Je tiens à remercier Sylvain Liotard pour avoir effectué une relecture attentive et minutieuse de cet article.
1La création d’un festival développé en Italie sur un terrain ayant fait l’objet d’études ethnomusicologiques suscite une réflexion sur les incidences de la recherche sur la vie de la communauté concernée. Une telle initiative peut avoir des conséquences économiques et politiques directes sur le développement d’une région. À travers cette étude, nous voulons contribuer à une réflexion sur l’impact de l’activité de l’ethnomusicologue sur les sociétés qu’il étudie et à réexaminer les rapports entre ethnomusicologie et politique, enjeux épistémologiques et expériences artistiques.
2La Notte della taranta est le plus grand festival italien de world music consacré à la musique traditionnelle d’une région, les Pouilles. Il se déroule depuis 1998 à Melpignano dans le Salento, au sud de l’Italie. Ce festival a été créé par un ethnomusicologue italien, Maurizio Agamennone, élève de Diego Carpitella, considéré comme un des pères de l’ethnomusicologie italienne. À partir des années 1950, Carpitella avait étudié dans cette région les musiques de tradition orale de la paysannerie locale, notamment celles associées à un rituel thérapeutique appelé tarentisme. Dans le contexte contemporain du festival, ces musiques ont été mélangées avec d’autres styles, traditions et langages extra-régionaux et sont désormais internationalement connues. Ce phénomène se serait-il produit sans le passage de Carpitella dans la région ?
3Le cas salentin nous offre la possibilité de repenser le rôle de l’ethnomusicologie dans la société et d’entamer une réflexion historique et épistémologique sur notre discipline. Cela parce que des exemples d’ethnomusicologie appliquée qui ont précédé la conceptualisation de ce terme dans un cadre intellectuel apparaissent déjà dans l’expérience ethnographique, au point d’affirmer, comme le font plusieurs spécialistes, qu’au final, « all ethnomusicology is applied ethnomusicology » (Harrison 2012 : 508) ou comme le déclare Anthony Seeger, « Dichotomy of theoretical and applied ethnomusicology is false » (Seeger 2008 : 286).
4Définitions et axes de recherche en ethnomusicologie ont d’ailleurs été généralement formulés de manière rétroactive. Un regard historique sur la discipline démontre, par exemple, qu’une forme d’ethnomusicologie appliquée existait déjà avant sa formulation théorique. Les pratiques ethnographiques, quant à elles, ne se développent pas de manière autonome et isolée, mais elles coexistent et s’entremêlent avec différentes expériences sociales. La musique et la politique par exemple, bien qu’elles visent des finalités différentes, se retrouvent souvent à habiter des champs de l’existence sociale dont les intentions peuvent apparaître partagées.
5Pour aborder ces questions, le Salento est un terrain exemplaire qui montre comment les évolutions historiques des différentes formes d’ethnomusicologie appliquée s’adaptent aux transformations du fait musical dans une société, et que l’approche théorique et ses applications constituent deux réalités indissociables dans l’expérience ethnographique.
6La région des Pouilles, et tout particulièrement le Salento, qui en constitue la partie méridionale, a représenté une sorte de terre de prédilection pour l’ethnomusicologie italienne de l’après-guerre. C’est ici que des expériences constitutives non seulement de la discipline ethnomusicologique naissante, mais aussi de l’anthropologie italienne se sont réalisées entre les années 1950 et 1960, confirmant une vocation principalement « méridionaliste » des deux domaines.
7L’approche du terrain de Diego Carpitella se fonde sur des présupposés inédits par rapport aux précédentes générations d’ethnographes et de chercheurs italiens, préoccupés par la conservation de formes poétiques plus que par la documentation des pratiques musicales. Ainsi, la première mission ethnomusicologique au Salento, conduite en 1954 par Carpitella lui-même et l’américain Alan Lomax, avait pour but d’enregistrer les formes musicales locales selon les principes de conservation d’une ethnomusicologie d’urgence, mais aussi dans une visée comparative pour laquelle les documents produits allaient contribuer à développer une plus vaste recherche que Lomax était en train de réaliser dans les pays de la Méditerranée.
- 1 Cette thérapie, pratiquée dans la région jusqu’aux années 1960, a fait l’objet d’une étude ethnolog (...)
- 2 La tarantata est la victime que l’on pense avoir été mordue par l’araignée (la tarentule) et pour c (...)
8Des finalités plus spécifiquement épistémologiques guident quelques années plus tard (1959) un deuxième terrain de recherche que Carpitella réalise conjointement avec une équipe interdisciplinaire de chercheurs, dirigée par l’historien des religions et anthropologue Ernesto de Martino. L’objet d’observation et d’analyse est un rituel de danse thérapeutique, le tarentisme ou tarentulisme, au sein duquel la musique joue un rôle fondamental1. Cette dernière concourt, suivant une structure spécifique en relation avec les phases du rituel, d’abord, à déclencher et, ensuite, à maintenir un état de transe, jusqu’au rétablissement de la condition d’équilibre et la guérison du bénéficiaire de la thérapie (la tarantata2). Cette recherche monographique sur le tarentisme persuade Carpitella que l’étude de répertoires musicaux doit être conduite dans un cadre théorique défini qui, dans le cas de la recherche dirigée par de Martino, est celui d’un « historicisme culturel » à vocation méridionaliste. Dans cette perspective, le matériau musical n’est qu’une composante du corpus folklorico-religieux d’une société, dont l’étude ethnographique concourt à mettre en lumière les dimensions sociologique et historique du dispositif thérapeutique et musical.
