1Celui qui étudie actuellement la musique de tradition orale au Salento a encore l’opportunité de se confronter à une réalité socioculturelle où plusieurs mondes musicaux cohabitent. En marge de l’univers désormais dominant des musiciens « revivalistes » se produisant dans les circuits de spectacles de « musiques du monde », une strate de paysannerie persiste encore, de laquelle sont issus les chanteurs avec qui j’ai mené mes recherches. En dépit des transformations socioéconomiques qui, à partir des années 1960, ont progressivement contribué à affaiblir la société rurale salentine, ces chanteurs sont porteurs de référents conceptuels, d’enjeux symboliques et de pratiques vocales qu’ils ont intériorisés par une expérience directe et « incarnée » de la vie paysanne. Il n’est plus possible pour un chercheur de les observer chanter leurs arie dans le contexte d’origine, ni d’analyser, par exemple, les modalités d’émission de la voix dans l’espace ou la relation entre leur chant et l’environnement. Ce n’est donc plus par leurs pratiques mais plutôt par leurs récits que le chercheur peut encore avoir accès à la mémoire de ces chanteurs paysans. Il peut ainsi essayer de comprendre la valeur qu’ils attribuent à leur pratique vocale.
- 1 Martano est un village de la province de Lecce, situé dans la partie centre-est de la région salent (...)
2Dans le contexte de la société rurale italienne de l’après-guerre, la voix était souvent le seul « instrument » à la disposition des paysans qui chantaient en travaillant, seuls ou en groupe. Selon les témoignages de plusieurs chanteurs, au cours des années 1940 et jusqu’aux dernières activités agricoles des années 1970, il était possible d’entendre des travailleurs chanter sur toutes les terres agraires de Martano, le village de mon enquête1.
- 2 Analysant la relation entre musique et travail, Francesco Giannattasio (1992 : 218-230) propose tro (...)
3Malgré la grande fatigue physique dont les paysans font souvent mention dans leurs récits, les groupes de travailleurs partageaient pourtant leur vécu et leurs conditions précaires dans des moments de convivialité où jeux, blagues et surtout chants étaient de la partie. En l’absence d’autres contextes de loisirs, les paysans associaient ces moments aux activités reliées au travail agricole. De plus, comme l’atteste Lucia (1924), la plus vieille des chanteuses ayant participé à l’enquête, pendant l’été, c’est à la lumière de la lune que les travailleurs se détendaient ensemble après la journée passée dans les champs. Ils reprenaient alors leurs pratiques vocales en groupe, reproduisant souvent les mêmes formes de chant choral entonnées pendant les activités agricoles. En dépit du fait que ces chants étaient pratiqués pendant le labeur, il ne s’agit pourtant pas de chants de travail à proprement parler, exécutés pour soutenir rythmiquement des actions spécifiques. Le chant y était intégré sans correspondance directe entre le rythme de l’un et la dimension sensorimotrice de l’autre2.
4La pratique vocale accompagnait la moisson du blé, la récolte des olives et d’autres fruits, et surtout la récolte du tabac – dont le Salento a été un producteur important – afin, entre autres, de les rendre plus agréables. Outre le partage des difficultés de l’existence, le chant était aussi un objet d’attention esthétique. La mémoire paysanne rappelle fréquemment l’unique plaisir de chanter ensemble.
5Dans cet article, j’explorerai la dimension esthétique du chant paysan salentin. Comment celle-ci se manifeste-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle nous révèle de la pratique vocale par rapport aux modes de vie et au système de valeurs de la société paysanne du Salento ? Les réponses seront cherchées dans les longs récits de vie que j’ai pu recueillir pendant trois ans (2008-2011), dans les rapports étroits et intenses que j’ai partagés avec un groupe d’une dizaine de chanteurs du village de Martano. Parsemées de traces, de signes et d’indices, leurs paroles renvoient souvent de manière indirecte à la dimension esthétique du chant paysan. Dans leurs représentations mentales de la pratique vocale, ils construisent une série de conditions d’énonciation qui relient la mémoire du passé paysan à une manière d’être ensemble et « de faire communauté », par rapport à laquelle le chant semble revêtir un rôle essentiel.
