- 1 Inde du Sud. Periya mēḷam. Temple de Chidambaram, 2003, 1 CD Ocora Radio France, C 560178.
1Dès les premiers mots du livret du présent CD, d’une grande qualité tant artistique qu’ethnomusicologique, William Tallotte manifeste une évidente exigence scientifique que tout confirme : le texte, les enregistrements, les photographies. Ce CD, consacré au naiyāṇḍi mēḷam, forme le pendant d’une précédente publication du même auteur, également chez Ocora, dédiée au periya mēḷam1, autre ensemble de hautbois et percussions. Le naiyāṇḍi mēḷam constitue un genre musical proprement tamoul, et la présentation qu’en fait W. Tallotte montre bien que la découverte qu’il nous propose s’oriente vers un monde sonore différent de celui de la musique classique d’Inde du Sud (musique carnatique), sur laquelle l’essentiel des publications discographiques concernant cette aire tend à se concentrer. Ouvrir de nouveaux espaces, là n’est pas la moindre originalité du propos : il s’agit bien d’un inédit, d’une singularité discographique, y compris pour les mélomanes indiens ou indianistes qui ne se sont que fort peu penchés sur ce genre musical. « Orchestre de raillerie », le naiyāṇḍi mēḷam met en valeur le grand hautbois de l’Inde du Sud nāgasvaram, sous l’un de ses aspects particuliers : le nāyanam ou nāgasuram. Tout aussi redoutable dans sa technique que le nāgasvaram – notamment quant au contrôle diaphragmatique du souffle –, le nāyanam fascine plus encore peut-être par la vélocité de son chant qui se joue allègrement des extrêmes et des marges délicates de la justesse d’intonation (śruti).
2Le naiyāṇḍi mēḷam nous est ici notamment présenté à travers le koḍai (« don »), rituel de possession dédié à « un dieu-démon ou une déesse », et principalement par un musicien du district de Tirunelveli et sa troupe, M.S. Rasukutti, qui « perpétue aujourd’hui avec brio une tradition familiale unique, marquée par des personnalités d’exception » (livret, p. 5). À propos des conditions d’enregistrement, outre les raisons du choix de M.S. Rasukutti, il est précisé que les prises de son ont aussi été conditionnées par des impératifs de captation optimale, certains contextes ne permettant pas un travail satisfaisant, suffisamment « soigné » (p. 8). Le présent CD illustre à cet égard le possible accord, certes toujours difficile, entre l’exigence scientifique du collecteur et la prise en compte de la satisfaction esthétique de ses potentiels auditeurs. W. Tallotte, qui connaît très bien « son » terrain, ne présente certes pas toutes les facettes d’un genre, mais seulement une, parmi quelques autres existantes, que les praticiens du naiyāṇḍi mēḷam considèrent eux-mêmes parmi les plus actives et efficaces. À chaque plage du CD, M.S. Rasukutti et son ensemble nous en donnent de fascinants exemples.
- 2 W. Tallotte effectue une description très détaillée des instruments du naiyāṇḍi mēḷam dans le livre (...)
3La force expressive des musiques enregistrées touchera sans doute toute personne sensible à la véhémence des rythmes et à la richesse mélodique des modes (rāga) de la musique indienne. Car c’est bien ce qui saisit immédiatement : la plage initiale du CD happe littéralement par son « fracas de tambour » et fascine d’emblée par l’agilité mélodique du hautbois, d’une grande finesse d’intonation. Quiconque a un jour assisté à une cérémonie dans un de ces temples hindous du Tamil Nadu et entendu le vrombissement des hautbois comme les batteries de leur partenaire d’élection, le tambour tavil (auquel s’ajoute, dans le naiyāṇḍi mēḷam, le fascinant double tambour pambai2), n’a pu oublier le divin vacarme qui persiste dans l’oreille, alors même que ceux qui l’ont engendré se sont tus.
4La prise de son de W. Tallotte souligne le raffinement des effets dynamiques qui sont aussi jeux de timbres (cf. notamment la plage 3). Si la ferveur religieuse s’exprime souvent avec fougue dans les temples tamouls, la prière ou pūjā implique nécessairement un don, collectif mais aussi intime, qui réclame la nuance. Avec le naiyāṇḍi mēḷam, la ferveur ne demeure pas dans une contemplation ou une introspection silencieuse, mais jaillit et exulte. Les photos en situation de jeu mettent en valeur la jubilation communicative des musiciens. « Pas de danse, déhanchements […] gestes vigoureux », les descriptions du livret cherchent à nous entraîner dans le tourbillonnement des danses auxquelles ces musiciens donnent toute leur énergie, mais aussi desquelles ils la tirent. Car ils ne sont pas accompagnateurs mais partie prenante des fêtes, cérémonies et rituels qui les requièrent. Parmi ceux-ci, le koḍai comporte, entre autres, des danses spectaculaires, menant à la transe ou à la possession, et des chants narrant les histoires divines.