9La troisième expérience de terrain, réalisée en 1960 par Carpitella seul, se présente, quant à elle, comme un travail anthologique qui vise à collecter et à documenter la pluralité des expressions de la tradition musicale du Salento. Les enregistrements effectués comprennent un large éventail de chants de travail monodiques et polyphoniques, de berceuses et de chants liés à l’enfance, de lamentations funèbres et de chansons narratives qui témoignent du lien entre l’organisation sociale paysanne et la pratique vocale. La quantité et la qualité des documents sonores produits apportent ainsi la preuve d’une « production musicale de tradition orale » – ou « folklorique », pour reprendre le vocabulaire de Carpitella – assez riche, dont les formules mélodiques, les articulations rythmiques, les techniques vocales et instrumentales montrent une signature grammaticale et esthétique spécifique par rapport à la musique savante.
10Quand Carpitella revient sur les trois missions ethnographiques qu’il a effectuées au Salento, il souligne que les deux dernières (1959 et 1960), caractérisées par une réflexion théorique poussée, vont bien au-delà de l’ethnomusicologie d’urgence à laquelle il s’était livré en 1954 avec Alan Lomax. À propos de cette dernière, Carpitella écrit :
- 3 Toutes les traductions de l’italien sont nôtres.
[…] à la fin de ce voyage de collecte ethnomusicologique, nous avons recueilli environ 3000 documents, dont la quasi-totalité était entièrement inédite et inconnue, mais souvent dépourvue d’informations et de notes (par exemples textes verbaux, métier, âge ou niveau d’alphabétisation des informateurs) et surtout avec une connaissance lacunaire de l’environnement humain, qui permettait d’évaluer précisément la présence effective du patrimoine musical de tradition orale (Carpitella 1973 : 18)3.
11L’importance de ces trois missions réside dans le fait que, non seulement elles ont produit une documentation (filmique, photographique et sonore) riche et hétérogène – qui a permis de cartographier les pratiques musicales de l’univers paysan salentin entre les années 1950 et 1960 –, mais aussi dans le fait qu’elles ont fourni des orientations méthodologiques et analytiques destinées à influencer de manière significative le développement des études ethnomusicologiques italiennes. En premier lieu, l’étude du tarentisme a montré que le facteur musical doit être analysé en fonction des conditions historiques et culturelles d’un groupe social donné. En deuxième lieu, tous les documents récoltés dans les trois différentes missions présentent des spécificités du matériau sonore, spécificités qui doivent pouvoir émerger d’une approche analytique et critique de ce matériau. Carpitella a été le premier en Italie à étudier les pratiques musicales enregistrées sur le terrain dans le but d’en définir les genres, les modèles stylistiques, d’en comprendre les rapports entre itération et variation, entre texte poétique et performance musicale des vers chantés (Giannattasio 1992). Enfin, il est important de remarquer que les pratiques musicales documentées au cours des trois missions ethnographiques ont disparu dans la décennie suivante. En effet, les chercheurs impliqués dans la collecte et dans l’étude des pratiques musicales avaient attesté dès leur arrivée d’un bagage musical en déperdition. Les documents obtenus ont ainsi contribué à la constitution d’un patrimoine des expressions musicales les plus marquantes de la civilisation paysanne salentine de l’après-guerre (chants de travail, berceuses, chants funèbres, musiques de danse, etc.), alimentant un fonds de sources de grande valeur pour la construction d’une histoire culturelle et sociale de la région.
12Depuis ces missions, qui restent les plus emblématiques de l’histoire de l’ethnologie relative au Salento, le monde rural s’est engagé sur la voie d’un processus de transformation socioéconomique qui atteint son acmé pendant les années 1980. À tous les niveaux, la société salentine de l’époque participe de l’urbanisation et de la tertiarisation du système de travail qui ont provoqué un processus progressif d’abandon, jusqu’au déni, des expressions associées à une condition pauvre et arriérée, que ce soit la pratique du tarentisme ou celle des chants et des danses liés à la vie agricole. Les nouvelles générations sont encouragées à se détacher des modes, des comportements et des pratiques d’un modèle social rural – en négligeant, par exemple, l’usage des dialectes en faveur de la langue nationale – afin de s’adapter au nouveau profil socioéconomique et culturel d’une société post-industrielle et de consommation.
13Quand en 1982 Diego Carpitella fait son retour au Salento, il ne peut que constater cette situation. Comme le rappelle Agamennone (2005), lorsqu’à l’occasion de sa participation, vingt ans après ses premières recherches, à la revitalisation d’une fête d’origine rurale désormais abandonnée (la Festa del tamburello), il est sollicité par un journaliste d’un quotidien régional (il Quotidiano) pour donner son avis sur cette fête et sur les traditions musicales au Salento ; il s’exprime clairement dans des termes que, rétrospectivement, l’on peut qualifier d’ethnomusicologie appliquée.