- 3 Dans le domaine musical, voir les différentes contributions de Simon Frith à propos de la question (...)
6Que signifie parler d’esthétique en contexte rural ? En général, cela revient à en rechercher la signification autant sous l’angle philosophique que sous celui du sens commun. En tant que discipline philosophique, l’esthétique se présente comme un champ aux frontières incertaines, comme un domaine dont l’ampleur est un élément constitutif (Franzini et Mazzocut-Mis 2000). Le sens commun, quant à lui, va à la recherche de vérités quotidiennes, locales et/ou spécifiques, portant sur différents critères (artistique, du jugement de goût, du plaisant, etc.), vérités recadrées parfois dans des constructions théoriques, en réponse à un souci épistémologique3.
7L’étymologie elle-même n’est pas suffisante pour délimiter les frontières de la discipline. En grec ancien, le terme n’existe pas sous la forme d’un substantif : du mot áisthesis, « sensation », les Grecs ont forgé l’adjectif aisthetikón (« capable de sentir »), opposé à celui de noetikón, qui se réfère aux propriétés spécifiques des objets de pensée (Franzini et Mazzocut-Mis 2000). Quand le terme esthétique voit le jour au XVIIIe siècle, employé pour la première fois par Baumgarten en 1735, son caractère ambigu est immédiatement perceptible. En effet, si l’esthétique en tant que discipline s’affirme comme la science de la connaissance sensible, la beauté en devient rapidement le champ privilégié. Cette dernière est strictement reliée à l’art, à la perception du beau, à l’imagination avec lesquels, dans la tradition philosophique du XIXe siècle et d’une partie du XXe, on fera ainsi coïncider l’objet d’étude de la discipline. Tant dans son sens philosophique que dans son sens commun, le terme d’« esthétique » gardera pourtant un caractère polysémique, encore présent jusqu’à nos jours. Le champ d’étude renvoie en fait à l’étude du beau, et donc à la théorie de l’art, mais aussi, avec la naissance très récente de la neuroesthétique, au domaine cognitif, directement relié à l’aspect perceptif de l’expérience esthétique.
8D’autre part, dans la tradition philosophique, les résistances à l’association systématique de la discipline à la théorie du beau et, par conséquent, au domaine de l’art, sont nombreuses. Pour Dessoir (1923), par exemple, le « monde esthétique » est irréductible à la seule catégorie de la beauté parce que le beau n’est qu’un cas privilégié d’esthéticité. En se référant à Dilthey et à Fiedler, il distingue les champs de l’esthétique, de l’artistique, et celui du beau, sans les superposer systématiquement. Si l’artistique est un processus créatif, voire actif, l’acte esthétique, qui n’est pas nécessairement une expérience de la beauté, est un acte de réception. Le beau, quant à lui, n’appartient ni à un domaine ni à l’autre, occupant un champ plus limité. Une étude de l’expérience esthétique ne peut donc se limiter à une question de beauté et, par extension, être confinée au seul champ artistique.
