1Un disque rare et fidèle à l’esprit des grandes suites musicales ouïghoures, celui des douze muqams (On ikki muqam). Il nous permet, pour la première fois en Europe, d’accéder à un muqam dans son sa quasi intégralité. Soigneusement préparé tant dans l’interprétation que dans le la prise de son, ce CD offre un témoignage humble et sincère d’un style d’interprétation évoquant une autre époque.
2De nos jours, ce répertoire se joue essentiellement dans de grands spectacles mis en scène et chorégraphiés. Il est tristement envahi par les paillettes et les lumières qui le réduisent à une musique à regarder et non plus à écouter. La théâtralité ainsi que les mouvements quasi acrobatiques des danseurs retiennent toute l’attention du public, laissant la musique comme reléguée au second plan. Pourtant, le souvenir de Turdi Akhun (le dernier grand maître du On ikki muqam) est très présent dans la conscience collective des Ouïghours. Ce répertoire n’est jamais évoqué sans que son nom soit cité. Ceux qui l’ont vu dans leur jeunesse racontent avec fierté les salons de thé de Yarkand ou de Kashgar, où le maître faisait sonner son satar (luth à long manche et à archet), en interprétant ces suites durant des heures. Il est d’ailleurs fréquemment représenté sur les scènes modernes comme un maître de musique à barbe blanche, se tient toujours au centre. Le public ouïghour revendique avec fierté les origines préislamiques du On ikki muqam, le considérant comme un trésor du peuple. Ce répertoire a d’ailleurs été proclamé patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2005.
3Pourtant, cette tradition de l’écoute, non seulement de la musique, mais aussi des poèmes soufis des XIV e et XV e siècles n’est aujourd’hui plus qu’un lointain souvenir pour le grand public. Rares sont ceux qui l’écoutent sincèrement, de même que les occasions où on le joue comme dans la tradition. Quelques extraits sont parfois joués tôt lors des fêtes de mariages et quelques rares cérémonies soufies à Hotan utilisent encore ce répertoire dans leurs pratiques de zikr (Mutallip 2014).
4Cet enregistrement nous offre donc le magnifique Muqam Nava avec générosité, en se concentrant sur sa musicalité. Il nous invite à découvrir cette tradition, loin de la dimension de performance et de spectacle que l’on a pris l’habitude de lui associer. Habilement choisis, les enchaînements de la suite sont fluides et clairs. On remarquera le fruit des années de travail de l’ensemble qui s’est créé depuis sous la direction d’Abdukerim Osaman.
- 1 Voir par exemple Uyghur On Ikki muqam (les Douze muqam ouïghours) (2002).
5Quelques nouveaux éléments sont également proposés dans ce disque. Tout d’abord la taille de l’ensemble. Seules neuf personnes interprètent plus d’une heure de musique d’une clarté sonore exceptionnelle. Les précédents enregistrements de muqam publiés dans la région recouraient à un large ensemble de musique traditionnelle comptant près d’une centaine de musiciens jouant la même ligne mélodique1.
6La maîtrise du tempo contribue encore plus au plaisir de l’écoute. Dans chaque morceau, le temps nécessaire a été donné aux différents instruments afin qu’ils aient le temps et la possibilité de respirer et de faire résonner chaque note jouée. Cela est tout à fait remarquable dans la partie Mashrap de l’enregistrement (plage 12), habituellement problématique dans les interprétations scéniques actuelles de muqam. Dans ces dernières, par recherche d’un effet d’excitation et pour maintenir l’attention du public, les metteurs en scène accélèrent toujours plus le tempo dans le but de faire tourner les danseuses de plus en plus vite.
7Une autre innovation est par exemple de faire ressortir la nuance des phrases mélodiques dans les pièces instrumentales, à la différence des interprétations scéniques.
8Tout cela a pu être réalisé grâce à une solide collaboration avec l’ethnomusicologue et professeur de muqam de l’Institut des Arts de Xinjiang Abdulkerim Osman Chimani. Il a dédié toute sa vie à la recherche, au perfectionnement et à la transmission des On ikki muqam. Il a même été très actif dans leur processus de canonisation dans les années 1990-2000. Il a d’ailleurs lui-même composé quelques morceaux manquants de certains muqam.
9Il reste malheureusement un léger regret lié à l’interprétation vocale, légèrement inférieure à la qualité instrumentale qu’offre ce disque. Les deux voix, bien que se mariant bien, manquent de personnalité et de passion dans leurs interprétations. On perçoit des lacunes dans la compréhension des textes classiques et spirituels de la part des interprètes. Cette compréhension est pourtant considérée comme un élément primordial dans l’interprétation des muqam ouïghours, notamment défendu par la chanteuse au talent reconnu, Ayshemgul Memet.