14Carpitella prône en fait l’encouragement d’une continuité musicale découlant d’un apprentissage organisé de la tradition orale et du patrimoine culturel paysan. Ce qui peut survivre à la disparition de pratiques musicales qui étaient fortement liées aux rituels et aux cérémonies encore en vigueur à l’époque de ses missions de recherche (environ vingt ans avant son retour sur le terrain de 1982), c’est le savoir et la mémoire des gestes qu’un corps arrive à incarner. Il préconise ainsi, d’un côté, la restitution du savoir-faire lié à la fabrication de l’instrument symbole de la tradition salentine, le tambourin (le tambureddhu), et de l’autre, l’apprentissage des pratiques de la danse et du jeu instrumental.
Le problème de la tradition musicale dans ce cas-ci est strictement lié à la fabrication des tambourins et il faut recenser ceux qui les construisent et qui en jouent. Malheureusement, ici, j’ai appris que les facteurs sont en train de disparaître, [et] il paraît qu’il n’en reste que quatre, dont deux sont âgés. Mais ce qui est plus grave, c’est le manque de motivation. La seule occasion publique au Salento demeure la fête de San Rocco à Torrepaduli, [mais] dans les autres fêtes, le tambourin est négligé, [et] on vend seulement des instruments jouets pour les enfants, qui ne servent certainement pas à accompagner les plus belles danses populaires. […] Essayons de mettre en relation aux expositions d’artisanat et d’instruments de musique, des stages […], organisés par des institutions locales, où l’on puisse apprendre à jouer et à danser. En effet, en ce qui concerne la continuité brisée pour différentes raisons, la partie de la tradition liée aux rituels et aux cérémonies qui existaient encore il y a vingt ans est à l’évidence éteinte. En revanche, il reste encore cette continuité musicale qui peut constituer un apprentissage organisé de la tradition orale et du patrimoine culturel paysan (Carpitella 1982, in Agamennone 2005).
15Ces réflexions de Carpitella sont proposées à une époque où le processus d’abandon des pratiques musicales paysannes est presque achevé. Comme mentionné plus haut, il existait dans la société salentine un sentiment de gêne envers les reliquats du passé paysan et un rejet de toutes les expressions musicales renvoyant à une condition de pauvreté et de marginalité socioéconomique et culturelle. La proposition programmatique de Carpitella témoigne d’une grande intuition : bien que définitivement détachée des circonstances rituelles, ce qui se conservait grâce à la mémoire des gestes d’une pratique musicale en déperdition pouvait constituer le fondement d’un projet de sauvegarde et de transmission. Cette proposition prouvait également l’existence d’une implication dans le terrain de recherche qui n’était guère de nature épistémologique et analytique. Carpitella rejette toute forme de revivalisme urbain et d’usage des « racines » folkloriques qui répond aux logiques de consommation des traditions musicales. Il soutient et encourage, en revanche, une action concertée entre, d’un côté, le savoir académique, et, de l’autre, l’action de valorisation qui est celle des musées d’anthropologie et des institutions locales.
Naturellement, je ne suis pas pour les revivals urbains, consuméristes, et de divertissement, etc. Je crois que ce que l’on appelle l’utilisation des racines folkloriques est un fait très sérieux qu’il faut approcher avec une certaine préparation : ces sagas, décentrées (dans le meilleur des cas) mais pas organisées, il faudrait les exorciser. Par contre, une connexion entre les musées d’anthropologie, les universités et les institutions locales est souhaitable. Il y a un besoin de phonothèques et de vidéothèques établies selon des exigences scientifiques […] (Carpitella 1980 : 25-26).
- 4 Ce qui est défini ici comme « folklore » est l’étude de l’ensemble des pratiques de tradition orale (...)
16Quelle est cette préoccupation de Carpitella, sinon une forme d’ethnomusicologie appliquée ante litteram, c’est-à-dire une préoccupation intellectuelle avant qu’un courant spécifique soit conceptualisé au sein de la discipline ethnomusicologique ? La conservation d’anciennes formes musicales, de répertoires menacés, mais surtout l’attitude consistant à promouvoir la collaboration entre chercheurs et institutions muséales apparaissent parmi les aspects caractérisant l’ethnomusicologie appliquée, au moins dans ses premières définitions et conceptualisations. Daniel Sheehy écrit en 1992 que les stratégies d’action qui ont eu comme conséquence d’influencer la relation entre une communauté donnée et sa propre musique présentent au moins un des quatre aspects suivants : « 1) développer de nouveaux “cadres” pour la pratique musicale, 2) refournir des modèles musicaux aux communautés qui les avaient créés, 3) permettre aux membres des communautés d’accéder aux modèles stratégiques et aux techniques de conservation, et 4) développer des solutions à la mesure des problèmes » (Sheehy 1992 : 330-31). Les premières réflexions systématiques sur les retombées de l’ethnomusicologie dans l’espace public remontent effectivement aux années 1990 sous la plume de chercheurs comme Jeff Todd Titon (1992), Daniel Sheehy (1992) et Martha Ellen Davis (1992), dont le profil scientifique montre une expérience significative dans le domaine du folklore4 (Harrison 2014). L’ethnomusicologie appliquée concourt à la réalisation de projets concrets de conservation tels que ceux réalisés par les folkloristes ou au sein de musées afin de sauvegarder les expressions musicales, les danses, l’artisanat, etc., issues de contextes sociaux traditionnels (Davis 1992 : 362).
