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TURQUIE. Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa

Enregistrements et texte : Jérôme Cler. CD Ocora Radio France C 560248, 2012
Samir Mokrani
p. 292-294
Référence(s) :

Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa, Enregistrements et texte : Jérôme Cler. CD Ocora Radio France C 560248, 2012.

Texte intégral

1Plusieurs années après la parution d’un disque consacré au djem alévi, le label Ocora revient sur un terrain voisin et nous propose cette fois-ci plusieurs extraits, enregistrés par Jérôme Cler, d’une cérémonie de l’ordre bektachi. Le disque est accompagné d’un excellent livret explicatif de l’ethnomusicologue français, et le résultat final est encore une fois de toute beauté !

2Les deux termes turcs d’alevi et de bektachi se réfèrent à deux groupes sociologiquement distincts mais ayant en commun un ensemble de croyances et de rituels. De façon un peu schématique, on peut affirmer que les Alévis constituent un groupe social fermé, lié à une généalogie particulière, alors que la Bektachiyye est une confrérie initiatique théoriquement ouverte à tous. Celles-ci consistent en une base de chiisme duodécimain, à laquelle viennent s’ajouter différents éléments issus d’autres religions. Le résultat en est une forme de syncrétisme très particulière, que certains alévis-bektachis qualifient d’universaliste. Effectivement moins rigoriste que les écoles de l’islam sunnite et chiite traditionnelles sur plusieurs points, l’école bektachie accorde notamment un rôle de première importance à la poésie, au chant et à la musique. Les Bektachis constituent en général des communautés plutôt urbanisées, alors que les Alévis seraient essentiellement constitués de groupes vivant en milieu rural. Mais la réalité peut s’avérer surprenante.

3En l’occurrence, il s’agit d’extraits d’un djem – une cérémonie (littéralement « réunion »), de l’ordre mystique bektachi du village de Tekke Köyü, province d’Antalya, dans le sud-ouest de la Turquie. La particularité de ce village est qu’il abrite le mausolée d’Abdal Musa, « petit-fils » spirituel du fondateur de l’ordre dont l’appellation est directement issue, Hacı Bektash Veli (1209-1271 ?). Les extraits ici présentés sont composés de nefes (poèmes) et de semah (danses) suivant l’ordre chronologique de leur déroulement lors de la cérémonie, bien qu’il ne s’agisse pas d’un rituel djem intégral.

4Un des problèmes majeurs auquel je suis, personnellement, systématiquement confronté à l’écoute de cette musique anatolienne, et alévie-bektashie en particulier, est son trop-plein d’émotions, son hyper-intensité. Car avec cette musique-là, que l’on ne se fasse aucune illusion. Si ses textes consistent effectivement en un message fondamentalement bienveillant et porteur d’une grande pureté spirituelle, l’heure n’en est pas pour autant à la joie débridée et festive. Cela apparaît évident dès l’écoute des premières notes de ce disque : l’univers musical qu’il nous propose s’inscrit résolument dans un registre grave, marqué autant par la solennité religieuse et la célébration des martyrs (Hüsayn fils de Ali en particulier, mais aussi les figures de Halaj ou de Pir Sultan Abdal par exemple) que par l’éthos du gurbet, cet état psychologique et sentimental si propre à la musique anatolienne, une sorte de mélange entre la nostalgie, la mélancolie et le mal du pays. Mon compte rendu se voulant concis, j’ai délibérément sélectionné quelques-unes de mes plages préférées pour les commenter.

5Le disque s’ouvre sur un extrait d’une prière/bénédiction bektashie, qui se termine, comme le veut la tradition, sur l’expression ashk olsun, « que l’amour soit ! ». Il est immédiatement suivi d’un très beau chant de louanges adressé aux douze imams. Le poème a pour auteur l’une des grandes figures de l’alévisme-bektachisme, le shah séfévide Ismail, dit Hatayı. Il est interprété collectivement par un chœur d’hommes accompagné de plusieurs bağlama (plage 2). Le rythme cadencé à 7 temps, la puissance des voix et les instruments légèrement en retrait procurent au tout une lancinance réellement « transique », d’un effet de transe, comme c’est par ailleurs le cas pour la plupart des plages du disque. Sur la plage 4, le cœur et les exclamations rendent compte de la ferveur qui peut régner dans les djem bektachis. Soutenus par un jeu de bağlama extrêmement énergique, ils évoquent par moments l’intensité du flamenco, bien qu’avec un éthos différent.

6La pièce no 7 a cela de particulier qu’elle s’apparente, selon Jérôme Cler, au style de l’Anatolie centrale. Le chanteur Nuri Kardeş se livre au difficile exercice du chant long et recourt à une technique tout-à-fait tout à fait singulière, où la voix absolument phénoménale semble imiter un sanglot à la fois déchirant et passionné, amplifiant parfaitement le côté tragique du poème (il s’agit du martyre du grand soufi du Xe siècle Mansur Hallaj, exécuté par les autorités abbassides, qui aurait oser osé déclarer publiquement : « Je suis la Vérité »).

7Enfin, mon coup de cœur va sans aucun doute au morceau intitulé « Louanges à Ali », chanté par Süleyman Can. La sobriété de la mélodie, le rythme lancinant, mais surtout la tonalité de la voix, en tension perpétuelle avec les instruments, lui confèrent une intensité et une profondeur sans égales. Le texte de Kul Himmet, poète du XVIe siècle, raconte le célèbre épisode du miradj. La tradition alevi-bektachi considère que c’est à cette occasion que le prophète Muhammad fut initié à la nature divine de Ali. Toutes les autres pièces mériteraient bien évidemment un commentaire étendu, notamment le semah des baba (plage 3), la plage 10 chantée par le jeune Hasan Uçar (10 ans), ou encore l’incroyable semah du gözcü, celui qui observe et veille au bon ordre du rituel ; mais je laisse à l’auditeur le plaisir de les découvrir par lui-même.

8Evidemment, si ce disque est à mon sens un véritable petit bijou, y compris dans son aspect et sa présentation (livret très riche, photos, belle couverture, etc.), je me devais de lui trouver quelques aspects moins positifs. Mais que la tâche fut ardue ! Par exemple, le côté répétitif des chansons peut sembler lassant, surtout pour le néophyte en musique anatolienne et/ou soufie. J’objecterais à cet argument que cela n’enlève rien au plaisir d’écoute suscité par ce disque. Car à mon sens, il ne requiert qu’un peu de temps, une écoute attentive et un petit effort d’adaptation pour pénétrer dans l’univers magique de la grande musique bektachie qu’il propose. Une autre critique que l’on pourrait adresser à l’ensemble est l’absence de traductions détaillées des textes. Mais là encore, les choses ont été faites avec soin, puisqu’elles sont en grande partie accessibles sur un site internet. En outre, la sonorité si particulière et si belle de la langue turque, et je terminerai sur ce point, ne nécessite pas qu’on en comprenne le sens pour en apprécier la musicalité.

9Pour ces différentes raisons, ce disque est donc résolument un must, à acquérir de toute urgence !

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Pour citer cet article

Référence papier

Samir Mokrani, « TURQUIE. Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa »Cahiers d’ethnomusicologie, 28 | 2015, 292-294.

Référence électronique

Samir Mokrani, « TURQUIE. Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 20 septembre 2016, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2554

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Auteur

Samir Mokrani

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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