- 1 Cet article se fonde sur plusieurs missions de recherche en Roumanie (2004-2010) financées par le C (...)
1À Ceuaş, petit village de Transylvanie, lorsqu’on parle de musique, le concept de « douceur » est au centre des discussions entre Tsiganes, qu’ils soient musiciens ou non. Le terme tsigane gulybó, et son équivalent roumain dulceaţă, qui désignent littéralement les sucreries qu’on achète aux enfants (chocolat, bonbons, confiture, etc.), sont couramment utilisés pour désigner la qualité de la musique : un bon instrument a un son dulce, une belle mélodie est dulce, un bon musicien joue cu dulceaţă (« avec douceur »)1.
2La douceur de la musique se situe à un niveau profond de l’être humain – « dans la tête » (în capu’) et « dans le cœur » (în inimă) – mais s’exprime par un savoir-faire technique : l’instrumentiste soliste a de la douceur « dans les doigts » (în degete). Ainsi, on dit d’un musicien qui joue avec douceur : « il bouge bien les doigts, il sait où s’arrêter, où commencer… et il joue beau, il ne fait pas d’erreurs, il n’a pas de défauts ».
3Chaque musicien parle de la douceur à sa manière, mais tous soulignent une même idée : jouer avec douceur ne veut pas seulement dire jouer « juste, propre » (curat), en opposition avec jouer « faux » (fals), mais plutôt « faire plus, mettre plus, rajouter quelque chose » (mai faci, mai pui). Le contrebassiste Mutis entendait la dulceaţă comme une « finesse » (fineţe) de jeu, et utilisait la métaphore de la fleur pour exprimer ce qu’il faut ajouter à une mélodie pour qu’elle soit « belle » (frumoasă) : « Celui qui a de la douceur n’oublie pas les fleurs ! », disait-il lorsqu’il était en vie. Levente, violoniste, oppose la douceur à la « simplicité » (simplu) : « Si tu joues [la mélodie] de façon trop simple, alors elle ne sera pas douce, ce n’est pas ça, la douceur », et son fils Călin confirme que « comme ça [plus simple], c’est le style hongrois… »
4La douceur est une sorte de marque personnelle d’un musicien : deux interprétations du violoniste Sanyi, enregistrées à une année d’intervalle, sont remarquablement proches, mais diffèrent sensiblement de l’interprétation qu’en donne son frère István. Quand plusieurs musiciens jouent ensemble, ces différences de style produisent un effet d’hétérophonie : la superposition de formules mélodico-rythmiques personnalisées et la diversité des ornements créent des décalages qui amplifient l’effet de désynchronisation et d’irrégularité rythmique déjà existant dans le jeu d’un seul violoniste (cf. Bonini Baraldi, Bigand & Pozzo 2015).
5Tout le monde dans le quartier tsigane s’accorde sur un point : la douceur est une qualité propre aux Tsiganes : « Les Hongrois jouent également des airs « de chagrin » (de jale), mais leurs morceaux ne sont pas aussi doux que les nôtres ! Les Tsiganes savent ce que c’est la douceur ! », affirment-ils en chœur. Dans la rapidité des airs de danse, le style tsigane est censé être plus « âpre » (aspru), plus « virtuose » (virtuos), plus « nerveux » (nervos), adjectifs qui valent aussi pour décrire la danse. Dans la lenteur des airs « de table » (de masă), les Tsiganes se distinguent par la dulceaţă. Qu’est-ce donc que cette douceur de la musique ? Se trouve-t-elle au niveau des variations structurelles, des ornements, des qualités acoustiques (timbre), du phrasé, ou de l’interprétation ? Peut-on tenter une analyse musicologique, ou serait-on ici en présence d’un jugement esthétique de l’ordre de l’ineffable, qui touche au ressenti subjectif, au cœur du sujet sensible ?
- 2 Doină est : « 1) Le terme que les intellectuels, depuis le XIXe siècle, utilisent pour nommer toute (...)
- 3 Les vidéos et les transcriptions musicales associées à cette étude sont présentées dans l’animation (...)
6Afin de déterminer les paramètres acoustiques et musicaux associés au concept de douceur, je me suis rendu chez Sanyi, considéré de manière unanime comme étant le violoniste de Ceuaş « avec le plus de douceur dans les doigts ». Je lui ai demandé de jouer le même air « de table » deux fois : d’abord « sans douceur » (fără dulceaţă), et puis « avec douceur » (cu dulceaţă). J’ai ensuite répété l’expérience avec une mélodie d’un autre genre, la doină2. Bien que le fait de jouer un air sans douceur soit quelque peu artificiel, Sanyi n’a pas paru surpris ni perturbé par cette demande et semblait avoir pleinement compris l’enjeu de l’étude. Il n’a pas été nécessaire de réaliser les enregistrements plus d’une fois. Tout au long de l’expérience, Sanyi était accompagné au contră (violon alto à trois cordes) par son fils Alin. J’ai filmé avec une caméra vidéo la main gauche de Sanyi en choisissant l’angle qui met le mieux en évidence le mouvement des doigts (en vue plongeante, du côté de son épaule gauche)3.
