tradition et modernisme) de l’Institut de Musique Orientale du Caire (IMOC, structure d’accueil du CMAC), et, d’autre part, les musicologues comparatistes européens (Racy 1991-1992). Tandis que ceux-ci, convaincus que la seule authenticité musicale était inhérente aux traditions populaires rurales, se désintéressèrent de la musique d’art égyptienne et de ses velléités improvisatives, ceux-là, voulant fixer le supposé répertoire canonique de cette musique afin d’en faire un modèle didactique reproductible, ont engagé des chanteurs de troisième rang, uniquement eu égard au fait qu’ils avaient mémorisé littéralement ce supposé corpus-modèle. Or, « le sens de la tradition dans l’Orient musical » (During 1994) se trouve radicalement ailleurs. S’il existe certes un corpus de séquences précomposées dans cette tradition, comme les muwaššaạāt et les premières sections des adwār, ces segments sont soumis à une herméneutique musicale anaphatique à deux finalités (Abou Mrad 2016) : (1) assurer une interprétation pertinente du segment, moyennant l’introduction de transformations improvisées dans sa structure de surface ; (2) alimenter un développement par apprentissage implicite des compétences pragmatiques en temps réel du musicien. Ce dernier peut ainsi improviser de nouveaux énoncés musicaux homologués par la tradition, qu’il s’agisse de la cantillation de taqāsīm yā lēl, de mawāwīl ou de qaṣā’id, ou encore de l’improvisation de versets responsoriaux dans les deuxièmes sections des adwār. En somme, les pédagogues égyptiens et les comparatistes berlinois se sont mis d’accord, paradoxalement, pour évacuer des enregistrements de musique égyptienne toute velléité improvisative, qui constitue pourtant l’essentiel de cette musique.
7On se retrouve alors avec un Darwīš al-Ḥarīri en train de rabâcher avec sa chorale les interminables notes d’un corpus de muwaššaḥāt que son contemporain Ṣāliḥ ‘Abd el-Ḥayy aurait pu interpréter avec brio et ṭarab. Il en est de même pour l’interprétation des adwār de Muḥammad ‘Uṯmān et de ‘Abduh al-Ḥamūlī par les chanteurs engagés par la commission de l’enregistrement, et ce, malgré l’art interprétatif certain du grand compositeur Dāwud Ḥusnī.
8Le plus regrettable spécimen de cette musique citadine égyptienne demeure cependant l’enregistrement de bel canto égyptien composé par le moderniste Sayyid Darwīš et interprété par son fil Muḥammad al-Baḥr, probablement lorsque les comparatistes avaient le dos tourné.
9Cette image négative de la tradition musicale égyptienne profane est cependant compensée d’abord par l’excellence des autres séquences de musiques d’Egypte. Il s’agit avant tout des magnifiques pièces de musique liturgique copte (l’autre haute tradition musicale égyptienne), magistralement chantées par Mīḫā’īl Jirjis al-Batātūnī, mais aussi des séquences de musique citadine populaire enregistrées par Muḥammad el-‘Arabī et par un magnifique ensemble d’aérophones du terroir égyptien.
10En revanche, la représentation des traditions artistiques des autres pays arabes ne pose pas de problèmes analogues à ceux de la vallée du Nil. Ainsi en est-il de l’Iraq, qui est éminemment représenté dans cette intégrale par la plus grande figure du maqām ‘irāqī du XXe s., Muḥammad al-Qubbanjī, entouré des meilleurs musiciens relevant à la fois du dispositif traditionnel de Bagdad, le tjālġī baġdādī, et du taḫt égypto-levantin (Hassan 1992).
11Quant aux pays du Maghreb, leur représentation correspond très justement à l’esprit de leurs traditions musicales artistiques respectives, liées à la notion de musique arabo-andalouse ou andalou-maghrébine, avec l’ensemble d’al-‘Arabī ben Sārī, pour la tradition de Tlemcen, l’ensemble de ‘Umar Fā‘id al-Ju‘aydī, pour la tradition de Fès, et le trio formé par Muḥammad Ġānim, Ḫumayyis Tarnān et Muḥammad Abū l-Ḥusayn, pour la tradition tunisoise, ces derniers ayant laissé sur les sillons du CMAC des traces de solos improvisatifs indélébiles.
12La fossilisation de l’interprétation des musiques traditionnelles du monde arabe s’est accentuée au cours des décades qui ont suivi la tenue du CMAC, en se doublant de très fortes dynamiques modernistes et occidentalisantes. En somme, Bernard Moussali a raison d’écrire dans son introduction (p. 12) : « Les interprétations du Congrès du Caire apparaissent un peu comme le chant du cygne de ces ensembles traditionnels ». Paix à son âme !