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Frédéric LÉOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique

Paris : Vrin, 2014
Ariane Zevaco
p. 272-275
Référence(s) :

Frédéric LÉOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique, Paris : Vrin, 2014. 297 p., ill. coul.

Texte intégral

  • 1 De « hucher » : « appeler en criant, en sifflant ». « Sons sans signification lexicale utilisés par (...)

1L’ambition de Frédéric Léotar, dans cet ouvrage, est de mettre au jour les traits communs entre les traditions musicales des agro-pasteurs d’Asie intérieure (éleveurs de tradition nomade, parfois aujourd’hui sédentarisés) : à Touva, en Ouzbékistan – y compris en république autonome du Karakalpakstan –, au Kirghizistan et au Kazakhstan. Énonçant l’hypothèse qu’« un même modèle de référence est repris sans cesse d’une exécution à l’autre et d’une région à l’autre » (p. 18), l’auteur s’emploie, par une démarche d’analyse comparative, à révéler la structure des pièces musicales et les modèles d’exécution à l’œuvre au sein de chacune de ces populations. À partir de là, il met en évidence un système stylistique commun sous-jacent à ces modèles. Ses travaux s’inscrivent dans la continuité du turcologue Rémy Dor, qui a démontré, pour la production des huchements1, l’existence d’un continuum de la Yakoutie à la Sibérie.

2L’approche de F. Léotar, ancrée dans une ambition structuraliste, procède davantage de la musicologie que de l’anthropologie. Dans la préface de l’ouvrage, Jean-Jacques Nattiez souligne que « ces analyses immanentes sont un préalable indispensable pour une approche poïétique, cognitive et anthropologique des musiques de tradition orale » (p. 8) : la démarche ici adoptée est celle d’une hypothèse théorique validée par des exemples. Un lecteur non-spécialiste d’une entreprise de « modélisation » musicale peut dans un premier temps se trouver dérouté par la profusion de transcriptions analytiques et de tableaux qui jalonnent l’ouvrage, autant que par le vocabulaire spécifique que requiert une étude systématique comparative d’une telle ampleur. Mais il aurait tort de s’y arrêter, car Frédéric Léotar n’est pas seulement fin musicologue, il est également excellent pédagogue, et guide son lecteur avec aisance, lui permettant également d’accéder au large corpus des extraits musicaux et vidéos, objets de l’analyse sur un site Internet clair et riche2. Les cartes de chaque pays et région étudiés précèdent chacun des chapitres de l’ouvrage. Enfin, un cahier de photographies en couleur (seize pages) et quarante-cinq pages des textes des chants étudiés, en langues et alphabets vernaculaires accompagnés de leur traduction en français, complètent cette somme. L’auteur met ainsi généreusement à disposition toute la documentation sur laquelle s’appuie sa démonstration.

3Celle-ci, après une introduction dévolue à un bref rappel de l’histoire des populations turciques d’Asie intérieure et à un exposé des terrains menés et de la démarche adoptée, s’ouvre sur un chapitre consacré à « la place de la musique dans la vie quotidienne et rituelle » (p. 27-59). L’auteur rappelle en termes généraux la relation spécifique qu’entretiennent les éleveurs à la nature, la façon dont ils y sont « connectés » et « à l’écoute » (p. 28). Il revient ensuite sur les procédés d’imitation vocale des sons de la nature et sur la manière dont les instruments de musique, dans leur facture comme dans leur jeu, témoignent de « renvois symboliques » (p. 33) à cette dernière, avant de se concentrer sur les mélodies huchées. Il s’agit de chants caractérisés par un « contenu intonatif » (p. 36) spécifique, motivés par une volonté d’influencer le comportement animal, mais distincts des huchements par la présence d’une « structure fondée sur des hauteurs fixes clairement délimitées les unes par rapport aux autres » (p. 39). Ils sont exécutés au moment de la traite (voir Léotar 2006 pour une étude ciblée sur ces mélodies, selon un schéma d’étude similaire à celui du présent ouvrage). Le reste de ce premier chapitre décrit enfin certaines dimensions de recours aux esprits, les rituels et répertoires poétiques au sein desquels intervient leur invocation, en terminant par les berceuses (alla), dont l’auteur remarque la « dimension symbolique » plurielle (p. 57). Tout ce chapitre constitue donc une présentation générale des contextes « traditionnels » des chants étudiés, contextes aujourd’hui plus ou moins vivants ou mémoriels – certains ont disparu et ne subsistent précisément qu’à travers leur représentation chantée – mais que F. Léotar convoque en tant qu’arrière-plan culturel à l’analyse.

4Cette dernière, à visée « classificatoire et heuristique » (p. 62), s’affranchit d’ailleurs résolument des conditions de production, puisque l’étude porte sur le matériau musical avant tout. Ce choix méthodologique de décontextualisation est argumenté au second chapitre, où l’auteur présente d’abord les bases théoriques de sa méthodologie : quatre « outils adaptés et combinés », que sont la théorie sémiologique de la tripartition de Molino et Nattiez, l’analyse paradigmatique de Ruwet, la théorie des notes structurales et ornementales de Meyer et enfin le concept de modèle développé par Arom. F. Léotar les résume, tout en expliquant les combinaisons et adaptations qu’il a menées en fonction de ses propres corpus et but théorique : démontrer l’existence d’un modèle référentiel commun à ces traditions musicales. Il donne ensuite les clés nécessaires à la lecture des transcriptions « modélisées », élaborées pour rendre compte des récurrences structurelles (organisation en cellules de notes, et qualifiées par des lettres) qui caractérisent les mélodies ; des rapports hiérarchiques entre les hauteurs de notes, au sein d’une cellule et entre les cellules ; enfin des rapports de temps. La mise en paradigme de ces structures (dénommées BCB, ABCBA, etc.) et leur superposition « fictive » (p. 72), puisque les exécutions n’en intègrent parfois qu’une partie, lui permettent de mettre à jour un modèle maximal (et non minimal, comme chez Arom) de la structure des configurations rencontrées : en d’autres termes, la référence commune à une population, pour l’exécution de toute pièce musicale. Ce modèle agit de façon sous-jacente, comme un principe mémoriel d’organisation des cellules, dont les structures d’agencement constituent un stock dans lequel puise un(e) musicien(ne) pour jouer, chanter, et improviser en fonction du but poursuivi : influer sur le comportement d’un animal, d’un humain, d’un esprit, exprimer un sentiment rituel, etc. En cela, Léotar s’inspire d’une part des recherches en psychologie cognitive qui définissent différents types de mémoire (p. 88-89), et développe d’autre part une vision fonctionnaliste de l’exécution musicale, sans oublier pour autant d’inclure les variations possibles et observées par rapport au modèle.