🎧 1. L’animation interactive « Jouer la jale » présente l’analyse de trois paramètres musicaux caractérisant les airs de jale (« de chagrin ») : le rythme, la désynchronisation entre mélodie et accompagnement, et la « douceur » (dulceaţă).
Voir l’animation
En ouvrant l’onglet « douceur », il est possible de visualiser les transcriptions musicales et les vidéos liées à l’expérience décrite dans l’article : le violoniste Sanyi, accompagné par son fils Alin au contră (violon alto à trois cordes), joue le même air « de table » (de masă), d’abord « sans douceur », puis « avec douceur ». L’analyse du rythme et de la désynchronisation est présenté dans un autre article (Bonini Baraldi, Bigand & Pozzo 2015).
7La comparaison des deux transcriptions (fig. 1) confirme la présence, dans la version avec douceur, de figures mélodico-rythmiques plus complexes (par exemple, mesures 4, 5, 6 et 10) et de plusieurs types d’ornements : gruppetto (sur les notes longues, noires et noires pointées), mordant inférieur et supérieur (sur les notes courtes, croches et doubles), notes de passage, appoggiatures, glissando. En outre, la simple écoute permet d’ajouter un troisième paramètre aux deux premiers : le timbre. Le poids de l’archet, le vibrato et les mouvements complexes et rapides de la main gauche sont à l’origine d’un timbre plus riche et plus dense, avec plus de « corps » dans l’extrait avec douceur.
Fig. 1. Transcription d’un même air « de table » (de masă) joué « avec douceur » et « sans douceur »
8Timbre, ornements, complexité des figures rythmiques, ces paramètres distinguent aussi la version « avec douceur » de la doină de celle « sans douceur » (fig. 2). Mais en plus, s’ajoute ici une modification de la structure entière du morceau, tendant à rendre les deux versions pratiquement méconnaissables l’une de l’autre. En effet, la forme libre des doine, en rythme non mesuré, laisse au violoniste toute la liberté d’introduire des variations mélodico-rythmiques, le bracist (joueur de violon alto) quant à lui, se limitant à tenir un bourdon et à changer d’accord lors des cadences. Bien que la structure syntaxique de l’air reste toujours la même, à chaque exécution, le violoniste enrichit les phrases d’ostinato rythmiques, de ritenuto, de variations sur une note. La ligne mélodique est alors entièrement noyée dans la douceur, et la frontière entre ornements et notes principales de la mélodie devient difficile à cerner.
Fig. 2. Transcription d’une même doină jouée au violon « avec douceur » (ligne supérieure) et « sans douceur » (ligne inférieure)
9Le concept de douceur regroupe une réalité acoustique et musicale complexe, non réductible aux divisions que notre vocabulaire musicologique impose entre les notions de timbre, d’ornement, de phrasé et d’expression. Dans la pratique musicale locale, agir sur un de ces paramètres implique d’agir sur tous les autres à la fois. Tout de même, l’analyse présentée ici suggère que les Tsiganes, lorsqu’ils expliquent la douceur en termes de « faire plus, mettre plus », se réfèrent d’abord à cette complexification de la ligne mélodique obtenue par l’ornementation. En effet, dans les airs joués avec douceur, pratiquement aucune note n’est jouée sans modification, sans être ornée.
- 4 Pour atténuer l’opposition trop radicale (et issue du système musical classique occidental) entre u (...)
- 5 Par exemple, Dorian observe que : « La musique européenne offre encore un autre exemple, bien prése (...)
10Remarquons que cet usage exacerbé de la décoration et du remplissage est chose connue dans l’esthétique populaire roumaine (entre autres, cf. Stoichiţă 2009) et qu’une véritable « musicologie de l’ornement » a émergé en Roumanie depuis les recherches de Bartók et Kodály (1923)4. Plusieurs auteurs ont avancé l’idée que les Tsiganes en font un usage encore plus prononcé (Dorian 1966 [1942], Sárosi 1978 [1971])5 . C’est le cas à Ceuaş, où les musiciens tsiganes peuvent parfois s’attirer les critiques des paysans hongrois, qui préfèrent un style plus épuré, plus simple, censé être plus adapté à l’accompagnement du chant. Cette opposition entre style romano (tsigane) et style gajicano (non-tsigane), entre décoration et sobriété, ornementation et simplicité, est par ailleurs opérante dans d’autres domaines, par exemple dans la manière de s’habiller ou de décorer l’intérieur des habitations. Il suffit de franchir le seuil d’une maison dans le quartier tsigane pour s’en rendre compte : aucun espace n’est laissé au vide, les tapisseries et les bibelots remplissent tous les recoins de l’intérieur ; la couleur et l’ornement priment partout sur la simplicité et la sobriété, synonymes pour les Tsiganes de monotonie.
