« La distinction et l’élégance sans la trivialité, c’est incorrect »
Jean Rochefort
- 2 Witzleben 1996, voir « flavor » p. XI, 21, 28, 29, 30, 68, 119, 121, 122, 132.
1L’évaluation esthétique en Chine a pour critère principal le goût, la saveur (wei 味 ou weidao 味道) (Blanchon 1995). C’est ce qu’a mis en valeur pour le jingju 京劇 (opéra de Pékin) Isabelle Duchesne (1996), ethnomusicologue et sinologue, dans sa remarquable thèse. C’est aussi la valeur que – après d’autres2 – j’ai constatée comme ayant cours dans les maisons de thé de Shanghai, là où l’on se réunit au sein de clubs, comme on joue ailleurs à la belote dans un café, et où l’on joue la musique de soies et bambous (Jiangnan sizhu), une musique d’hétérophonie et de répertoire, où l’on joue régulièrement (une fois par semaine) toujours les mêmes quatre pièces, auxquelles on ajoute occasionnellement quelques airs de musique cantonaise ou d’opéra local.
2L’évaluation esthétique en Chine a pour critère principal l’absence de goût, la fadeur (dan 淡). Pierre Ryckmans (« l’insipide »)3, François Cheng (1979 – qui parle plutôt du vide), François Jullien (1991) et Georges Goormaghtigh (1990 : 60-61 et 84 note 1)4 s’appuient pour cela sur des textes attestés de l’esthétique chinoise, en particulier Ji Kang. C’est ce que l’on constate dans la pratique de la cithare qin, des échecs d’enfermement (weiqi) ou « jeu de go », de la calligraphie (shu) et de la peinture (hua).
3Mais on remontera à Confucius lui-même pour une éloge de la fadeur :
La vertu du sage n’a pas de saveur particulière, et elle n’excite jamais le dégoût ; elle est simple, mais non dépourvue d’ornement ; sans apprêt, mais non sans ordre.
Celui qui connaît les moyens rapprochés qui mènent très loin ; celui qui sait qu’on arrive à réformer les mœurs en se corrigeant soi-même ; celui qui sait que la vertu intérieure se manifeste au dehors ; celui-là peut être admis dans l’école de la sagesse. (Confucius, Zhongyong, « L’invariable milieu », § 33)
Le commerce du sage n’a pas de saveur particulière, mais il perfectionne ; celui de l’homme vulgaire est très agréable, mais il détruit (Liji, « Mémoires sur les rites », ch. 29 : « Biaoji », « Modèle de vertu », § 47, trad. Couvreur 1950 t. II : 508).
4L’Occidental distingué constate facilement que la Chine est l’empire du mauvais goût : bleu pastel et rose pastel mêlés dans les costumes d’opéra, ridicules concertos pour vièle erhu et orchestre d’instruments chinois ; ensemble de jeunes et jolies filles dénudées virtuoses du conservatoire jouant les tubes de la musique traditionnelle en playback à la télévision5 ; ensembles de Chants et Danses Minzu gewutuan.
5Cette prétendue constatation s’appuie sur l’évidence. Avec l’Occidental distingué ou le Chinois moderniste6, même s’il a raison, on n’apprend rien, ne comprend rien. Et l’Occidental distingué (Haski 2013) se distingue mal de l’ex-maoïste reconverti dans la publicité, le journalisme, la charpente ou la diplomatie, qui veut faire oublier son aveuglement en ricanant du prétendu kitsch du ballet contemporain Hongse niangzi jun (Le détachement féminin rouge)7.
Fig. 1. Opéra de Pékin contemporain Longjiang song (Thrène du Fleuve du Dragon) 现代京剧《龙江颂》
Soit 1a : « A est vrai » est vérifié, soit 1b : « Ā est vrai » est vérifié
A ∪ Ā
6C’est le point de vue d’un certain nombre de spécialistes d’esthétique chinoise, chinois ou non, qui considèrent qu’ils ont un savoir à partager : François Jullien en particulier, mais également François Cheng ou Isabelle Duchesne.
Au delà de A ∪ Ā
7Il faut dépasser la contradiction entre A et Ā par une proposition qui les englobe et les dépasse.
- 8 Li Xiuyi, traduit par Hsu 1997, vol. I : 47.