5Une fois la méthodologie exposée et argumentée, l’auteur la met en œuvre en procédant à l’étude de son corpus peu ou prou réparti selon les divisions actuelles des républiques de l’aire concernée : corpus touva (chapitre trois), kirghize (en distinguant les régions du Sud et du Nord, chapitre 4), ouzbek (chapitre 5), karakalpak (chapitre 6) et enfin kazakh (chapitre 7). Au fur et à mesure de cette progression, il rappelle fréquemment les données antérieures pour y confronter les nouvelles, et donne à la fin de chaque chapitre un récapitulatif comparatif entre les populations étudiées. Au chapitre huit, il convoque à nouveau une berceuse karakalpak déjà étudiée, mais dont le découpage en trois thèmes différents lui semblait problématique. Il l’analyse cette fois en des termes plus globaux, incluant les « paramètres para- et extramusicaux » (p. 206), c’est-à-dire ceux de son exécution contextuelle (poétique et sociale), qui expliquent la déclinaison spécifique du modèle. Le paragraphe sur « la dimension poétique de la berceuse » (p. 208-217), qui étudie les procédés d’adaptation du chant à la métrique, et montre que l’assemblage de vers de diverses provenances influence le développement structurel musical, est particulièrement fécond – il amène d’ailleurs l’auteur à s’interroger sur la pertinence de la notion de répertoire en tant que concept classificatoire (p. 217). L’analyse de la berceuse à partir de son enregistrement vidéo met ensuite en parallèle d’une part les déroulements des structures musicale et poétique, et d’autre part les actions et réactions des protagonistes (la grand-mère et le bébé), pour conclure à leur interaction dans l’actualisation du modèle.

  • 3 Jean During faisait état de la même différenciation en 1998 (p. 20-21).

6Pour finir, l’auteur récapitule ses conclusions : il a établi un modèle référentiel de structure mélodique que l’on retrouve dans toute l’aire étudiée, dont les traits stylistiques sont fondés sur les principes de répétition, de progression conjointe des notes, de symétrie dans l’organisation des cellules (structure en « forme de miroir » – p. 227 – ou d’arche ascendante puis descendante) et d’alternance des hauteurs et des cellules. Les variations régionales distinguent pourtant les traits stylistiques des populations des zones pastorales de celles influencées par le sédentarisme. En effet, chez ces dernières, le modèle est davantage actualisé dans sa longueur, les répétitions sont moins nombreuses et la temporalité plus souvent mesurée. L’auteur interprète cette distinction selon le degré d’influence du mode de vie sédentaire sur la « culture pastorale d’origine nomade », lequel serait responsable de mélodies moins « fonctionnelles » et de davantage de « goût pour l’expressivité vocale » (p. 233)3, même si les deux stylistiques ne sont aucunement hermétiques l’une vis-à-vis de l’autre. Il invite à prolonger l’analyse aux régions environnantes, et souligne enfin la possibilité de dépasser « la séparation, purement méthodologique, entre […] la dimension anthropologique de la musique […] et les chapitres d’analyse musicale » pour « mieux comprendre comment les données de l’analyse s’intègrent dans un contexte vivant » (p. 236).

7Frédéric Léotar livre dans cet ouvrage une somme analytique magistrale, qu’il convient de saluer non seulement pour sa valeur heuristique mais aussi pour la qualité de sa pédagogie. Sa mise en œuvre d’une procédure d’analyse originale, élaborée spécifiquement pour les besoins d’un corpus, est livrée avec toutes les clefs d’écoute et de compréhension scientifique nécessaires, et constitue en cela un travail de référence en ethnomusicologie appliquée.

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Bibliographie

DURING Jean, 1998, Musiques d’Asie Centrale, l’esprit d’une tradition. Arles : Cité de la musique/Actes Sud [Musiques du monde]. 1 CD encarté.

LÉOTAR Frédéric, 2006, « Les mélodies huchées des Touvas et des Ouzbeks, contexte et système musical », Études Mongoles, Sibériennes, Centrasiatiques et Tibétaines 36-37 : 351-372. http://emscat.revues.org/88

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Notes

1 De « hucher » : « appeler en criant, en sifflant ». « Sons sans signification lexicale utilisés par les éleveurs pour agir sur le comportement de leurs animaux domestiques » (p. 12).

2 http://lasteppemusicienne.oicrm.org/.

3 Jean During faisait état de la même différenciation en 1998 (p. 20-21).

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Pour citer cet article

Référence papier

Ariane Zevaco, « Frédéric LÉOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique »Cahiers d’ethnomusicologie, 28 | 2015, 272-275.

Référence électronique

Ariane Zevaco, « Frédéric LÉOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 20 septembre 2016, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2541

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Auteur

Ariane Zevaco

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