11Mais pourquoi les Tsiganes utilisent-ils le terme « douceur » pour parler de cet habillage, de cette élaboration de la ligne mélodique ? Sans doute pour souligner le potentiel émotionnel que les airs de masă et les doine acquièrent lorsqu’ils sont joués de cette manière. Ce lien est explicite dans le discours local : si la musique a le pouvoir de faire couler les larmes, c’est parce que le musicien sait jouer avec douceur ; inversement, celui qui ne connaît pas la douceur, « fait rire » (a face să râdă) :
Csángálo : « Ils savent jouer, eux [des musiciens d’une autre région], mais ils n’ont pas “autant de sang” (atâta sânge), tu sais… ils n’ont pas assez de douceur, ici, dans la tête. Ils jouent assez bien, mais nous avons ri d’eux, même s’ils m’ont plu. Parce que leurs doigts ne sont pas tout à fait justes, il n’y a pas assez de douceur dans leurs doigts pour que les gens puissent pleurer pour… quand ils jouent ».
- 6 L’analyse d’autres paramètres musicaux caractérisant ce même répertoire (rythme et swing) est prése (...)
12La douceur est donc un critère esthétique explicitement lié au cœur, aux larmes et plus généralement aux émotions que ces airs dits de jale (« de chagrin ») sont censés éveiller chez l’auditeur. Bien évidemment, d’autres paramètres musicaux (harmonie, rythme, swing, etc.) contribuent à la texture émotionnelle « douce-amère » (cf. Demeuldre 2004) de ces airs6. Mais ce qui importe ici est que le discours local met l’accent sur cette correspondance entre douceur et émotions musicales : la douceur, plus qu’autre chose, est censée faire pleurer les auditeurs.
- 7 « Le musicien laissera peu de notes claires et nettes ; le plus souvent, la corde, après avoir été (...)
- 8 « [Les ornements] conviennent parfaitement pour toucher l’âme ; priver la musique de ces ornements (...)
13Associer les ornements à l’effet émotionnel de la musique est chose fréquente dans bien d’autres sociétés. During observe, à propos de la musique instrumentale d’Asie centrale, que « ce sont les gémissements et les soupirs du luth dont se délectent les mélomanes. […] De celui qui ne joue pas ces ornements, on dira qu’il n’a pas de douleur (dard), que sa main est sèche » (During 2004 : 145). Bien avant lui, Sachs (1943) observait, avec un certain jugement de valeur propre à l’ethnomusicologie de son époque, que dans les musiques d’Asie du Sud-Est, les ornements sont nécessaires pour que la musique puisse « faire appel au cœur »7. Ainsi, depuis la musique baroque en Occident jusqu’à la musique liturgique juive chazzanuth de l’Europe de l’Est, le dicton indien selon lequel « une mélodie sans ornement est comme une nuit sans lune, une rivière sans eau, une plante sans fleurs, ou une femme sans pierres précieuses » semble valoir largement (Meyer 1956 : 205)8. Parmi les descriptions du lien entre ornement et émotion, fréquente est la référence au rythme libre, qui permet une plus grande liberté dans la variation et l’ornementation. C’est précisément le cas de la doină ici analysée : le violoniste a toute la liberté de tourner autour des notes, de donner à la mélodie une densité timbrique, d’introduire à sa guise gruppetto, trilles, notes vibrées, etc.
14Leonard Meyer, chercheur très attentif aux données venant de l’ethnomusicologie de son époque, avait remarqué que le lien entre ornements et émotion est attesté dans différentes régions du monde. Cela le poussa à rechercher des hypothèses plus générales, au niveau des processus de perception, visant à expliquer pourquoi les ornements sont si souvent associés à des effets émotionnels. Il parvint ainsi à intégrer la question de l’ornement dans sa théorie de la signification musicale, fondée sur l’idée qu’une réponse émotionnelle à un stimulus musical se produit lorsque une attente (une tendance à répondre) est temporairement inhibée ou bloquée :
Les cadences et d’autres ornements ont une fonction esthétique, retardant une résolution attendue, déviant du contour mélodique normatif, ou créant une tension psychologique. […] Plusieurs ornements ont tendance à produire doute et incertitude […]. Les trilles, gruppetto ou bien le tremolo à très grande amplitude qui sont présents dans certains types de musique primitive obscurcissent souvent provisoirement le motif musical. (Meyer 1956 : 206-207)
- 9 « La musique des Slaves du sud est particulièrement attrayante. Cela peut être dû au contraste entr (...)
15Meyer envisageait donc les ornements comme des éléments créant doute et incertitude, obscurcissant temporairement les motifs musicaux, et contribuant ainsi à des inhibitions de tendances, source psychologique d’émotion. Mais il ne prenait pas en compte, dans le développement de sa théorie, une idée qui me semble fondamentale et que ses mêmes sources lui suggéraient : celle de « vivant musical »9.