5Quelques questions naissent à la lecture du passionnant livret, notamment de par la complexité des formes rituelles décrites et de leurs enjeux. Lorsque, par exemple, l’auteur souligne que « le don implique ici le contre-don », il mentionne que « l’argent engagé pour les dieux est aussi le gage de futurs bénéfices » (p. 4). Nulle mention n’est faite de la nature des faveurs immatérielles. Ce contre-don n’est-il pas aussi, au sein de « la logique de “ l’économie spirituelle ” » (Aubert 2004 : 173), celui que la divinité offre en retour ? N’effectue-t-on pas également ces rituels dans le but d’obtenir quelque chose de la divinité louée : sa bénédiction, voire sa protection, sa descente ou possession ? « Une grâce particulière », fruit de « relations d’échange et d’alliance, plutôt que de pure adoration » (ibid. : 372).
6L’autre principal mérite de cet ouvrage consiste à mettre en valeur l’articulation opérée entre univers « classique » et « populaire » dans le naiyāṇḍi mēḷam. L’emprunt semble même être l’un des traits caractéristiques de la manière d’agir des musiciens : transformations de pièces anciennes issues du répertoire propre à ce genre ou d’autres traditions, « collages » (plage 4), adaptations instrumentales de musiques de films sud-indiens (plages 3, 9). Difficile de cerner les frontières, d’identifier les traces : les uns puisent chez les autres et, la plupart du temps, ne citent pas leurs sources, les font entièrement leurs. Le commentaire de W. Tallotte à la plage 4 revêt quasiment la forme d’une enquête policière effectuée dans le but de suivre les traces d’une célèbre chanson d’amour du cinéma des années 1950, elle-même issue du naiyāṇḍi mēḷam, qui aurait lui-même emprunté au répertoire tamoul médiéval, etc. : l’art de la mise en abîme s’exprime avec verve. Il sera intéressant de se référer à la thèse de W. Tallotte, qui aborde l’ambivalence de la position sociale des musiciens rituels et notamment des kambār, ici enregistrés, « caste de bas statut » (livret, p. 1), « sonneurs-batteurs de profession, qui peuvent en effet passer, en fonction des contextes de jeu, d’un savoir-faire populaire, sous le nom de naiyāṇḍi mēḷam (litt. «orchestre de raillerie») à un savoir-faire classique, sous le nom de rāja mēḷam (litt. «orchestre royal») – ce dernier étant ici l’équivalent du periya mēḷam » (Tallotte 2009 : p. 74).
7Le livret du CD, s’il situe les musiciens socialement, ne peut évidemment donner en quelques lignes toute la mesure de la complexité de la société indienne. Derrière des termes, des faits – en apparence de pure catégorisation musicale – s’expriment des phénomènes sociaux, moraux, ardus à expliciter, à démêler, et le naiyāṇḍi mēḷam ne constitue qu’une des multiples facettes de l’immense iceberg du système des castes, avec les prérogatives et les interdits rituels qui s’y rattachent.
8La musique indienne ne s’est jamais écartée de la parole, et l’éloquence des hautboïstes du Tamil Nadu nous le prouve : l’instrument fusionne avec la voix, chante parfois véritablement (rappelant notamment son lointain cousin coréen le piri – plages 1, 4, 5), semblant souvent défier les règles usuelles de la juste parole en de véritables jeux d’équilibristes sur la registration (plage 2), l’intonation (l’introduction de la plage 5 est en cela fascinante). Versatile dans ses formes, diverse dans ses combinaisons de jeu, la musique du naiyāṇḍi mēḷam, au-delà des contraintes rituelles – ou à travers elles – est emplie d’une intense liberté. La variété des modes de jeu, et donc des timbres, ne laisse pas de surprendre. L’absence de pause entre les plages (conforme aux normes éditoriales actuelles d’Ocora) s’avère ici du plus heureux effet : elle n’en accentue que mieux le sentiment d’être entraîné par cette inexorable jubilation sonore. Il y a dans le style de M.S. Rasukutti quelque chose d’unique et d’incomparable (qui rappelle un autre hautbois indien, le śahnāī, et un musicien hindustani aujourd’hui légendaire, Bismillah Khan) : un langage aussi érudit que celui des maîtres carnatiques, aussi spontané que celui d’un simple et « populaire » musicien de rue. Sans doute est-ce cela aussi, le śruti.