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Livres

Brice GÉRARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961)

Paris : L’Harmattan
Yves Defrance
p. 259-262
Bibliographical reference

Brice GÉRARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961), Paris : L’Harmattan, coll. Histoire des Sciences Humaines, 366 p., illustrations, annexes de documents inédits, liens électroniques d’archives sonores, Index.

Full text

  • 1 Avec l’assentiment de Jean Molino et du Musée, je pus capter en plan séquence la communication oral (...)

1En 2006, la Société Française d’Ethnomusicologie organisait ses journées d’études printanières en Champagne sur le thème « Cinquante ans d’ethnomusicologie. Qu’avons-nous appris ? ». Gilbert Rouget, Simha Arom, Bernard Lortat-Jacob et d’autres apportèrent leur témoignage et leur interprétation des faits dans le cadre d’une table ronde truffée d’anecdotes précieuses pour les chercheurs des générations suivantes. Le 2 décembre de la même année, nous invitions Jean Molino, Professeur honoraire à l’Université de Lausanne, à donner une conférence sur le même sujet, inaugurant par la même occasion notre collaboration avec le Musée du Quai Branly à Paris qui nous accueillait pour la première fois dans ses locaux1.

  • 2 Voir Luc Charles-Dominique & Yves Defrance : « Réhabiliter, repenser, développer l’ethnomusicologie (...)

2Depuis, en dehors des travaux notamment sur la singularité contextuelle de l’ethnomusicologie de la France2, peu ou pas de recherches furent produites par les ethnomusicologues français sur leur propre mémoire. Il était donc grand temps de réunir documents et témoignages permettant de fixer les faits pour leur donner une perspective véritablement historique, détachée des partis pris, des querelles et des non-dits.

3C’est bien en historien que Brice Gérard nous propose un regard tant descriptif qu’analytique sur une époque qu’il fait commencer avec la fondation, en 1929, d’un Service d’organologie par André Schaeffner au Musée d’ethnographie du Trocadéro. L’auteur décide d’arrêter la tranche historique de son étude à 1961, lorsque s’ouvre un séminaire consacré à l’ethnomusicologie dans le cadre de l’enseignement dispensé à l’École pratique des hautes études. À l’intérieur de cette période une autre date, 1937, marque une fracture institutionnelle entre le Musée des Arts et Traditions Populaires et le Musée de l’Homme, qui engendrera une sorte de « partage de Yalta » – pour reprendre une expression de Bernard Lortat-Jacob – entre le domaine français strictement réservé au premier et le domaine extra-français et, plus largement, extra-européen pour le second. À ces deux ethnomusicologies, que l’on pourrait qualifier l’une du proche, l’autre du lointain, se superposent deux grandes écoles méthodologiques plus délicates à cerner. L’une s’appuierait principalement sur la captation sonore de documents destinés à être analysés en laboratoire, l’autre accorderait plus d’importance à l’observation ethnographique dite « participante » et à la relation durable entretenue avec les informateurs. Si la séparation des terrains d’étude ne peut être remise en doute – et je puis en témoigner pour avoir fréquenté tant le Musée de l’Homme que celui des ATP dans les années 1970-80 – l’opposition méthodologique demande, elle, à être fortement nuancée. À ma connaissance, il n’est pas d’ethnomusicologue français totalement insensible aux problématiques, disons sociétales pour les chercheurs de sensibilité franchement analytique, pas moins que les « anthropologues de la musique » ne le seraient aux questions de transcription et de modélisation.

  • 3 Regrettons la très mauvaise qualité des photographies noir et blanc qui nuisent plus à la qualité d (...)

4L’histoire, méticuleusement décryptée ici, nous rappelle comment ces orientations méthodologiques se sont dessinées, en France tout au moins. Brice Gérard, prudemment, suit un ordre chronologique et s’en tient le plus souvent aux faits s’appuyant sur une documentation quelques fois de première main, enrichie d’entretiens réalisés récemment auprès des derniers témoins de ce passé3. Pour présenter cette période déterminante pour l’ethnomusicologie en France, l’auteur distingue trois phases, somme toute assez courtes puisqu’elles ne s’étalent que sur une dizaine d’années chacune. L’ethnologie musicale de 1929 à 1939, puis celle de 1940 à 1949, enfin l’ethnomusicologie – entendons-là l’affirmation d’une discipline à part entière tant dans sa définition que dans sa pratique – qu’il situe de 1950 à 1961. La distinction terminologique mérite d’être relevée dans la mesure où elle traduit des démarches sensiblement différentes. Ces dernières s’inscrivent non plus dans un contexte colonial encourageant un déterminisme patent dans la prospection géographique et thématique (l’Afrique francophone et l’organologie par exemple), mais dans une sorte de pré-globalisation de la discipline dans laquelle les ethnomusicologues confrontent de plus en plus leurs travaux au plan international et interdisciplinaire.