16Les Tsiganes de Ceuaş disent explicitement qu’il faut « mettre de la vie » (bagă viaţă) dans la musique, et cela vaut autant pour les airs de danse que pour les airs « de table ». Dans les csárdás, hărţag et airs de cingherit, à temps rapide, la « vie » de la musique s’exprime formellement par une élaboration exacerbée de la ligne mélodique, par l’introduction de nombreuses variations et fioritures. Quant aux airs « de table », à écouter, la « vie » s’y exprime précisément par la douceur :
- 10 Extrait d’un interview donné par les musiciens István et Csángálo à la Cité de la Musique en 2009 ( (...)
István : « La musique tsigane est… tu ne peux la comparer à aucune autre musique. Aucune ! Elle est pleine de vie [litt. « elle a de la vie »], la vie de la musique. Elle a de la douceur, de la vie. La chose la plus belle, la plus belle du monde, du monde entier, est la musique tsigane. […] La musique tsigane est plus belle, plus douce, il y a ta vie là-dedans, tu sais… Tu peux jouer aussi en style hongrois ou roumain, mais ça, c’est autre chose !10 »
17Selon la conception locale, la douceur est donc censée « animer » la musique (dans le sens de « lui donner la vie »). De sorte que l’expression « jouer avec douceur » ne veut pas simplement dire « décorer », « ornementer », mais cache aussi une opposition plus fondamentale. Par une virtuosité dans l’articulation de la main gauche – consistant à travailler, articuler, arrondir, mordre, tourner autour des notes –, le musicien qui a de la douceur « dans le cœur, dans la tête et dans les doigts » donne de la chair, du corps à une matière sonore qui, à la base, est chose inerte. Plus que d’une structure neutre à une structure décorée, le passage est alors plutôt de la mort à la vie ; et quand on dit d’un bon musicien qu’il a le pouvoir de « ressusciter les morts » (scoală morţii), la métaphore se réfère moins à l’effet sur le public qu’à son action sur la musique elle-même.
18Il est important d’observer que chez les Tsiganes de Ceuaş, cette tendance à « animer » la musique se manifeste aussi d’une autre manière, à savoir, via des associations explicites entre mélodies et personnes particulières. Ici, chacun a « sa » mélodie, et tout le monde sait reconnaître des personnes spécifiques « dans » les airs qui sont joués aux mariages, aux funérailles, aux fêtes spontanées dans le quartier tsigane. Les mélodies « personnelles » sont jouées pour se remémorer un proche, ou mieux, pour interagir avec lui. Ce processus, que j’ai appelé « personnification de la musique » (Bonini Baraldi 2010, 2013) a d’ailleurs été observé dans d’autres régions de l’Est européen (Sárosi 1978 [1971], Stewart 1997, Bouët, Lortat-Jacob & Rădulescu 2002, Stoichiţă 2008) ainsi que dans des sociétés plus éloignées, comme par exemple en Turquie méridionale (Cler 2010) ou même chez les Suya d’Amazonie (Seeger 1987). Il est aussi très fréquent dans les rituels de possession (Rouget 1990 [1980], Prévôt 2011) et de chamanisme (Surrallès 2003).
19On peut donc suggérer deux types différents de « vivant musical » : l’un figuratif, dans le sens où des entités vivantes (personnes, divinités, animaux, etc.) sont associées à des structures sonores (mélodies, rythmes, etc.) ; l’autre non figuratif, lorsque la « vie » musicale émerge sans mettre en jeu des êtres vivants. Bien que je n’approfondisse pas ici les liens entre ces deux types de « vivant musical », on peut supposer qu’ils relèvent tous les deux d’une même tendance, sans doute exacerbée chez les Tsiganes, à rapprocher les entités musicales du monde des humains et à les éloigner de celui des choses, à transformer un « objet sonore » en un véritable « être sonore ».
- 11 Au cours de l’année 2013/2014, le Centre de Recherches en Ethnomusicologie (CREM-LESC, Univ. Paris (...)
20La question du « vivant musical », pertinente dans de nombreuses sociétés, mériterait d’être explorée au plan anthropologique11. On peut se demander : quelles propriétés sonores sont nécessaires pour que la musique acquière un statut d’« être » ? Quels types d’interactions se produisent entre ces « êtres sonores » et les humains ? Peut-on parler d’ « anthropomorphisme musical » et faire appel aux théories proposées par les anthropologues spécialistes de ce domaine (entre autres, Boyer 1996) ? Mais le « vivant musical » peut être aussi abordé du point de vue des sciences cognitives. La question qui se pose est alors : quelles sont les opérations mentales et corporelles qui permettent de percevoir la musique comme un « être intentionnel », ayant la capacité de produire des effets dans le monde, et notamment celui d’émouvoir l’auditeur ? Je vais à présent me concentrer sur cette question, en me limitant au cas de l’ « être sonore » non figuratif, c’est-à-dire quand une forme musicale est perçue comme « vivante » même sans être associée à une entité particulière.
