- 1 Bien que l’allusion à l’image kaléidoscopique peut paraître un clin d’œil à la Pensée Sauvage, on u (...)
- 2 Le numéro 171-172 de la revue L’Homme, intitulé Musique et anthropologie, regroupait en effet déjà (...)
1Marqués par un pluralisme méthodologique, par un souci épistémologique évident ainsi que par une autocritique continue de la discipline, les articles contenus dans ce collectif sont animés par une volonté récurrente d’éclairer l’articulation entre anthropologie de la musique et ethnomusicologie. Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés dirigé par Nathalie Fernando et Jean-Jacques Nattiez peut être perçu aussi bien comme une image kaléidoscopique1 que comme une réponse aux questions suscitées par des tentatives précédentes2 (entre autres Lortat-Jabob et Olsen 2004), selon lesquelles l’ethnomusicologie arbore les apparences d’« une discipline en crise qui se replie sur elle-même au lieu de se confronter aux enjeux contemporains de la musique et de la société » (El-Ghadban 2006 : 221).
2À ceci, le présent collectif répond en effet par une diversité de perspectives complémentaires. On y trouve d’abord trois articles que l’on peut qualifier d’ethnographiques, empiriques, c’est-à-dire rattachés à un ou plusieurs répertoires particuliers liés à une dimension identitaire, politique et/ou sociologique (Flavia Gervasi, Jean During) ou visant à questionner les rapports entre la musique et les autres arts, visuels et/ou chorégraphiques (Christine Guillebaud)… La présence de trois articles adoptant une perspective large forme un argumentaire en faveur d’une musicologie comparée (Patrick Savage et Steve Brown) et d’une anthropologie générale de la musique (Frank Alvarez-Pereyre, Jean-Jacques Nattiez). Enfin, trois articles interdisciplinaires (Nathalie Fernando et al., Aurélie Helmlinger, Marc Chemilier et al.) s’efforcent de dépasser les « querelles de clocher », les « lenteurs institutionnelles » et les tensions récentes entre les psychologues de la musique et les ethnomusicologues.
3Dans la même veine, il est intéressant de constater que l’ensemble présente des répertoires qui mettent en valeur les manières d’étudier l’évolution des savoirs musicaux. Que l’on parle de la revitalisation récente d’un patrimoine chanté à travers un festival populaire (Gervasi), que l’on plaide contre la fossilisation des corpus musicaux anciens d’Asie intérieure (During), ou que l’on estompe les frontières diachroniques et topographiques, en quête des ressemblances contramétriques entre musiques africaines et jazz (Chemilier et al.), on contredit de nouveau la critique d’une discipline prétendument centrée « sur la défensive et la promotion du canon disciplinaire, [qui] ne laisse que peu de place aux contributions ethnomusicologiques provenant des études et ethnographies des musiques populaires, la perspective postcolonialiste en musique et les savoirs musicaux non occidentaux » (El-Ghadban 2006 : 221).
- 3 Depuis le développement des connaissances à propos de l’épigénétique, qui prouve que la génétique e (...)
4Par ailleurs, via le traitement des problématiques apparentées à l’origine de la musique, de sa généalogie et de ses processus de mutation (mémorialisation, revitalisation), l’ouvrage aborde la question des universaux et, avec elle, la persistance regrettable de la dichotomie nature/culture. Cependant, rien de nouveau dans cet appel au dépassement de ce débat3. Si l’on peut désormais s’attendre à des propositions concrètes vers l’opérationnalisation d’une forme d’anti-dualisme, il peut toutefois s’avérer que certains des efforts pour balayer quelques confusions conceptuelles qui y sont attribuables contribuent par ailleurs à leur cristallisation.
- 4 On peut percevoir dans la typologie de Nattiez une affiliation avec Geertz et son approche anthropo (...)
5Il peut en aller ainsi de la typologie des universaux. Par exemple, Savage et Brown parlent des niveaux d’universaux un (1) et deux (2), tandis que Nattiez désigne des universaux de substance et de stratégie4. Or, si ces tentatives reviennent à classer d’un côté les processus cognitifs (biologiques) et de l’autre les fonctions sociales (culturelles) de la musique, on se retrouve de nouveau devant la dichotomie nature/culture. Au demeurant de ce risque, les autres articles que l’on trouve dans ce volume font preuve de circonspection : même s’ils suggèrent des processus et des propriétés des musiques étudiées en évoquant leur potentiel « exportable » à d’autres corpus, on n’adopte ni l’une ni l’autre des typologies des universaux avancées par Savage et Brown ou Nattiez. Cette prudence est sans doute attribuable en partie à l’expérience de terrain, qui force chaque ethnomusicologue à passer de l’observation de la diversité à l’expérience de l’unité du fait musical : expérience qui rappelle incessamment au chercheur qu’il côtoie des êtres qui partagent sa propre nature d’humain, au delà des variantes culturelles qui les séparent. L’expérience de terrain contribue donc à pressentir les universaux, mais dans la conscience de la variabilité culturelle, on n’ose peut-être pas les étiqueter.
6Outre cette possibilité explicative, on peut faire appel à l’expérience du terrain comme axe transversal pour admettre la mise en parallèle du numéro d’Anthropologie et Sociétés ici révisé avec un numéro antérieur (2011/35 : 3), dans lequel on était invité à « refuser l’exclusion des expériences interpersonnelles extatiques » et à considérer les réflexions sur les moments clés de la transformation de l’anthropologue par le terrain comme « essentielles à l’avancement des connaissances » (p. 121). Par conséquent, si l’on prend cette recommandation au sérieux, est-ce à dire que la transformation par le terrain permet d’aborder la question des universaux de manière à transcender le débat nature/culture ? À tout le moins, si l’on en croit Alvarez-Pereyre dans l’opus de 2014, cette perspective étique « de l’intérieur » fait partie des développements ethnomusicologiques des dernières années permettant à tout chercheur de se montrer à la hauteur des défis inhérents au décloisonnement disciplinaire. Enfin, un autre indice révélé par le rapprochement de ces deux numéros permet de croire à la possibilité de conserver des typologies pour les universaux et d’outrepasser l’aspect dichotomique qui peut en découler. Il s’agit de la prescription du va-et-vient permanent entre le particulier et la vue d’ensemble – encore l’image du kaléidoscope – à deux niveaux complémentaires, non exclusifs.
7En sommes, l’ensemble offert par Fernando et Nattiez tend vers la reconnaissance des similitudes et des nuances contenues dans la constellation des disciplines qui participent à l’édification d’une anthropologie générale de la musique tout en mettant l’emphase sur l’ethnomusicologie. À la pluralité disciplinaire que l’on retrouve dans la perspective large mise en avant par les auteur-e-s, on pourrait ajouter la géographie musicale. Car les faits musicaux étudiés le sont toujours en relation avec l’espace qu’ils habitent – qu’ils créent aussi. D’ailleurs, qu’est-ce qu’une entreprise de musicologie comparée et d’anthropologie de la musique qui cherche à créer une typologie des formes distribuées (proposition de Nattiez) ou encore une classification stylistique prenant la forme d’une cartographie musicale généalogique (option de Savage et Brown), sinon une tentative de situer le musical dans l’espace et le temps ? C’est ce que la géographie musicale nous rappelle : si musiquer est une action, c’est aussi une action située.