9Récemment, le philosophe français Jean-Marie Schaeffer a rejeté la superposition systématique entre le domaine de l’esthétique et l’étude du beau en tant que critique artistique, insistant sur le fait qu’une expérience esthétique est une activité cognitive. Qu’il s’agisse d’une œuvre d’art ou d’une rencontre avec le monde environnant, humain ou non, l’activité mentale est la même : une modalité cognitive grâce à laquelle l’être humain prend connaissance du monde, un moyen d’orientation dans l’environnement physique et humain (Schaeffer 1996 : 135-137). Pour qu’une activité d’attention relève d’une conduite esthétique – dit le philosophe – il faut qu’elle soit accompagnée d’une satisfaction, d’un plaisir, ou même d’une non-satisfaction ou d’un déplaisir (Schaeffer 2000 : 17). Pour découvrir le moment et la manière qui nous induisent à considérer une simple activité cognitive comme une attitude esthétique, il faut, en d’autres mots, évaluer la présence, face à l’organisation perceptive des stimuli, d’une disposition affective, positive ou négative (Schaeffer 2000 : 18). Mener une recherche d’ordre esthétique, c’est comprendre la qualité de la relation entre un sujet et un objet donné, invitant à s’interroger en quoi ce dernier engendre dans le sujet une disposition affective positive ou négative.
10Les chanteurs paysans de Martano ne sont pas nécessairement intéressés par les discours sur la beauté d’un chant ou d’une voix, mais ils veulent chanter, sentir les voix et se faire traverser par celles-ci, se rappeler comment ils chantaient et ce que chanter voulait dire pour eux. Leur mémoire du monde agricole d’autrefois est habitée par le souvenir de voix qui les émeuvent encore et déclenchent un sourire sur leur visage, un tremblement dans leur voix quand ils viennent à en parler. La pratique vocale paysanne, ainsi que le souvenir de certaines voix, sont pour ces vieux chanteurs, « une source d’attention esthétique », comme dirait Schaeffer. Tout leur corps est envahi par le plaisir qui en découle et il y participe à travers des manifestations émotionnelles évidentes qui passent par un regard et une voix intenses. Observer cette expérience, ainsi que capter les effets des voix chantées par leurs récits et saisir le sens que les chanteurs attribuent à la pratique vocale, signifie s’approcher de la valeur esthétique que cette pratique revêt dans la communauté des chanteurs de Martano.
11La voix chantée caractérise l’univers sonore agricole avant que l’exode rural provoqué par les transformations économiques et sociales de la région ne vienne amorcer, à partir des années 1960, le déclin progressif de la paysannerie, de ses usages et de ses croyances. Les paysans avec qui j’ai travaillé représentent différentes catégories de travailleurs. À l’époque, Cosimino est charretier (trainiere), propriétaire d’une charrette et de chevaux. Il est en outre propriétaire de plusieurs terrains agricoles, exploités par des groupes de journaliers, surtout de femmes, qu’il conduit dans les champs avec sa charrette. Maria Luce, sa femme, fait partie de ces groupes de travail. Paolo est lui aussi trainiere. Il vit avec sa famille dans une maison de campagne typique de la région des Pouilles, appelée masseria. Celle-ci est entourée par des terrains et des oliviers, qu’il cultive avec sa famille et avec le concours de journaliers. Des élevages produisant du lait et du fromage sont également associés au travail d’un fermier (massaro), comme Paolo. Antonio, quant à lui, vient d’une famille de travailleurs qui, ne possédant pas de terre, offrent leur main-d’œuvre à des propriétaires tels Cosimino ou Paolo. C’est pourquoi Antonio a été obligé d’émigrer en Allemagne et en Suisse à l’âge de vingt ans afin de trouver une activité professionnelle qui lui permette d’acheter un terrain. Salvatore, enfin, bien que charpentier, vient d’une famille d’agriculteurs, et a lui-même cultivé et produit du tabac jusque dans les années 1970. Les femmes ayant participé à l’enquête ont principalement offert leurs bras pour la cueillette des olives et pour la cueillette et le séchage du tabac, travaillant sur leurs propres terres comme la femme de Cosimino, ou sinon comme journalières.