17Les concepts qui reviennent systématiquement dans cette idée de l’ethnomusicologie appliquée sont ceux de conservation, de rétroaction et de restitution. De retour sur le terrain en 1992, Carpitella démontre par ses déclarations publiques que ses préoccupations vont bien au-delà d’un souci de sauvegarde du patrimoine, qu’il avait pourtant garanti avec ces trois missions entre 1954 et 1960. Au sujet de la conservation, il insiste sur une collaboration étroite entre académies, musées et institutions, collaboration qui laisse présumer que l’action de conservation doit être guidée par le savoir critique et historico-culturel des anthropologues et des ethnomusicologues. Conservation et analyse du fait musical sont deux faces d’une même préoccupation intellectuelle, celle qui conduit Carpitella à prôner la transmission d’un savoir-faire musical spécifique, que ce soit le jeu d’un instrument comme le tambourin ou sa fabrication.
18Ce cas emblématique dans l’histoire de l’ethnomusicologie italienne nous oblige alors à revenir sur une question épistémologiquement essentielle : peut-il exister une ethnomusicologie qui, d’une manière ou d’une autre, n’a pas d’application ? Même une recherche apparemment « silencieuse » qui se passe dans les rayons d’une bibliothèque – argue Araújo – peut être appliquée (Araújo 2008). En effet, l’on ne peut comprendre l’expérience ethnomusicologique de Carpitella en la qualifiant simplement de « cas emblématique d’ethnomusicologie appliquée », et en classant l’ethnomusicologue italien comme une sorte de pionnier de cette branche disciplinaire sur le territoire italien. La question est encore plus captieuse et tant Antony Seeger que Francesco Giannattasio l’ont déjà posée : la dichotomie entre ethnomusicologie théorique (recherche pure) et appliquée est-elle réellement pertinente ? (Seeger 2008, Giannattasio 2004).
L’usage du qualificatif « appliquée » a toutefois une limite, qui est celle de créer l’équivoque selon laquelle il existerait une science non appliquée, pure, et pour cela neutre et insensible aux événements étudiés, quand nous savons tous désormais depuis très longtemps qu’aucun logos, et donc qu’aucune ethnologie ou ethnomusicologie, n’est dénué de présupposés catégoriels qui sont aussi d’ordre politique et idéologique et qui, dans leur nature, sont instables dans le temps […] (Giannattasio 2004).
19Bien que l’objectif principal des sciences humaines, au sein desquelles l’ethnomusicologie s’inscrit, soit par définition celui d’une connaissance scientifique de l’homme et de la société, les anthropologues ont toujours fait preuve d’un intérêt à franchir les limites d’une approche simplement théorique. Ils ont ainsi pu utiliser les connaissances et les techniques de recherche spécifiques pour devenir des acteurs dans les dynamiques sociales et favoriser le développement de processus et d’actions considérés comme souhaitables pour le groupe ou le contexte social analysés. Franz Boas était par exemple persuadé que les sciences humaines pouvaient intervenir dans les processus sociaux et les conduites de vie des communautés. La compréhension des principes de l’anthropologie pouvait ainsi fournir des solutions concrètes dans la gestion des conflits ou la résolution de problèmes sociaux tels que le racisme, les relations entre groupes différents en contexte colonial, le nationalisme etc. (Boas 1928). Plus récemment, Fabian a rebondi sur l’idée d’un savoir anthropologique qui fournit les outils théoriques pour intervenir sur le présent, insistant sur le fait que la pratique analytique et critique de l’anthropologie oblige les anthropologues à être actifs dans l’expérience concrète de l’existence sociale (Fabian 2006).
20Malgré le fait que l’ethnomusicologie y parvienne souvent avec un certain retard, elle partage avec l’anthropologie une bonne partie de son questionnement épistémologique. L’expérience de recherche de Carpitella et de de Martino au Salento témoigne d’une perspective intégrée et, en quelque sorte, d’une réciprocité heuristique entre ethnomusicologie et anthropologie, ainsi que d’un partage d’outils théorico-méthodologiques et d’une vision commune de l’implication sociopolitique du travail intellectuel. Quant à la dichotomie entre recherche pure et appliquée, elle se révèle épistémologiquement encore moins pertinente dans le cas de l’anthropologie et de l’ethnomusicologie italiennes de l’après-guerre.