Ce n’est pas la complexité ou la simplicité du Pinceau-Encre qui permet de classer une peinture au niveau suprême, mais il faut que le goût qui l’a inspirée soit au-delà du goût et que son sens reste infini. (Li Xiuyi 1840)8
8Pour reprendre le titre d’un classique du situationnisme, « La dialectique peut-elle casser des briques ? » (Vienet 1973), Hegel peut-il servir dans un pays où les moines bouddhiques se présentent sur les champs de foires et font la démonstration de leurs pouvoirs spirituels en se cassant des briques sur la tête ?
- 9 « En sémantique générale, A et non-A (ou Ā) désignent les aristotéliciens et les non-aristotélicien (...)
A ∪ Ā
A ∪ Ā (A union non-A, l’union de l’ensemble A avec l’ensemble non-A) ;
pourrait s’écrire A ∨ Ā (A ou non-A, l’union de l’ensemble des A
avec l’ensemble des non-A)
Soit : l’union des aristotéliciens et des non-aristotéliciens9
9Il y a un peu de Ā dans A, un peu de A dans Ā, les choses ne sont pas si tranchées, il faut voir dans le mouvement, dans le temps, les choses ne sont jamais toutes blanches ou toutes noires : c’est une position très yinyang, tout à fait chinoise, parfaitement voie du milieu, sans risque. C’est en quelque sorte la position de Xu Shangying. Chez lui, la valeur de fadeur s’efface au profit d’une autre : il goûte la discrétion, il apprécie la fadeur.
Joués avec discrétion, les autres instruments paraissent insipides. La musique de qin est d’autant plus savoureuse qu’elle est jouée avec discrétion. […]
- 10 Xu Shangying, traduction Goormaghtigh 1990 : 83.
Sans goût cette musique est pourtant savoureuse comme l’eau qui goutte des stalactites. (Xu Shangying 1673 « Tian » 恬 ch. VII : « La sérénité »)10
A et Ā
10On est devant des différences de classe, de distinction : l’appréciation du goût (wei) correspond aux valeurs populaires, vulgaires, l’appréciation de la fadeur (dan) correspond aux valeurs aristocratiques des lettrés : c’est la position des lettrés ou de ceux qui, en prônant cette distinction, cherchent à s’affirmer comme tels. Mais je l’ai vue affirmée par des musiciens et des acteurs s’affichant comme gens du peuple et revendiquant ces valeurs tout en disant qu’ils savent qu’elles sont jugées vulgaires.
On peut distinguer deux sortes de musique chinoise. D’abord une musique orchestrale populaire qui donne traditionnellement dans les villages et les quartiers des villes l’atmosphère sonore à la fête annuelle du temple local, aux enterrements, aux mariages et autres solennités. […] Les musiciens sont la plupart du temps des amateurs locaux, qui forment des sortes d’orphéons. Par opposition à cette musique, assez bruyante, destinée à être jouée en plein air, existe une musique plus raffinée, […] très liée à la poésie. (Pimpaneau 1977/1988: 2)
Ni A ni Ā
11Ce ne sont ni le goût ni la fadeur qui sont appréciés, mais la renommée.
- 11 Chen Zhong se réclamait de l’adage « En silence, petit soldat anonyme » (Momo wuwen/Wuming xiaozu 默 (...)
12On ne peut conclure un compte rendu sur l’appréciation esthétique en Chine en s’en tenant à la question du goût et de la fadeur. Force est de constater que la bataille pour le goût, le bon goût, le goût local, est aussi perdue que la bataille pour la discrétion, la distinction, l’intime, la sortie du temps, l’éternité dans la contemplation : prédomine universellement le critère, plus rapide, immédiat, à la portée de tous, de la renommée (ming 名). On a ici un pur jugement, sans appel, sans goût ni absence de goût : il suffit de voir le nom sur l’étiquette pour savoir quelle appréciation donner. Aucune dégustation à l’aveugle, la renommée, tout en distinguant l’élu de tous les autres, est pur conformisme. J’ai appris d’Isabelle Duchesne et d’autres connaisseurs à réciter la liste du meilleur joueur de pipa, de erhu, de dizi, de suona, la liste des quatre grands acteurs de rôles féminins, la liste des solos et pièces d’ensemble les plus célèbres, à réciter même la liste des critères. Mes amis acteurs de l’opéra de Pékin et même de chuanju ne s’en sortent pas de la course aux titres d’Acteur Numéro 1, Prix Fleur de prunus (meihuajiang). Pour les musiciens, figurer dans une anthologie, avoir son interprétation gravée dans une anthologie, transcrite dans un recueil, est un but qui, quand il est atteint, justifie une existence et assure la renommée du nom, de la famille. On peut y voir la perversion de la société du spectacle, mais une recherche d’anthropologie historique plus fine montre que le souci du nom, de la renommée, du ming s’inscrit en Chine dans une longue histoire, et son refus aussi11.