12Si l’on observe une diversité dans la condition sociale des travailleurs, diversité par laquelle chaque paysan se distingue des autres par son statut et son histoire de vie (charretier, propriétaire terrien, journalier, émigré, etc.), je n’ai en revanche constaté ni hiérarchie ni concurrence entre mes informateurs, tous retraités au moment de la recherche. Le groupe montre un sens de cohésion et de solidarité très fort, malgré les différents statuts sociaux au sein de la communauté paysanne et les différentes conditions économiques. Cosimino et sa femme ne cachent pourtant pas leur fierté. Ils ont su gérer plusieurs terrains et plusieurs types de cultures (surtout d’olives et de tabac), donnant du travail à un grand nombre de journaliers comme Antonio, ce qui leur a permis de pouvoir compter sur une certaine stabilité économique et de conquérir un statut reconnu au sein de la communauté. Cosimino et Paolo, qui étaient à la fois trainieri et propriétaires terriens, recevaient une certaine considération eu égard à leur condition sociale. Cette dernière était renforcée par leurs capacités vocales, reliées surtout à l’activité de trainiere, qui les a distingués au sein de la communauté. L’ensemble de ces deux facteurs – condition sociale et personnalité vocale – fait d’eux des voix et des hommes dignes d’attention et de reconnaissance.
13Les activités agricoles exercées par mes informateurs étaient accompagnées par le chant. Un trainiere pouvait chanter seul en transportant des marchandises et des produits de la récolte, ou bien en groupe, comme le faisait Cosimino lorsqu’il accompagnait les journalières dans ses champs. Salvatore et Maria Luce, la femme de Cosimino, décrivent ainsi l’atmosphère qui caractérisait ces contextes de travail :
Il y avait une ambiance de fête et de gaîté lorsque les travailleurs se rencontraient à l’aube pour monter sur la charrette et être emmenés à la campagne. Pendant le trajet, on chantait tous ensemble et, une fois à la campagne, on chantait toujours en groupe en ramassant les olives.
14Selon leur témoignage, chaque trainiere disposait de son groupe de travailleurs, qui correspondait en même temps à un groupe de chanteurs. À partir des témoignages de ces paysans, on peut constater que chaque groupe a développé son propre style de chant et ses propres pratiques d’ensemble.
- 4 Le dépiquage est l’opération au cours de laquelle le grain est séparé des gerbes de blé. Celles-ci (...)
15L’autre activité fondamentale à laquelle nos informateurs associent le chant est celle du dépiquage du blé à l’aide d’un cheval4. Le paysan qui surveillait le travail de l’animal pendant plusieurs heures sans pouvoir se déplacer, occupait son temps en chantant des strophes adressées à l’animal. Après la moisson, certains paysans comme Paolo se consacraient à cette occupation pendant plusieurs semaines entre les mois de juin et de juillet, quand la température au Salento était déjà très élevée.
16Le mois de juin était aussi consacré à la récolte et au séchage du tabac. À cause de la chaleur, les paysans interrompaient la cueillette vers dix heures du matin et se retiraient à l’intérieur des habitations rurales afin d’embrocher les feuilles destinées au séchage. Organisée principalement au sein du noyau familial ou du voisinage, cette occupation, qui durait jusqu’au mois d’octobre, représentait pour les journaliers du Salento l’un des contextes privilégiés du chant, et est souvent mentionnée comme le lieu véritable d’apprentissage et d’absorption des paroles et des mélodies. Francesca nous avoue que, bien qu’elle n’y était pas engagée, elle allait dans les locaux consacrés au rangement du tabac, juste pour écouter chanter les travailleurs.
17Ainsi, deux éléments concernant la pratique vocale reviennent dans tous leurs discours. Le premier touche au lien qui unissait le chant au travail agricole ; le second relève de la grande diffusion de cette pratique au sein de la paysannerie : Cosimino, Paolo, Maria Luce, Salvatore ont souvent insisté sur le fait que, pendant leurs activités agricoles, mais aussi dans leur quotidien, ils chantaient sans arrêt, avec le plaisir de chanter ensemble.