5Suivant une posture épistémologique régulièrement adoptée en histoire des sciences humaines, Brice Gérard, cumule différents modes d’accès à la connaissance. Aux archives écrites, parmi lesquelles un certain nombre de manuscrits inédits, s’ajoutent des archives sonores que des renvois de notes en bas de pages permettent de consulter en ligne. Les faits sont, pour la plupart, resitués dans leur contexte, laissant au lecteur le soin de se forger lui-même une opinion circonstanciée. Nous pouvons ainsi revivre pas à pas les balbutiements de la démarche ethnomusicologique en France, les hésitations de ses protagonistes, l’importance des institutions, mais aussi l’émerveillement des premières « découvertes ». Nos pionniers ont fréquemment le sentiment de vivre des aventures extraordinaires. Il est vrai que l’enquête de terrain relevait, dans les années 1930, d’une expédition digne des voyages d’explorateurs. Ainsi la fameuse mission Dakar-Djibouti (12 juin 1931 – 4 mai 1932), commande d’Etat tant politique qu’économique mais aussi véritable rampe de lancement de travaux ethnographiques innovants, de publications scientifiques et de carrières dans la recherche ethnologique.

  • 4 On ne soulignera jamais assez le rôle joué par Curt Sachs (1881-1959) dans la naissance de l’ethnom (...)
  • 5 Cf. Daniel Cefaï, Sandra Laugier et Laurent Perreau : Erving Goffman et l’ordre de l’interaction. A (...)

6A côté de la dimension sensationnelle, exotique, presque spectaculaire même du travail des premiers ethnomusicologues français qui rapportaient volontiers des objets sélectionnés pour leur étrangeté et l’intérêt de l’esthétique qu’ils délivraient aux yeux d’un public avide de curiosités muséographiques – je pense en particulier aux instruments de musique présentant des traits saillants de zoomorphisme ou d’anthropomorphisme – la tentation philosophique n’était pas absente. À quoi sert l’anthropologie, même musicale, si ce n’est à nous parler de nous mêmes ? D’où la dichotomie souvent dénoncée entre une ethnomusicologie héritière indirecte du comparatisme berlinois4, presque froide, se voulant objective car s’appuyant sur des enregistrements, des transcriptions et des analyses musicologiques parfois brillantes, et une autre plus portée sur la description détaillée du milieu humain, dans le sillage de Bronislaw Malinowski, John Blacking ou Erving Goffman5 pour lesquels le récit, où l’auteur s’implique dans une interaction admise entre observateurs et observés, mais aussi sujets et objets, projette souvent un miroir au lecteur et fait part égale avec l’étude de la matière sonore elle-même.

  • 6 Relevons, a contrario, le courage des résistants de la première heure du fameux réseau du Musée de (...)

7La première partie du livre évoque la quête d’instruments de musique comme objets de musée, les observations du proche et du lointain, les premiers enregistrements et leur diffusion, le rapport aux informateurs indigènes, le travail bibliographique et celui de la restitution de données par l’écrit. Logiquement, Brice Gérard surmonte, sans l’escamoter, la période de l’Occupation et les dérapages qu’elle occasionna dans la biographie d’une minorité de chercheurs tentés par une collaboration douteuse6 pour étendre sa deuxième partie à la fin des années 1940. Cette nouvelle « ethnologie musicale » met en avant trois visages de l’ethnographie et s’intéresse plus aux informateurs dans le contexte des premières décolonisations. Elle prend en compte les enjeux de l’enregistrement et se propose de diversifier les pratiques de la restitution et de la synthèse d’informations par l’écriture. Enfin, « L’ethnomusicologie (1950-1961) » traite de l’intérêt pour les expositions, notamment d’instruments, les débuts de possibles prolongements ethnographiques, la diffusion des enregistrements par les médias, mais aussi leur confiscation par certains chercheurs, au premier rang desquels Claudie Marcel-Dubois, durant un règne sans partage qui laissera de profondes séquelles. La période abordée laisse à peine entrevoir les conséquences de la décolonisation qui, d’une certaine manière, prépare également la décentralisation, ou du moins le projet d’une décentralisation encore bien timide au regard de la Grande-Bretagne, de l’Espagne ou de l’Allemagne. Les grandes interrogations sur les signes de changement (de la configuration des terrains français puis « exotiques », des problématiques et des méthodologies, entre autres) appelleraient bien évidemment de plus longs développements auxquels l’histoire ne peut seule répondre.