- 12 Shijing (Canon des poèmes), Guofeng (Styles régionaux), « Yijie » 齊風 (Hélas) 106, traduction anglai (...)
- 13 Liji (Mémoires sur les rites), XXII « Jitong » 祭統 (Principe des offrandes), trad. fr. Couvreur 1950 (...)
- 14 Zhuangzi, chap. 19 « Dasheng », trad. fr. Liou Kia-hway 1969 : 156. Voir aussi Jullien 2005 : 51.
13On retrouve ici tous les grands textes classiques : Canon des poèmes12, Mémoires sur les rites13, Zhuangzi14…
14Le Taiping jing (Canon de l’ère de la Grande paix), ouvrage taoïste du IIe siècle, insiste sur une condition mise à l’efficacité de la musique rituelle :
- 15 Taiping jing, Wang Ming, juan 113, 1985 : 586.
La musique, un petit talent ne réjouira que les hommes ; un talent moyen réjouira un district ; un grand talent de musicien réjouira terre et ciel15.
15On notera que le même caractère, 樂, signifie « réjouir » – il se prononce alors le – et « musique » – il se prononce alors yue –, ce qui renvoie à un critère esthétique fort ancien et fort vivant : la musique réjouit le cœur des hommes. Ce qui est fort joli et appréciable à mon goût, mais offre déjà la possibilité de juger le talent d’un musicien non au plaisir que soi, personnellement, on y éprouve mais à l’étendue de son aura, bref il n’y a pas loin pour y entendre sa renommée. Cette renommée qui est une obsession confucéenne :
- 16 Confucius Entretiens XV.20, Ryckmans 1987 : 93. Ne pas manquer le commentaire p. 137.
Le Maître dit : « L’honnête homme enrage de disparaître de ce monde sans avoir illustré son nom ». (Confucius, Entretiens)16
- 17 Zhuangzi, Neipian (Chapitres intérieurs) 1.1.8 « Xiaoyao you » 逍遙遊 (Errance libre et facile). Tradu (...)
16Pour se protéger de la renommée, de sa fascination, de sa pesanteur, il n’y a pas de moyen esthétique, il n’y a de moyen que politique : fuir la société en est un, modèle du fonctionnaire honnête proposé par Confucius revu par Zhuangzi17 :
- 18 Traduction Jullien 2005.
Le parfait est absent à lui-même, l’être d’émanation sans œuvre aucun, le sage sans nom. (Zhuangzi 1.1.8)18
- 19 Cité et discuté par Picard 2000.
17Ou encore, réfléchissant sur le sort du fameux musicien Arion : « Pour fuir les tentations perverses du pouvoir, celui que confère le talent, en particulier, il faut oser le risque du grand saut. » (Mâche 1983 : 1 /1991 :13)19
18On aurait tort de croire que le jugement esthétique confondu avec celui de la notoriété et donc de l’adhésion conformiste au préjugé se limite aux médias, à la société du spectacle, ou à une Chine qui ignorerait l’individu tel que forgé par la Grèce et/ou la modernité. Je ne résiste pas à conclure en citant le travail remarquable d’un ethnologue de l’Amazonie, dans la lignée de Claude Lévi-Strauss :
Après une analyse méticuleuse des critères d’évaluation et des principes d’élaboration des chants – décryptés dans les moindres détails et avec force précision, y compris à l’aide de l’outil informatique – C. Yvinec aboutit à la conclusion paradoxale selon laquelle les critères de réussite d’un chant ne sont ni techniques ni esthétiques, mais liés à la renommée de qui assure la performance. Autrement dit, ils sont évalués à l’aune de la légitimité de leur auteur à assumer la posture de chanteur. D’où le fascinant contraste entre les visions emic et etic des chants qui ressort de ce travail et que l’auteur a l’honnêteté et l’intelligence d’exposer tout au long de ses développements. (Erikson 2011 : 6-7)
Fig. 2. Tétralemme de Nāgārjuna
19La logique mādhyamika du tétralemme de Nāgārjuna (Inde, IIe siècle) permet d’aller plus loin :
Où que ce soit, quelles qu’elles soient,/Les choses ne sont jamais produites/
À partir d’elles-mêmes, d’autres,/Des deux ou sans cause. (Nagarjuna IIe siècle : Driessens 1995 : 29)
20Plutôt que de nous demander, ou de constater des points de vue esthétiques, des jugements, examinons les positions de ceux qui les énoncent.