18Quand Paolo était jeune, il se déplaçait avec sa charrette pour transporter les produits de la terre. À chaque fois que je l’ai rencontré, il m’a raconté avec fierté un épisode de sa jeunesse, à l’époque où il était un chanteur en pleine vitalité. Un jour, pendant la période des vendanges, il chantait comme d’habitude, en avançant sur sa charrette. Un groupe de femmes qui travaillait dans un vignoble des alentours, fasciné par sa voix et son chant, cessa toute activité pour l’écouter et jouir de sa voix. Bien que ce récit ne présente pas la formulation d’un jugement de goût, ni des énonciations qui auraient trait au champ sémantique du beau, il contient la trace évidente d’une expérience esthétique au sens posé par J. M. Schaeffer. L’attention des femmes pour la voix de Paolo a pris la forme d’une activité cognitive chargée affectivement, au sens où l’activité attentionnelle vis-à-vis de cette voix s’accompagne d’une satisfaction découlant du plaisir qu’elle est capable d’engendrer. Cette attention chargée affectivement, qui n’est que l’accomplissement d’une expérience esthétique, se manifeste par une réponse physique : les femmes cessent de travailler pour écouter la voix de Paolo.
19Une étude du fonctionnement de l’expérience esthétique ne peut être réduite au domaine de la catégorisation du goût car, comme mentionné plus haut, le beau et le goût ne représentent qu’une portion du champ de l’esthétique. Cependant, une recherche portant sur le beau peut s’avérer fructueuse si conçue comme une porte d’entrée possible pour investiguer ce champ. Une expérience esthétique « n’est pas une réalité simple, réductible à une essence, à une définition par conditions nécessaires et suffisantes, mais un mixte, une combinaison d’éléments hétérogènes, variable selon les cultures » (Molino et Nattiez 2007 : 382).
20Des chanteurs comme Cosimino et Paolo, passionnés par le chant, ne s’attarderaient pas à formaliser un discours pour discuter ou communiquer la beauté d’une voix. D’ailleurs, à toute interrogation ponctuelle sur le beau dans leurs pratiques vocales, ils ont systématiquement évacué la question avec une tautologie du type : « Cette voix est belle parce qu’elle est belle ». Pour tout le groupe de chanteurs, une voix peut être qualifiée de « belle » pour la simple raison qu’elle se fonde sur un modèle implicite préexistant, qui réside dans leur mémoire et qui ne s’explicite que dans la pratique elle-même. La tautologie serait donc une réponse automatique à une sorte de savoir implicite qui veut que les comportements culturels, telle la pratique vocale, tirent leurs normes sous-jacentes de leur reproduction, sur laquelle les chanteurs ne s’interrogent pas parce qu’elle s’appuie sur le sens commun. Selon le même principe, on pourrait aussi qualifier de tautologique la conduite des paysans qui, en réponse à la question « à quelles caractéristiques doit répondre une voix pour être considérée belle ? », se mettent à chanter. À défaut, les chanteurs détournent la question en entamant un récit de vie qui contient un épisode lié au chant et au travail à la campagne.
Fig. 1. De gauche à droite : Cosimino Chiriatti, Antonio Costantini et Dario Muci. Avril 2010, Martano (Lecce).
Photo Attilio Turrisi.
21Comment le détournement des questions portant sur la beauté d’une voix par l’amorce d’un récit de vie peut-il constituer une porte d’entrée pour accéder au fonctionnement de l’expérience esthétique auprès des chanteurs paysans de Martano ? Leurs récits contiennent en effet une forte indexicalité qui fait que chaque parole, notion, attitude ou processus de communication des chanteurs paysans est potentiellement révélatrice du contexte auquel ils se réfèrent. Un élément ressort systématiquement tant de l’observation du quotidien que, surtout, de l’analyse de leurs discours spontanés : c’est l’attachement au monde rural et à leur vie d’autrefois à la campagne.