21Entre 1949 et 1951, de Martino introduit la notion de « folklore progressif » à laquelle Carpitella adhère. Ceci concerne le monde populaire et ses pratiques, mais aussi la nécessité de l’émancipation économique, politique et culturelle de ce que Gramsci qualifie de « classes subalternes ». Les chercheurs italiens (ethnologues, anthropologues, historiens, ethnomusicologues) qui pratiquent dans leur travail intellectuel un « folklore progressif » doivent pouvoir favoriser et accélérer le processus d’accomplissement du nouvel humanisme populaire des ouvriers et des paysans italiens (de Martino 1949). Il est évident que les écrits d’Antonio Gramsci sur le folklore et la condition des classes subalternes (surtout celles des régions méridionales), publiés après la Seconde Guerre mondiale, influencent de manière significative et profonde le travail des intellectuels italiens dans le domaine des sciences humaines. Le degré d’implication civile et politique de chercheurs comme de Martino et Carpitella était tel que la dimension théorétique de leur travail intellectuel est indissociable d’un retour sur la société de leur époque et d’une application directe d’un savoir contribuant à la résolution des conflits sociaux. D’une part, l’urgence à intervenir dans l’histoire des classes subalternes est le moteur qui déclenche une réflexion intellectuelle sur la nature et le sens des produits culturels et des expressions musicales de ces classes. Cette réflexion se nourrit, d’autre part, d’une vocation politique en fonction de laquelle les enquêtes de terrain prennent la forme de laboratoires d’analyse de la réalité sociale. Ces laboratoires contribuent à la formulation de modèles théoriques et à la constitution d’outils méthodologiques d’intervention sociopolitique. Pour Carpitella, l’usage des racines folkloriques – c’est-à-dire, ce qu’on peut interpréter comme une application du savoir dans une visée « interventionniste » – est un fait sérieux, dont on doit s’occuper avec beaucoup d’attention (Carpitella 1980 : 25). Comme l’étude du tarentisme au Salento l’a démontré, dans un processus éventuel d’application ou d’action, une connaissance approfondie de l’objet et une analyse critique de ce dernier constituent des prérequis essentiels. Dans la saison post-gramscienne des études ethnologiques italiennes, étude et application sont en définitive deux dimensions indissociables. Dans le sens où l’application ne peut pas faire abstraction d’une connaissance de l’objet et d’une élaboration théorique des résultats de son analyse, tout comme la recherche tire sa valeur heuristique d’une vocation civile.
22Les trajectoires qu’ont prises dans les vingt dernières années les différentes formes d’intervention que Carpitella a exercées sur la culture et sur la tradition musicale salentine (documentation, préconisation d’actions de transmission du savoir, etc.) renforcent l’idée que toute ethnomusicologie est, d’une certaine manière, appliquée, surtout si l’on considère les conséquences non seulement directes, mais aussi indirectes qu’une recherche peut avoir sur le contexte étudié. Par exemple, en termes de retombées sur la communauté, le seul fait qu’un territoire, une pratique, un dispositif culturel aient pu faire l’objet d’importantes missions ethnographiques reconnues sur le plan international – comme c’est le cas des recherches de Carpitella avec Lomax et de celles avec de Martino – peut avoir un impact sur les communautés héritières d’une tradition. Ces communautés peuvent ainsi compter sur les effets d’une sorte de légitimation culturelle et sociale – dont les recherches anthropologiques et ethnomusicologiques peuvent se porter garantes – pour entamer des processus de prise de conscience de la richesse culturelle possédée, d’autodétermination et de mise en valeur d’un territoire d’un point de vue social, économique, mais aussi touristique. Sur un plan plus concret, ces processus bénéficient de la documentation que l’expérience ethnographique d’enregistrement et d’analyse de matériaux sonores lègue à la communauté pour la constitution d’un fonds qui en enrichit, de fait, l’histoire patrimoniale.
23Les documents ethnographiques, d’un côté, et les concepts anthropologiques, de l’autre, engendrent des processus complexes de transformation des contextes locaux. Ils contribuent, surtout sur des durées de plusieurs années, à activer de nouvelles formes d’agrégation sociale, de ritualisation, de re-fonctionnalisation et d’usage des anciennes pratiques étudiées auparavant, telles que répertoires musicaux, danses, etc. De Martino et son chef-d’œuvre La Terra del rimorso, écrit à la suite du terrain de 1959, sont devenus eux-mêmes « patrimoine » local.
24Au cours des années 1990, les sentiments et les attitudes des Salentins vis-à-vis de leur propre culture paysanne ont sensiblement et visiblement changé par rapport aux années 1980. Certains éléments culturellement distinctifs et des pratiques issues de leur passé rural sont devenus le signe d’une identité locale désormais revendiquée. Les musiciens et les chanteurs enregistrés par Carpitella sur des supports audiovisuels à partir des années 1950 sont devenus les icônes d’un passé redécouvert et désormais mythifié, le point de départ pour la création de nouvelles pratiques musicales, ou d’une réactualisation de celles-ci dans un contexte de spectacle.
- 5 Diego Carpitella est décédé à Rome en août 1990. Agamennone propose la création d’une institution l (...)