21Le système du goût dans l’opéra jingju comme dans beaucoup de formes spectaculaires et de genres musicaux est contrôlé par des connaisseurs ; et ici, la cithare qin ne se différencie pas de la flûte dizi ou des marionnettes. Une longue étude montrerait comment on oscille d’un jugement par des amateurs distingués à un jugement des experts, et comment ce dernier système a engendré les jurys avec concours. Il n’est pas certain, en tout cas pas donné, que les contradictions entre critères, disons entre connaisseurs et experts, soient abolies au sein des jurys de concours. Je prendrai l’exemple du concours auquel j’ai participé en tant que candidat : le Premier concours national de Jiangnan sizhu, qui s’est tenu à Shanghai en juin 1987. J’y participais au sein d’un ensemble formé par des étudiants étrangers (deux Japonais, deux Australiennes, un Sino-américain, un Français, rejoints par un Britannique) ; nous nous y étions engagés pour le plaisir, pour voir la chose, pour participer, mais, l’apprenant, les responsables du Conservatoire dont nous étions étudiants (sauf Stephen Jones) nous ont adjoint trois étudiantes chinoises de haut niveau et imposé un entraîneur, un coach. Participaient au concours des ensembles des conservatoires les plus réputés (Central de Pékin, National de Pékin). Dans le jury : des professeurs de conservatoire, parmi lesquels deux maîtres reconnus de ce genre, originaires de la région : Chen Zhong, professeur à Tianjin, et Lin Shicheng, professeur à Pékin, mais aussi de purs cadres du Parti, des intellectuels, des personnalités. Le jury, sans surprise, a couronné l’ensemble du conservatoire considéré comme le meilleur, celui issu de la capitale politique. À ma grande surprise, participait aussi à ce concours, mais plus ou moins hors compétition, un ensemble formé des vieux du meilleur club de maison de thé (le pavillon au cœur du lac Huxin ting), qui a obtenu un prix d’honneur dont ses membres se sont montrés très fiers. Mais dans la salle, dans la cour ou lors du banquet final, pendant que les meilleurs groupes formés des meilleurs étudiants des meilleurs conservatoires rivalisaient, je pouvais entendre en confidence les jugements sans appel des vieux musiciens les plus respectés : « ils jouent bien, ils jouent très bien (ce qui est inquiétant puisqu’une appréciation sincère et positive se dit ‘‘ils jouent pas mal’’), mais il n’y a pas le goût. »
- 20 Voir Witzleben 1996 : 35.
22Retour à la maison de thé : un des jeunes qui joue la musique est pour tous les autres horripilant, prétentieux, il joue trop fort, parle sans cesse, impose toujours les mêmes pièces, ne tient pas sa place. Mais jamais une parole n’est prononcée contre lui, ni ouvertement ni dans son dos ou en son absence ; plus que toléré, il fait partie du groupe, pourvu qu’il ne critique pas les autres. L’espace du club, de la maison de thé, est un espace où le jugement est suspendu20. Tous, à l’époque de mon observation intensive et participante (1987, mais encore 2002), ont vécu la Révolution culturelle, ont été taxés d’arriérés, de sous-développés (luohou), de réactionnaires, de contre-révolutionnaires, le jugement de goût prononcé par les assemblées populaires ou les gardes rouges a eu des conséquences réelles : bris des instruments, destruction des partitions, perte d’emploi, exil, camps de travail. Ici sans doute, ailleurs certainement, des musiciens ont été battus pour avoir joué une musique plutôt qu’une autre. La maison de thé en tant qu’espace de liberté exige la suspension du jugement, et du jugement de goût.