22Les indices de la persistance du monde agricole dans leurs ressentis sont présents à plusieurs niveaux dans leurs récits. La vie rurale était organisée sur la base des cycles naturels (jour/nuit, lumière/obscurité, saisons) qui réglaient les activités de travail. Leur temps s’écoulait en harmonie avec les rythmes temporels et spatiaux imposés par la nature et l’environnement. Les discours des chanteurs se développent ainsi autour de trois éléments clés : la campagne, l’activité agraire et le chant. Les chanteurs paysans comme Cosimino, Paolo ou Antonio contribuent à maintenir de nos jours un lien fondamental entre la pratique vocale et l’espace-temps de la campagne. Celle-ci est évoquée comme le lieu duquel émanent des éléments positifs, parce qu’elle leur a assuré la subsistance. Dans tous leurs témoignages, ces chanteurs soulignent leur attachement et leur nostalgie vis-à-vis d’un monde qu’ils qualifient systématiquement et sans aucune hésitation de « beau », tout en reconnaissant que leurs conditions de vie y étaient difficiles. La pratique du chant, tant en solo qu’en groupe, participait et participe encore de ce sentiment de beauté.
23Dans cette perspective, le détournement de la question par une réponse en forme de récit de vie à la campagne ne serait qu’un raccourci logique derrière lequel se cache un mécanisme bien défini : à travers ce récit, le chanteur met la pratique vocale en relation avec le contexte dans lequel elle se déroule, à savoir la campagne. Le récit de vie nous est donc rapporté pour sa valeur esthétique. Ainsi, comme dans un syllogisme, on pourrait affirmer que le chant qui s’y manifeste acquiert le même potentiel esthétique que son contexte. En définitive, face à une interrogation directe concernant leur relation esthétique avec la voix, les chanteurs paysans renvoient systématiquement à un récit de leur vécu attaché à l’univers rural, parce que c’est en relation avec ce vécu que l’expérience du chant prend toute sa portée esthétique. Il faut donc détecter la logique sous-jacente aux attitudes verbales spontanées pour comprendre que le monde rural est la carte conceptuelle à laquelle les discours produits autour de la musique font systématiquement référence : les paroles employées renvoient aux valeurs de la vie à la campagne, qui correspondent à celles que la pratique vocale incarne (Gervasi 2013). Le monde rural et la pratique vocale sont en fait des éléments indissociables dans la mémoire de ces chanteurs paysans : tout en étant apparemment détachée du champ de l’esthétique, cette association en représente, à vrai dire, la clé d’accès et l’explication.
24En définitive, tous les épisodes que les paysans ont tenu à raconter pour éviter de répondre à une sorte de fausse question sur la beauté de leur chant, contiennent au moins quatre des traits distinctifs d’une conduite esthétique tels que les énonce Jean-Marie Schaeffer (2000 : 15). Il s’agit de l’implication de la notion de plaisir, du lien fort entre les émotions esthétiques du sujet et son histoire personnelle ainsi que celle de sa communauté, de la continuité entre la pratique musicale et la « constellation perceptive » de la vie de tous les jours, et enfin du rappel que la vie quotidienne est une source permanente de moments d’attention esthétique. Le chant, évoqué par le souvenir des temps vécus à la campagne, recouvre une valeur affective très forte. La pratique vocale constitue, pour les chanteurs paysans de Martano, une activité d’attention qui, du fait de son lien avec un temps passé, perçu et revécu comme propice dans leur mémoire, se charge d’une disposition affective positive. En raison de l’association avec ce temps propice, le chant devient une source de plaisir, engendrant pour cela de véritables expériences esthétiques.
25La dimension esthétique participe d’un univers spécifique qui est celui de la vie rurale et des activités agraires, au point qu’elle tire toute sa raison d’être de ce contexte. La portée exégétique de l’univers agricole est donc significative : l’expérience esthétique des chanteurs de Martano passe par le souvenir de situations où le chant soulage des fatigues du travail agricole, renforce les liens entre les groupes de travailleurs, en consolide le sentiment de solidarité et constitue un moyen pour se faire entendre, apprécier et reconnaître au sein de la communauté. Dans cette perspective communautaire, dimension esthétique et fonction s’articulent dans un rapport spécifique, se compénètrent et se justifient mutuellement. Auprès des chanteurs paysans de Martano, cette compénétration est particulièrement évidente dans la pratique du chant du charretier (aria del trainiere).