25La transmission du savoir musical par les cours de tambourin et de danses traditionnelles, tout comme la circulation des répertoires et des savoir-faire préconisées par Carpitella en 1982 deviennent des expériences culturelles et sociales actives et intégrées aux actions de revitalisation qui caractérisent les années 1990. Il se crée ainsi un terrain propice à la redécouverte des racines essentiellement rurales du territoire et au développement d’un intérêt culturel vis-à-vis des traditions musicales locales. Bref, un terrain favorable pour qu’un projet concret qui fédère ces instances d’appropriation et de mise en valeur de l’histoire musicale locale se réalise et prenne la forme d’un institut de recherche intitulé – et il ne pouvait qu’en être ainsi – « Diego Carpitella »5. Ce dernier voit le jour à la fin des années 1990 et se fait le promoteur d’un festival consacré aux musiques traditionnelles salentines, La Notte della Taranta. Le succès public de ce festival est immédiat et inattendu, les répercussions dans les milieux musicaux nationaux sont aussi surprenantes (Agamennone 2015). Une nouvelle forme d’ethnomusicologie appliquée voit ainsi le jour au Salento : celle qui, comme l’avait écrit Sheehy en 1992, s’engage dans le développement de nouveaux cadres pour la performance musicale. Et les conséquences sur le plan local sont, elles aussi, importantes. Musiciens, intellectuels et opérateurs culturels se retranchent sur des positions radicales et opposées : d’une part les partisans d’une mise en spectacle, d’une réécriture expérimentale et d’une ouverture à l’hybridation du patrimoine musical salentin, de l’autre ses détracteurs.
- 6 Maurizio Agamennone a enseigné l’ethnomusicologie à l’Université de Lecce (qui s’appelle aujourd’hu (...)
26Parmi les créateurs, concepteurs et organisateurs de La Notte della Taranta, figure Maurizio Agamennone, élève de Carpitella et, à l’époque, professeur d’ethnomusicologie à l’Université de Lecce (dans le Salento)6. Quarante ans après l’expérience de Carpitella et de Martino, le Salento tend à redevenir « une terre de prédilection » pour les études socio-anthropologiques et musicales, intimement associées de surcroît, à une opération concrète de création musicale, sous l’égide de l’araignée mythique, la taranta, élément implicite de connexion entre la pratique rituelle du tarentisme désormais éteinte et les nouvelles pratiques festivalières. La compétence de l’ethnomusicologue est cette fois-ci demandée et sollicitée de l’intérieur. Ce sont en fait des administrateurs locaux plutôt prévoyants et créatifs qui, ayant déjà en tête un projet sur le long terme de mise en valeur du territoire par le biais de la culture et de la musique populaire salentines, font appel à la collaboration d’un ethnomusicologue. Le groupement des promoteurs est d’ailleurs composite : des chercheurs académiques, des administrateurs, des opérateurs culturels et des chercheurs locaux.
- 7 Agamennone a été notamment l’auteur des statuts de l’Institut Diego Carpitella, mais aussi, avec Gi (...)
27Agamennone devient un interlocuteur privilégié au point qu’une dynamique très particulière s’instaure au sein du groupe de travail. Celle-ci répond à un cadre programmatique bien défini qui veut que l’ethnomusicologue s’occupe, en collaboration avec son collègue musicologue Gianfranco Salvatore, des aspects scientifiques et artistiques et que les administrateurs gèrent, quant à eux, les aspects administratifs et bureaucratiques de l’Institut Carpitella et du festival La Notte della taranta7 (Agamennone 2015 : 78-79). Bien plus complexe est la collaboration avec les chercheurs locaux, préoccupés principalement par la nécessité de poursuivre l’œuvre de documentation et d’archivage du patrimoine et gênés par toute forme d’expérimentation et d’hybridation musicales dans un contexte de spectacle.
- 8 Communication personnelle du 20 août 2015.
- 9 Ibid.
28Or, ce qui demeure particulièrement intéressant dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la définition des limites entre une étude théorique et une approche appliquée, c’est la motivation personnelle qui conduit l’élève de Carpitella à accepter de manière très enthousiaste la direction artistique d’un festival de musiques de tradition orale et une implication de l’intérieur dans un projet culturel comme celui qui avait animé la création de l’Institut Carpitella. L’ethnomusicologue, et désormais co-directeur artistique du festival, était-il conscient de pratiquer une forme spécifique et, en partie déjà théorisée, d’ethnomusicologie appliquée ? « A l’époque je n’agissais pas dans la visée d’une ethnomusicologie appliquée, affirme Agamennone ; pourtant – ajoute-t-il – j’ai toujours considéré que les chercheurs ne devaient pas juste rester dans leur bureau à écrire, mais qu’ils devaient entretenir des rapports avec les interlocuteurs sociaux en prenant le risque que ces relations puissent se briser. Mon implication sur le territoire salentin fut donc pour moi spontanée et plutôt facile8 ». Et encore : « J’étais très content à l’idée qu’outre la didactique, il y ait un lien avec le territoire, avec des institutions, des acteurs qui visaient à réaliser des projets concrets qui ne relevaient pas du domaine de l’enseignement académique. Ceci fait intégralement partie de ma personnalité de chercheur »9.
29Le projet, au moins dans ses intentions initiales, était en effet ambitieux et bien articulé. Toutes les opérations prévues au sein de l’Institut Carpitella étaient envisagées dans une perspective de compensation, d’équilibre et de complémentarité entre les actions ethnographiques de recherche, d’étude et d’archivage et le spectacle live. Ce dernier comprenait par ailleurs, dans une phase préparatoire, la formation de musiciens. « Nous pensions – déclare Agamennone – que tous ces éléments pouvaient se combiner de manière vertueuse et s’imbriquer en préservant notre intégrité de chercheurs. D’une part il y avait le spectacle, d’autre part, comme action plus lente, plus stable, plus solide, moins éphémère, il y avait le projet des archives »10.