23Néanmoins, par le jeu des préséances, les valeurs traditionnelles permettent aux meilleurs musiciens – entendons par là dans ce contexte ceux qui savent mettre en valeur les autres et l’ensemble – de se voir réserver un moment particulier, en fin de session, où ils jouent rien qu’entre eux, et s’offrent le luxe de jouer des pièces lentes, peu brillantes — les observateurs des clubs d’amateurs d’opéra piaoyou ont constaté et décrit le même phénomène. La règle, strictement imposée et régulièrement rappelée aux visiteurs de hasard et honorables hôtes étrangers, est que les simples clients buveurs de thé doivent s’abstenir d’interférer avec le groupe, et en particulier de commenter. Sauf pour une pièce, Xingjie sihe (Passacaille avec la-sol), brillante, terminant très rapidement et s’achevant brutalement sur une cadence non résolue, où connaisseurs et touristes se laissent aller à l’enthousiasme manifesté par des applaudissements et des exclamations (hao ! 好 !).
24Une observation attentive de tout ce qui est montré, visible, pour ce genre particulier, ou pour tout autre genre particulier : le concert, la salle de classe, l’examen, le concours, la maison de thé, la fête locale, aboutira à la même conclusion : il y a un espace, externe, du jugement de goût, il y a un espace, interne, de suspension du jugement de goût. Et pourtant, mon acceptation au sein de la prestigieuse et fermée « Association des interprètes de la musique de soies et bambous du sud du Fleuve de Shanghai » (Shanghai Jiangnan sizhu yanzou hui) m’a permis de participer, ce soir-là en spectateur, à une rencontre interne, où tous les clubs de la région se produisaient les uns pour les autres et rentraient en compétition, à qui présenterait ces pièces que tous jouent, bien ou mal, mais régulièrement et de la même manière, celle qui a le fameux goût local, mais les interpréterait dans un style particulier, ou proposerait des pièces rares mais reconnues collectivement comme faisant partie du répertoire. Il y avait compétition, mais pas de jury, pas de prix. Tout le monde fumait, on papotait en shanghaïen, il y avait des allers et venues, des interpellations bruyantes comme durant un spectacle dans la Chine traditionnelle, mais l’écoute était nettement plus attentive que d’ordinaire. J’étais assis derrière Jin Zuli, le polyinstrumentiste le plus respecté de tous les vieux musiciens. Après une prestation exceptionnelle, rareté, cohésion, originalité, pureté du style, perfection de l’ambiance, il se penche vers son voisin et lâche un exceptionnel meiho ! 滿好(manhao en prononciation standard), expression fort locale qui marque l’excellence appréciée, plus que l’appréciation de l’excellence : ce que Jin Zuli affirme ici, ce n’est pas – comme le voudrait la distinction épinglée par Bourdieu (1979) – « je suis connaisseur et je sais reconnaître la qualité » (nul ici ne le met en cause), mais « ce groupe est connaisseur et a fourni une prestation parfaite ».
25On peut en conclure qu’il y a jugement de goût, absence de jugement de goût, et qu’il y a dans les meilleurs circonstances à la fois jugement de goût et absence de jugement. On retrouve la même situation lors d’un bon spectacle donné dans un cadre rituel, tel celui donné par la troupe de marionnettes à fils de la ville de Quanzhou, province du Fujian, que j’ai pu observer à Luoji : les dieux apprécieront, le mortel s’abstient soigneusement d’émettre un jugement, mais les connaisseurs et l’ensemble du public savent que les dieux ont apprécié ce bon spectacle réussi, et tous s’en réjouissent. On opposera à cela la situation où des musiciens, des artistes, des performeurs joueraient mal un mauvais spectacle raté devant un public considéré comme inculte et qui s’ennuierait : ni goût ni absence de goût, même pas de dégoût. On observera seulement que les ensembles de Chants et danses servent souvent dans ces occasions. Mais une ethnographie fine montre que les mêmes acteurs, les mêmes musiciens que l’on a pu voir et entendre dans des circonstances épouvantables exécuter mal de mauvais numéros donnent le meilleur d’eux-mêmes dans des circonstances plus intimes et plus rares, et nous ravissent, et ne recherchent alors pas notre jugement. Bien jouer alors dans une belle circonstance est toute la récompense.
On trouve de bons instruments
Et des musiciens au monde
Dont la musique harmonieuse
Surpasse tous les arts.
Mais ceux qui les goûtent sont rares.
Car à sa juste valeur seul
L’homme parfait saurait comprendre
Entièrement le noble qin.
Ji Kang (Goormaghtigh 1990 : 32-33).
26…On aura garde de conclure, ce qui signifierait espérer avoir raison avec les uns contre les autres. Mais on remarquera que, fadeur ou goût, c’est la question du goût qui est posée, discutée, pas celle du bon goût, qui elle n’est pas discutable, et toujours s’impose…