  • 7 « La question porte sur l’activité ethnomusicologique en France dans son ensemble (celle attachée a (...)

8Ce livre soulève donc un très grand nombre de questions qui mériteraient d’être débattues, ou reprises à leur compte par les ethnomusicologues eux-mêmes, mais aussi dans des échanges interdisciplinaires, voire internationaux. Le fait que l’une des trois questions au concours de l’agrégation de musique 2015 et 2016 porte sur « L’ethnomusicologie en France des années 1920 aux années 1980 »7, suscite momentanément un certain intérêt de la part de nos collègues musicologues, qui, pour leur majorité, découvrent complètement l’ampleur des questionnements, la nature et les méthodes de recherche ainsi que les résultats obtenus depuis près d’un siècle. Gageons que ce léger frémissement soit porteur de futurs travaux complémentaires et contradictoires au bénéfice de notre discipline et de l’histoire des sciences humaines en général.

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Notes

1 Avec l’assentiment de Jean Molino et du Musée, je pus capter en plan séquence la communication orale de 106’ : 50 ans d’ethnomusicologie. Un essai de bilan. Elle reste consultable in extenso et sans montage sur mon site : https://vimeo.com/2695873

2 Voir Luc Charles-Dominique & Yves Defrance : « Réhabiliter, repenser, développer l’ethnomusicologie de la France », Musicologies, no 4-2007 (4e année). Paris : Observatoire musical français, Université de Paris-Sorbonne, p. 49-62.

3 Regrettons la très mauvaise qualité des photographies noir et blanc qui nuisent plus à la qualité du texte qu’elles ne le servent. De même, les intéressantes lettres dactylographiées données dans les annexes sont pratiquement illisibles. Ceci montre l’extrême fragilité de l’édition papier des travaux en sciences humaines aujourd’hui et nous confronte à un avenir très incertain sur sa pérennité avec son cortège de questionnements difficilement évitables : baisse de lectorat, coût élevé de production, communication noyée dans la surabondance d’informations, réseaux de diffusion à reconsidérer, etc. Sommes-nous à la veille de grandes mutations dans l’accès au savoir ? Merci donc aux Cahiers d’ethnomusicologie de garder le cap contre vents et marées.

4 On ne soulignera jamais assez le rôle joué par Curt Sachs (1881-1959) dans la naissance de l’ethnomusicologie en France. Il fut, on le sait, collègue des Erich von Hornsbostel, Carl Stumpf, Otto Abraham et autres Robert Lachmann, avant de fuir l’Allemagne nazie pour Paris, y travailler et transmettre son savoir et savoir-faire entre 1933 et 1937, puis de migrer à New York.

5 Cf. Daniel Cefaï, Sandra Laugier et Laurent Perreau : Erving Goffman et l’ordre de l’interaction. Amiens : Publications du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, CURAPP-ESS, 2013.

6 Relevons, a contrario, le courage des résistants de la première heure du fameux réseau du Musée de l’Homme, fort d’une quarantaine de membres, dont seulement 17 survécurent.

7 « La question porte sur l’activité ethnomusicologique en France dans son ensemble (celle attachée aux terrains lointains comme celle vouée aux terrains de proximité) depuis 1929 – date de la création du Département d’ethnologie musicale au Musée de l’Homme par André Schaeffner – jusqu’à la fin des années 1980, marquées par la disparition de Claudie Marcel-Dubois, par l’extinction de nombreux terrains du domaine français, par la création de la Société Française d’Ethnomusicologie et par la production de grands textes classiques de la discipline – Rouget notamment.
On examinera particulièrement le poids de l’institution muséale dans la structuration et le développement de l’ethnomusicologie en France, son évolution méthodologique et épistémologique, son interdisciplinarité et son rapport à des domaines connexes (archéologie et iconographie musicales, organologie…), ses matériaux d’étude (enregistrements sonores et visuels, collections de disques) et l’évolution de ses outils d’analyse, mais aussi ses grandes figures et leur production scientifique. »
Voir le no spécial que lui consacre la revue Analyse musicale, no 75, 4e trimestre 2014 : Agrégation 2015.

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References

Bibliographical reference

Yves Defrance, Brice GÉRARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961)Cahiers d’ethnomusicologie, 28 | 2015, 259-262.

Electronic reference

Yves Defrance, Brice GÉRARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961)Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 28 | 2015, Online since 20 September 2016, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2531

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