30Dans ce sens, une filiation intellectuelle directe, quoiqu’implicite, avec l’expérience et les principes d’applicabilité du maître, est plutôt évidente. Pourtant, souligne Agamennone, « Nous n’avions plus la sensibilité politique de nos Pères. Au fil du temps, cette sensibilité s’était affaiblie et, d’ailleurs, les choses s’étaient transformées. L’accent était désormais mis sur la valeur esthétique de documents transformés en matériaux d’intérêt historique, culturel, anthropologique. La mise en spectacle se justifiait sans doute par des critères d’ordre esthétique »11.
31L’application de l’expérience salentine d’Agamennone à des projets artistiques implique que les matériaux sonores issus de la recherche et de la documentation puissent être adaptés à la scène grâce à la créativité des musiciens. En d’autres termes, ce n’est que, comme on l’a évoqué plus haut, ce que les théoriciens de l’ethnomusicologie appliquée ont défini comme une opération d’utilisation de nouveaux cadres pour la performance musicale.
32L’ethnomusicologue est d’ailleurs persuadé que les structures métriques et rythmiques, l’énergie et l’aura rituelles des musiques traditionnelles salentines sont telles qu’elles peuvent influencer une réécriture musicale contemporaine. Dans le projet initial, une hypothèse purement revivaliste, qui est celle prônée en revanche par les chercheurs locaux, n’a jamais été prise en compte par les deux directeurs artistiques. Dans ce sens, une implication dans les termes d’une ethnomusicologie appliquée semble être bien plus directe que l’exemple d’engagement politique de Carpitella et de Martino. Dans cette nouvelle phase, l’ethnomusicologue agit en s’investissant à titre personnel dans la création de nouvelles pratiques.
33En analysant de manière rétrospective l’expérience « interventionniste » d’Agamennone au Salento à la fin des années 1990, on retient qu’il s’agit d’une action guidée par une instance expérimentale en matière de spectacle, sous le signe d’une hybridation « world » entre cultures musicales diverses. Cette instance expérimentale est pourtant soutenue par une conscience accrue qu’il était nécessaire de contribuer – au nom de l’importance que le territoire salentin a eu dans l’histoire de l’anthropologie et de l’ethnomusicologie italiennes et européennes – à la conservation de répertoires en construisant des archives et en favorisant la recherche et la formation de nouveaux chercheurs et de jeunes musiciens. Mais la présence active du directeur artistique et ethnomusicologue sur le terrain salentin engendre presque immédiatement une série d’effets sur le territoire qui méritent une attention particulière.
- 12 Communication personnelle du 20 août 2015.
34Si on observe les faits a posteriori, au Salento, l’intervention des deux chercheurs, plutôt que de résoudre des conflits, comme on aurait pu s’y attendre d’une recherche appliquée, en a au contraire déclenché plusieurs d’une portée démesurée. D’abord, les choix artistiques et musicaux mis en œuvre par Agamennone et Salvatore dans les trois premières éditions de La Notte della Taranta, visant prioritairement à favoriser l’hybridation et une composition musicale expérimentale et innovante, vont à l’encontre des positions plus traditionnelles et conservatrices de patrimonialisation qui sont celles de la plupart des chercheurs, des intellectuels et des musiciens locaux. Ces derniers considèrent ces choix comme une opération de vente à bas prix et de pure commercialisation de leurs propres traditions musicales et culturelles. « Ils étaient nombreux à le soutenir – raconte Agamennone – et dans des termes plutôt sévères. À l’époque, la presse et les sites internet locaux nous adressèrent des critiques féroces. Le débat n’était pas très riche et profond sur le plan des contenus, mais il était sans doute intense du point de vue émotionnel »12. Les détracteurs du projet des deux chercheurs étaient persuadés que les pratiques musicales salentines devaient être prioritairement conservées ou reproposées dans une forme de revivalisme, et surtout que les opérations qui les concernaient devaient être gérées par les détenteurs mêmes de la culture, et préservées de l’intromission de sujets « externes » au territoire. Ils craignaient, de surcroît, que leur patrimoine musical, tout comme le mouvement de redécouverte et de mise en spectacle de la tradition, soient radicalement dénaturés et modifiés dans leur sens originel.