21Deux notions permettent de mieux saisir le problème du « vivant musical » à partir d’une perspective cognitiviste, celle d’« agentivité intrinsèque » (Gell 2009) et celle d’« agent social virtuel » (Leman 2007).
- 12 Comme le remarque M. Bloch (1999), Gell n’explique pas clairement comment les concepts d’« animatio (...)
22L’anthropologue britannique Alfred Gell a proposé une théorie des effets des artefacts artistiques fondée sur l’idée d’« agentivité », un terme plutôt ambigu qui a été parfois traduit par « intentionnalité »12. Parmi les nombreuses manières dont un artefact artistique peut acquérir une agentivité, Gell s’attache en particulier au cas de l’« agentivité intrinsèque », c’est-à-dire quand un artefact est perçu comme un être intentionnel seulement de par ses propriétés formelles. Dans le cas de l’art décoratif (entendu comme l’art non fondé sur une représentation de figures humaines ou d’autres entités vivantes), selon Gell, c’est la disposition d’une partie en relation avec les autres, et plus précisément l’influence causale de l’une sur l’autre, qui « anime » l’objet (induction of animacy). Cette animation émerge de la perception des rapports entre les motifs, sur la base des propriétés mathématiques de symétrie et de répétition qui « semblent faire bouger » (seem to move) l’objet :
Nous avons l’habitude de dire que les surfaces décorées sont « animées » (tout comme les indices figuratifs qui représentent des corps en mouvement). Ce terme traduit la manière dont les motifs de l’art décoratif semblent former un labyrinthe mouvant dans lequel nos regards finissent par se perdre. […] La décoration donne vie aux objets en un sens non figuratif. […] Ce tour de force est réalisé par le jeu des relations entre les parties et le tout à l’intérieur de l’indice [l’artefact]. (Gell 2009 : 95)
23Au centre du processus se trouve le corps : le mouvement organique employé dans l’acte perceptif est « transféré » dans l’objet, devenant ainsi source de son animation :
Nous ne rêvons pas lorsque nous voyons les motifs décoratifs bouger ; ces mouvements prennent leur origine dans le mouvement réel de nos corps et de nos organes perceptifs en action dans leur environnement. […] La perception de ce motif consiste à produire mentalement la translation du motif vers la droite, de manière à superposer le motif à celui qui lui succède et constater la conformité entre les deux ; de ce fait, les motifs semblent eux-mêmes posséder agentivité et mouvement. La projection, ou l’externalisation de l’agentivité dans l’objet perçu, impliquée par l’acte de perception lui-même, est la source cognitive de son animation. (Gell 2009 : 97)
- 13 « Je soutiens qu’en déconstruisant l’ensemble de ces relations hiérarchiques complexes, on parvient (...)
24L’idée d’agentivité intrinsèque fait écho aux recherches des musicologues formalistes qui, dans la lignée de Meyer (1956), cherchent les raisons de la signification et de l’émotion musicale dans la perception des relations entre des segments d’une œuvre (phrases, motifs, cellules, etc.). Mais la question se pose maintenant en termes d’animation, d’intentionnalité de l’artefact, et non en termes d’interprétation (mentale) d’un message codé dans les structures sonores. Cette animation, selon Gell, est particulièrement favorisée dans le cas des motifs décoratifs parce que ceux-ci stimulent un mouvement réel du corps, en œuvre dans l’acte de perception, qui est en quelque sorte projeté sur l’artefact, attribué à l’artefact lui-même, donnant l’impression d’avoir devant soi un « être animé ». C’est précisément à partir de ce mouvement de perception-animation des motifs de l’artefact que, selon Gell, naît une « passion »13. Ainsi, les « articulations corporelles » impliquées dans l’acte perceptif de façon plus ou moins implicite seraient à l’origine de la signification et de l’émotion attribuées aux artefacts artistiques.