26À ce propos, Paolo précise : « Il faut un certain corps pour chanter [les arie de trainieri], et des poumons appropriés ». Bien que la pratique du chant soit grandement diffusée et partagée dans les communautés agricoles, il existe différents degrés de compétence, d’expertise et de virtuosité, de telle sorte qu’un chanteur peut être reconnu comme spécialiste à l’intérieur de sa communauté. Selon Paolo, « apprenait vraiment à chanter celui qui était passionné par le chant, mais en même temps qui possédait une bonne voix. Il s’agit donc d’une question de passion et de poumons ».
- 5 Le philosophe de la musique Carlo Serra a publié en 2011 une réflexion intéressante sur la portée e (...)
27Pour la communauté de chanteurs paysans de Martano, la capacité d’un charretier d’« occuper » par son chant une distance de plusieurs kilomètres manifeste sa compétence de chanteur5. Et cela parce que la description des distances spatiales entre les lieux du travail agraire se fait également par le biais de la voix du charretier. Voici comment Salvatore décrit la voix de Paolo, en exaltant notamment la capacité de projection :
Ce n’est pas une voix fermée sur elle-même. Elle est capable de s’éloigner dans l’espace et de résonner à grande distance. Lorsqu’il chargeait sa charrette de foin, les grosses balles formées pouvaient atteindre une hauteur considérable. Paolo chantait assis au sommet de ces balles, d’où sa voix se projetait jusqu’à cinq ou six kilomètres environ.
- 6 Ces adjectifs correspondent aussi, par exemple, aux qualificatifs que Sylvie Bolle-Zemp a enregistr (...)
28Dans ce genre de performance, il est également nécessaire de contrôler, comme Cosimino nous l’apprend, le rendement et la tenue de la voix sur les longs chants pendant lesquels les sons sont projetés sur une longue distance. L’état de santé, tout comme la condition physique et la capacité pulmonaire du charretier, représentent des indices significatifs de son potentiel vocal et constituent des conditions indispensables afin que son statut de chanteur trainiere soit socialement reconnu par les autres membres de la communauté. Nombreux sont les récits de ces chanteurs qui les décrivent comme forts et endurants, calquant d’ailleurs des stéréotypes diffusés dans la tradition rurale de l’Europe occidentale6. Une relation directe est ainsi établie entre la puissance d’une voix, qui permet la projection sur des longues distances, et la dimension esthétique de la pratique vocale d’un trainiere.
29Paolo décrit comme suit sa voix de trainiere :
Hé, ma voix était belle parce qu’on pouvait l’entendre d’un village à l’autre. Elle était forte, très forte, et claire. Quand j’avais vingt ans, ma voix était très claire, son volume était élevé et le portamento était très bon. C’était normal que les gens l’aiment.
[…] Si un chanteur trainiere n’était pas capable de se faire entendre à trois ou quatre kilomètres de distance, ce n’était pas un vrai charretier. Ma voix est une voix de trainiere. Cela est lié à ma propre nature, à mes poumons, à mes organes…
30Du point de vue performatif, le chant de charretier se caractérise par une émission vocale tendue, une articulation relâchée des syllabes mélodiques, une mélodie peu rythmée et un registre aigu, dont les fréquences sont à même de franchir l’espace et de se projeter loin de la source d’émission (Agamennone 2005). On pourrait dire que la contrainte du chanteur trainiere est de dépasser, à travers des solutions musicales adéquates, les conditions environnementales – de vastes espaces ouverts – afin de produire un chant qui puisse atteindre sa fonction expressive.