35Après les trois premières éditions, non seulement la polémique ne cesse pas, mais la position des deux chercheurs se fait encore plus délicate par rapport aux instances de revendication territoriale incarnées par les représentants des sphères politiques directement impliquées, depuis le début, dans la promotion, le soutien et l’organisation logistique de La Notte della Taranta. En 2000, lors de la troisième édition, les six mille spectateurs de 1998, sont devenus vingt-cinq mille. Année après année, le festival attire l’attention, même hors région, de critiques, de touristes et de spectateurs passionnés par les traditions musicales locales. La prise de conscience de la part des politiciens locaux qu’un festival comme La Notte della Taranta pouvait devenir un puissant élément d’attraction touristique vers le Salento radicalise progressivement les différentes positions des membres de la structure organisatrice de La Notte della Taranta. En 2001, la divergence entre les intentions artistiques de recherche et d’expérimentation incarnées par les chercheurs d’une part, et le projet politique de marketing territorial soutenu par les administrateurs locaux d’autre part, n’est pas explicitée, mais devient décisive, au point qu’Agamennone et Salvatore démissionnent de leur rôle de directeurs artistiques du festival. L’histoire de La Notte della Taranta, à partir de sa quatrième édition, constitue graduellement un modèle dans le domaine des politiques culturelles territoriales. Elle devient ainsi l’histoire du succès international d’un festival musical et de tout un territoire dont la reconnaissance est reliée à la mise en spectacle des musiques traditionnelles locales. C’est l’histoire d’un projet politique gagnant qui prend le dessus sur une opération esthétique de recherche et de création musicales. Qu’en est-il en revanche des ethnomusicologues et de la recherche ethnomusicologique ? Et de ses applications ?
- 13 Communication personnelle du 20 août 2015.
36Il ne faudrait pas oublier qu’à la fin des années 1990, Agamennone avait été sollicité par les différents acteurs locaux pour organiser et systématiser des opérations de recherche et de sauvegarde du patrimoine musical local, mais aussi pour s’investir dans leur mise en spectacle par le biais de la création d’un festival musical. Une action d’ethnomusicologie appliquée était au départ réclamée de l’intérieur. Mais quand les enjeux politiques et les forces territoriales priment sur le projet artistique et quand la logique des résultats immédiats en termes de chiffres, d’appréciation de la part du public et de consensus devient plus importante que la recherche et la qualité musicales, les chercheurs, désormais isolés, sont obligés de se retirer. « Quand le domaine de la recherche – déclare Agamennone – et celui de la politique entrent en conflit sur le terrain des enjeux, des intentions et des finalités, la recherche est vouée à l’échec car le déséquilibre du pouvoir d’action entre les deux forces en jeu est toujours trop grand »13. Dans ce cas, il ne reste à l’ethnomusicologue que la possibilité de retrouver son rôle d’observateur.
37On ne peut d’ailleurs pas croire que l’ethnomusicologie appliquée, sous ses formes directes d’implication dans la transformation du fait musical, puisse rester un projet idéal d’intervention bénéfique et sans conséquence non seulement sur l’histoire du territoire, mais aussi sur celle de la discipline et sur ses manières d’être conçue et pratiquée. L’histoire des études ethnomusicologiques au Salento témoigne du fait que les pratiques de l’ethnomusicologie ont favorisé la prise de conscience d’un patrimoine musical commun et d’une histoire culturelle partagée. Cette conscience a généré de nouvelles pratiques, autonomes et parfois en contraste avec les intentions des chercheurs. De surcroît, l’expérience d’un ethnomusicologue qui s’engage dans la réalisation d’actions musicales concrètes, comme c’est le cas de la direction artistique d’un festival, devient une expérience de relations sociales intenses et souvent difficiles et délicates avec les interlocuteurs locaux. Des compromis et des négociations avec les représentants des institutions concernées s’imposent ; de très forts liens d’amitié, de réciprocité et d’échange avec les acteurs s’instaurent. Comme l’écrit Giovanni Pizza, il s’agit d’expériences d’engagement qui vont au-delà de la métaphore du dialogue ethnographique, pour incarner « des structures du sentiment, de la volonté et de la responsabilité (Pizza 2015 : 127, notre traduction) ». L’application du savoir ethnologique et musical dans la réalisation de formes contemporaines de spectacles devient une véritable pratique « d’engagement interpersonnel et professionnel de l’anthropologie » (Handler 2003). C’est exactement à ce moment que l’ethnomusicologie appliquée devrait s’engager dans une sorte d’ethnographie à double action, intégrant une approche autoréflexive qui est celle non seulement d’une analyse théorique, mais surtout d’une étude critique. Comme l’expérience d’Agamennone au Salento le montre, favoriser la confrontation et le dialogue entre savoir académique et local, entre instances esthétiques et expérimentales d’un côté et la politique de l’immédiateté du résultat de l’autre, est tout sauf simple. Cependant, la difficulté de concilier le savoir et l’action de l’ethnomusicologue avec les impératifs de la politique et les positions des acteurs locaux ne devrait pas dispenser l’exercice ethnomusicologique d’une analyse critique de ces dynamiques et de ces relations. Une ethnomusicologie qui se définit comme « appliquée » doit par définition continuer à pratiquer une ethnographie théorique et autoréflexive, en vue d’une élaboration plus consciente des effets et des conséquences de l’intervention d’un chercheur sur son propre terrain, mais aussi d’une analyse in media res des implications épistémologiques des dynamiques relationnelles engagées sur le terrain. En d’autres termes, l’ethnomusicologue doit impérativement réfléchir aux applications concrètes que son savoir peut susciter au sein de la communauté qu’il étudie. En définitive, sans négliger la nécessaire étude théorique, il se doit d’appliquer un regard critique et autoréflexif sur ses positions et ses éventuelles motivations à participer activement aux processus politiques et culturels de fabrication du symbolique à travers la musique.