25Une deuxième piste théorique permet d’envisager le « vivant musical » du point de vue de la cognition. Il s’agit de l’approche dite de la « cognition musicale incarnée » (embodied musical cognition) développée par Leman (2007). Cette approche repose sur une conception de la musique comme « forme sonore en mouvement » (moving sonic form), reconductible à des changements d’énergie physique d’ordre sonore. La thèse selon laquelle la musique est une forme sonore en mouvement, déjà présente chez Hanslick (1986 [1854]) entre autres, redevient d’actualité. Mais au lieu d’envisager l’interprétation de ces formes sur la base d’une activité symbolique, cérébrale (cognition « froide »), Leman défend l’idée selon laquelle « les formes, et particulièrement les formes en mouvement, ont un impact direct sur la physiologie humaine parce qu’elles évoquent des résonances corporelles donnant lieu à la signification » (Leman 2007 : 17). Or, le point fondamental de la théorie de la cognition musicale incarnée est que cette « résonance corporelle » avec la musique repose sur le même processus d’imitation corporelle, de mirroring, d’action-perception que celui qui est en jeu dans les interactions entre les êtres humains. Selon Leman, ce processus cognitif d’imitation a pour conséquence le fait de percevoir la musique comme un être intentionnel, un « agent social virtuel » (virtual social agent) :
L’attribution d’intentionnalité [à la musique] advient probablement sur la base du mirroring, c’est-à-dire, sur la base de la simulation de l’action perçue dans l’action du sujet. Les actions des autres sont comprises comme actions intentionnelles (intended actions) parce que le sujet peut les simuler et les comprendre en termes de ses propres actions intentionnelles. […] Bien évidemment, la musique n’est pas un autre sujet humain, mais elle offre des ‘‘formes sonores en mouvement’’ qui, grâce aux articulations corporelles (corporeal articulations), sont associées à nos actions. En ce sens, la musique peut être considérée comme un agent social virtuel dont les actions peuvent être émulées. (Leman 2007 : 92)
26La proposition de Leman est de considérer qu’il y a une prédisposition humaine à « attribuer de l’intentionnalité aux choses qui bougent et avec lesquelles nous bougeons ou que nous imitons » (ibid. : 77). Plus précisément, une attribution d’intentionnalité se fait quand on peut rapporter les actions de cet être-non-humain-qui-bouge à sa propre expérience et connaissance en tant que sujet qui agit dans un environnement :
Il a été suggéré que les gens s’engagent avec la musique de la même manière qu’ils s’engagent avec d’autres personnes. Précisément, le comportement d’une autre personne peut être compris quand il peut être projeté (mirrored) dans l’ontologie orientée à l’action du sujet (subject’s own action-oriented ontology). […] Ainsi, l’autre personne est perçue comme ayant intentions, croyances, valeurs et significations. De manière similaire, les changements dans l’énergie du son peuvent être projetés dans l’ontologie orientée à l’action du sujet. Sur la base de ce processus de projection (mirroring process), les patrons sonores peuvent être perçus comme s’ils avaient une intentionnalité. Le processus fonde une appréciation de la musique qui s’appuie fortement sur le mouvement corporel, auquel l’appréciation cérébrale et l’interprétation peuvent être rajoutées. (ibid. : 103)
27Voici donc l’endroit où la théorie de l’agentivité et celle de la cognition musicale incarnée s’imbriquent et se correspondent. Elles essayent toutes les deux d’expliquer le processus d’animation et d’attribution d’intentionnalité aux artefacts artistiques, en plaçant le corps au centre du processus : le mouvement organique à l’œuvre dans l’acte perceptif est « transféré » dans l’objet, devenant ainsi source de son animation.
- 14 Il s’agit de T. Lipps, J. Volkelt, R. Vischer, F. T. Vischer, M. Geiger et, en France, V. Basch.
- 15 L’empathie est aujourd’hui définie comme la « capacité que nous avons de nous mettre à la place d’a (...)
28Bien avant Gell et Leman, la question de l’animation des artefacts artistiques, de l’anthropomorphisation des formes, de l’humanisation des choses a été au centre des préoccupations d’un groupe de philosophes actifs dans l’Allemagne de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (cf. Pinotti 1997)14. Ces chercheurs ont proposé un concept bien précis pour nommer le processus où « des formes inorganiques sont incorporées aux formes organiques, où de la vie est projetée sur de la chose » (Didi-Huberman 2002) : celui d’« empathie » (Einfühlung). Avant d’être étendu aux relations intersubjectives15, c’est donc dans le domaine de l’esthétique que ce terme fait son apparition.
29L’intuition fondamentale de ces philosophes était que l’expérience esthétique doit être comprise non comme une élaboration cognitive de formes signifiantes (modèle kantien des rapports entre sujet et objet), mais comme une expérience sensible avec des formes « résonantes » ; non comme une réponse à un stimulus doté d’une signification propre, mais comme une forme d’identification, de projection, de séjour du sujet dans l’objet (Didi-Huberman 2002). Ainsi, Lipps (1997 [1908]) voyait la source même du plaisir esthétique dans la possibilité de sentir, de percevoir l’humain dans l’objet. Avant lui, R. Vischer (1997 [1887]) expliquait l’animation des formes statiques par une auto-activation (inconsciente) du sujet qui, dans l’acte de perception, participe aux formes objectales en raison de leur rapport avec les formes corporelles. Vischer identifie les sensations plaisantes (ou non) des formes externes sur la base de leurs relations avec les formes corporelles, liées à leur tour à un renforcement ou à un affaiblissement de la sensation vitale générale. Selon ce point de vue, l’expérience esthétique est en quelque sorte celle du « soi-objectivé ». Encore aujourd’hui, après la célèbre découverte des neurones miroirs, des nombreuses recherches sur l’expérience esthétique dans les arts visuels se basent sur l’idée d’« animation empathique » des formes perçues (Freedberg & Gallese 2007).