31Cette capacité du charretier à dépasser les contraintes relève de la dimension esthétique du chant : sa voix est source d’attention esthétique quand elle est puissante, fait preuve de techniques d’émission appropriées lui permettant de se projeter dans l’espace, mais aussi quand elle active des relations entre un individu et sa communauté, quand elle affirme une présence, celle du chanteur, dont le timbre unique et la façon spécifique d’exécuter le chant en confirment l’identité.
32Paolo confie que ses amis qui aimaient sa voix et sa façon de chanter attendaient, avant d’aller se coucher, de pouvoir l’entendre chanter quand il passait près de chez eux avec sa charrette, en rentrant chez lui. Sa femme, comme celle de Cosimino, témoignent qu’elles s’entraînaient à calculer la distance (même plusieurs kilomètres) et le temps nécessaire pour que leur mari rentre, à partir de l’intensité perçue de sa voix.
33Que nous révèlent ces confidences ? Le cas des amis qui attendent la voix de Paolo avant de se coucher indique que le chant devient source de plaisir esthétique quand il annonce une présence et sert à renforcer les liens au sein d’une communauté. Les confidences des femmes des charretiers révèlent, quant à elles, deux choses. D’abord, que le chant répond à une fonction précise, celle de communiquer une information, à savoir la distance du chanteur du lieu de destination et le temps nécessaire pour s’y rendre. Ensuite, que la voix doit être bien caractérisée du point de vue formel pour être reconnaissable : la voix du charretier doit être associée à un corps et à une identité précis. Corrado Bologna écrit que les niveaux, les timbres, les couleurs, les registres, les tons, les placements individuels des voix, peuvent être considérés comme des stéréotypes collectifs et sociaux (Bologna 1992 : 91). C’est pourquoi le chanteur charretier développe une vocalité fortement connotée, du point de vue du timbre, dans l’idée qu’elle soit reconnue, identifiée, mais aussi appréciée. S’il peut paraître évident que l’identité est liée aux qualités propres de la voix, notamment le timbre et la puissance, une triangulation peut ici être établie entre identité, efficacité et dimension esthétique. En définitive, le recours au chant est à la base d’une représentation spatiale de la distance entre la source (le charretier) et le destinataire et une sorte de forme de communication sociale de l’identité du chanteur, une source de plaisir pour la communauté (Gervasi 2012).
34Le cas du charretier confirme également l’attachement des chanteurs paysans aux espaces (physiques et sociaux) du monde rural. La voix et ses qualités émanent d’une adaptation à l’environnement et d’une participation active des corps chantants à cet environnement. Le chanteur est, comme le dirait Ingold (2000), un organisme imbriqué dans un espace physique et social particulier.
35Le chant est ainsi la résultante de la négociation entre le potentiel vocal du chanteur et les contraintes – performatives, physiologiques, environnementales, expressives – liées à l’espace qui l’entoure. C’est l’ensemble de ces facteurs qui en fait toute l’esthétique.
36Reconsidérer la question esthétique dans les termes d’une expérience sensible invite en définitive à porter l’attention sur la relation entre l’individu et son environnement, à partir du présupposé qu’un sujet perçoit et fait l’expérience de son monde à travers son propre corps. Comme le souligne Merleau-Ponty (1976 : 240 et 348), le corps constitue l’ouverture perceptive au monde. Il peut donc être considéré comme une sorte de témoin de l’enracinement de l’individu dans son propre monde, vécu dans les termes d’une historicité et d’une intersubjectivité. Les paysans retrouvent dans une voix chantée ce que Schaeffer appelle une source d’attention esthétique lorsque cette voix est chargée affectivement, puisque les membres de la communauté y reconnaissent une voix familière. Le chant du trainiere en particulier est un moyen d’orientation dans l’environnement physique et humain, une des expressions par lequelles les chanteurs paysans faisaient l’expérience du monde de la nature et de leur monde social.