30L’animation perceptive des artefacts (y compris musicales), indissolublement liée au concept d’empathie, semble donc être un problème fondamental pour l’esthétique (cf. Pinotti 1997). Mais les rapports entre animation et faculté d’empathie sont loin d’être éclaircis, et peuvent être envisagés au moins de deux manières différentes.
31La première possibilité est de considérer que l’empathie soit la faculté qui permet l’animation perceptive de l’artefact artistique (empathie → animation). Gell (2009) semble aller dans ce sens quand il explique l’animation des objets, si présente dans de nombreuses sociétés, comme émanant d’un « substrat compassionnel » naturel chez l’Homme. Bien que le concept d’empathie reste exclu du développement de sa théorie, dans des rares passages Gell associe l’animation des objets à une faculté qu’il nomme « sympathy », et que l’éditeur français traduit par « compassion » :
Au lieu de lui donner un autre nom, il me semble plus intéressant d’expliquer ce qu’est véritablement l’idolâtrie, en montrant qu’elle émane, non pas d’une forme de bêtise ou de superstition, mais du même substrat compassionnel (fund of sympathy) qui nous aide à comprendre et à voir l’Autre, l’humain non-artefactuel, comme un alter ego doté comme nous d’une conscience, d’intentions et de passions. (Gell 2009 : 120)
32La deuxième possibilité consiste à envisager l’empathie comme une conséquence de l’animation de l’objet (animation → empathie). En effet, certains psychologues expliquent les formes les plus élaborées d’empathie en fonction des capacités d’imagination et de simulation d’autrui, qui se fondent précisément sur une attribution d’intentionnalité (ou d’intention) aux personnes et aux choses. Ainsi, Pacherie (2004) observe que jouer à « faire semblant » (par exemple traiter une poupée comme une personne), serait un acte précurseur de capacités plus complexes de simulation d’autrui, lesquelles contribuent aux formes plus élaborées d’empathie, notamment quand le référent empathisé n’est pas disponible à la perception. Pour Leman (2007), c’est par les « articulations corporelles » (les gestes du sujet qui perçoit des formes sonores en mouvement) que s’exprime la compréhension de la musique en tant qu’être intentionnel, en tant qu’« agent social virtuel ». Dans ce cadre théorique, l’empathie musicale est envisagée comme une extension, à un niveau plus complexe, de formes plus simples (low-level) d’engagement corporel avec la musique, comme la synchronisation rythmique ou l’embodied attuning (bouger ou chanter avec la musique, cf. Leman 2007 : 115). L’empathie est donc entendue comme quelque chose de plus complexe que l’animation de l’objet, qui est en œuvre lorsque le système émotionnel entre en jeu.
33Pour résumer, le concept de « douceur » est chez les Tsiganes de Ceuaş un critère fondamental d’appréciation esthétique de la musique, notamment dans le cas des airs lents dits « de chagrin » (de jale). Une simple expérience réalisée sur le terrain, consistant à comparer deux versions d’un même air, joué d’abord « avec douceur » puis « sans douceur », a permis de montrer que la douceur est largement reconductible à une ornementation exacerbée de la ligne mélodique. Cette élaboration, cette « manipulation » de la mélodie, est une marque du style personnel de chaque musicien. Plus en général, les Tsiganes de Ceuaş pensent que « leur » musique a plus de douceur que la musique hongroise, roumaine ou étrangère. Il s’agit bien d’une question de style, d’interprétation : une manière différente d’élaborer la même structure, la même matière « brute ». Les Tsiganes disent aussi, de manière très explicite, que le musicien qui a de la douceur dans ses doigts, dans sa tête et dans son cœur, fait pleurer ses auditeurs, tandis que celui qui ne connaît pas la douceur, les fait rire. L’ambition de cet article était donc d’explorer la relation étroite qui existe entre un concept local d’appréciation esthétique (la douceur), un savoir-faire technique (l’ornementation) et le potentiel émotionnel de la musique (faire pleurer), relation qui par ailleurs semble dépasser le contexte local des Tsiganes de Transylvanie.
34Au lieu de me tenir aux propositions de Meyer (l’ornement, déviation du patron mélodique, crée une inhibition de tendances et donc est source psychologique d’émotion), j’ai entrepris un cheminement théorique différent, qui passe par l’idée de « vivant musical » (l’ornement « anime » la musique, et l’émotion est une conséquence de cette animation de la matière sonore ). En effet, ce qui émerge de l’ethnographie est que la douceur est censée « donner de la vie » à la musique, et c’est précisément cette « animation » qui lui confère un pouvoir émotionnel. Un air joué « sans douceur » est monotone, sans vie, et il n’a aucune chance de faire pleurer l’auditeur. J’ai observé que cette tendance à « mettre de la vie », à percevoir de la vie dans la musique, est présente dans de nombreuses sociétés, et elle est souvent associée à l’émotion (Rappoport 2013) ou même à la transe (Rouget 1990 [1980], Becker 2001, Prévôt 2011).
35Or, comme l’observe Bloch (1999), tout le problème est que nous ne savons pas vraiment ce qui passe dans des cas d’attribution d’une volonté quasi-humaine aux objets, bien que de nombreuses recherches contemporaines en philosophie de l’esprit et en sciences cognitives se concentrent sur ce problème. J’ai alors exploré, dans la deuxième partie de cet article, ce que les propositions théoriques de Gell (2009) et de Leman (2007) peuvent apporter à la question du « vivant musical ». L’idée centrale de ces auteurs est d’assumer qu’il y a une tendance innée à attribuer une intentionnalité, une agentivité, aux formes qui « semblent bouger », tels un motif labyrinthique décoré sur les proues de canoës trobriandais, ou une mélodie tsigane sans cesse ornementée. Cette tendance à « animer » l’artefact artistique émergerait de l’activité corporelle, plus ou moins implicite, en œuvre dans l’acte perceptif. Bien que les recherches actuelles n’aient encore éclairci ce processus, la faculté d’empathie semble être liée à l’animation perceptive, soit comme une condition nécessaire (Gell), soit comme une conséquence (Leman).
36Finalement, ce n’est peut-être pas un hasard si les Tsiganes, fins connaisseurs de la douceur de la musique, en cherchant à rendre leur mélodies toujours plus « vivantes », croient aussi être « plus empathiques » (mai miloşi) que leurs voisins hongrois ou roumains (Bonini Baraldi 2008). Pourquoi celui qui pleure à l’écoute des doine ou des airs « de table » serait-il plus milos, plus empathique que les autres, si ce n’est parce qu’il a développé une aptitude exacerbée à attribuer des intentions à la musique, à s’engager dans une relation affective avec un « être » plutôt qu’avec une « chose » ?
37Les recherches contemporaines dans le domaine de la cognition résonnent avec le discours des Tsiganes, mais aussi avec une intuition fondamentale des théoriciens de l’Einfühlung (empathie) : l’expérience esthétique serait fortement liée à cette animation perceptive-corporelle de l’objet artistique, même quand il n’y a pas d’autres sources d’animation en jeu (des ressemblances anthropomorphes, des agentivités d’autres entités, etc.). Cette même idée peut être énoncée de la manière suivante : comprendre le fonctionnement de cette faculté de l’esprit, plus ou moins consciente, qui repose sur l’attribution d’intentions et d’émotions aux personnes et aux choses, est essentiel pour concevoir le « pouvoir » émotionnel des artefacts artistiques (cf. aussi Bloch 1999). Si on accepte cette hypothèse, la question du « vivant musical », que ce soit d’une perspective anthropologique ou cognitiviste, est alors un problème encore plus fondamental que celui du « beau » ou du « goût » en musique.
38Plus généralement, cette hypothèse me semble offrir un basculement de perspective important, car il est possible de remettre en question le paradigme dominant qui sous-tend encore une grande partie des recherches sur l’émotion musicale, notamment celles qui se concentrent sur la musique classique occidentale. Ce paradigme s’appuie sur l’idée que les acteurs de l’événement musical sont reliés par une chaîne de communication destinée à transmettre un « message », « codé » par un compositeur, « transmis » par le biais d’un interprète, et « décodé » par un auditeur qui, éventuellement, fait l’expérience d’une émotion. La théorie de Meyer (1956) sur la signification et sur l’émotion musicale se fonde largement sur ce paradigme, et elle a influencé de nombreuses études expérimentales jusqu’à aujourd’hui (cf. Sloboda & Juslin 2010). Les musicologues et les cognitivistes ne sont pas les seuls à se référer à ce paradigme théorique et les ethnomusicologues utilisent les mêmes concepts (cf. Nattiez 2004). Par exemple, Rouget (1990 [1980] : 142) indique explicitement que son approche de la transe et de l’émotion musicale se base sur les notions de signal, de code, de signe, de message, de communication, issues directement de la linguistique de Jakobson (1963) et de la théorie de l’information de Shannon (1948). S’il est vrai que les ethnomusicologues, au moins depuis les performance studies des années 1970, ne s’appuient plus sur ce paradigme de la « communication », il me semble que les (rares) études théoriques portant explicitement sur l’émotion musicale en ethnomusicologie tendent à rester ancrés à ce modèle.
39J’ai avancé, au contraire, que toute performance musicale ne communique pas des émotions aux auditeurs (ou danseurs), mais les fait plutôt émerger en favorisant quatre types de relations d’empathie : avec l’artefact musical lui-même, avec le musicien, avec d’autres figures personnifiées par la musique, et entre co-destinataires de l’activité musicale (Bonini Baraldi 2013). Ce paradigme est beaucoup plus ancré dans le corps – ou mieux, dans un corps en relation avec d’autres corps – que dans le traitement cognitif désincarné de signes, symboles et grammaires. Il est aussi plus ancré dans l’anthropologie, car il met l’accent sur des interactions sociales, éparpillées dans l’espace et dans le temps, plutôt que dans des réponses psychologiques décontextualisées et désocialisées.