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Donatien Laurent. Aux sources du Barzaz-Breiz. La mémoire d’un peuple

S. l. : ArMen ; Douarnenez : Le Chasse-Marée, 1989. 335 p
Yves Defrance
p. 302-306
Référence(s) :

Donatien Laurent. Aux sources du Barzaz-Breiz. La mémoire d’un peuple. s. l. : ArMen ; Douarnenez : Le Chasse-Marée, 1989. 335 p

Texte intégral

1L’ethnomusicologie du domaine français doit beaucoup aux grandes collectes de chansons populaires réalisées par les folkloristes du XIXe siècle. Parmi le flot de collecteurs régionaux, le vicomte de La Villemarque fait sans aucun doute figure de pionnier. Lorsqu’il publie le Barzaz-Breiz en 1839, c’est toute l’histoire de la culture bretonne qui se remet en marche. Pourtant, du fait d’une active controverse sur l’authenticité de ses collectes, la reconnaissance officielle et définitive de ses mérites a tardé. Il aura fallu la patience et la tenacité de l’ethnologue Donatien Laurent, directeur de recherche au CNRS, pour que la lumière soit faite sur ce qu’il convient de nommer l’affaire du Barzaz-Breiz.

2Étrange destinée en effet que celle de ce « Poème-de-Bretagne », recueil de 54 chansons populaires, assemblées durant la Restauration par un jeune élève de l’École des Chartes à Paris, originaire de Quimperlé dans le Finistère. Comparé aux poèmes écossais d’Ossian et au Kalevala finnois, le Barzaz-Breiz révèle au public lettré la richesse insoupçonnée d’une littérature orale d’expression celtique pleine de vitalité sur le continent nord-européen. Plusieurs chants sont traduits en anglais, en allemand, en polonais, en suédois et, tout récemment, en espagnol. Le collecteur connaît une gloire quasi immédiate. Il est décoré de la Légion d’honneur, élu à l’unanimité comme membre correspondant de l’Académie royale de Berlin, et reçu triomphalement à l’Institut de France.

3Ce véritable « coup de canon », comme l’écrira plus tard son ami V. Audren de Kerdrel, lance le mouvement d’intérêt pour la chanson populaire en Bretagne et, depuis un siècle et demi, la prospection des poésies chantées et mélodies traditionnelles ne s’est pas relâchée. Les écrivains romantiques, telle ici George Sand, chanteront les louanges de la poésie orale bretonne en des termes particulièrement élogieux :

  • 1 in : « Visions de la nuit dans les campagnes », appendice à P. Alexandre Cadot, La filleule, Paris (...)

« Une seule province en France est à la hauteur, dans sa poésie, de ce que le génie des plus grands poètes et celui des nations les plus poétiques ont jamais produit : nous oserons dire qu’elle le surpasse. Nous voulons parler de la Bretagne. [... ] Le Tribut de Nominoë est un poème de cent quarante vers, plus grand que l’Illiade, plus beau, plus parfait qu’aucun chef-d’œuvre sorti de l’esprit humain », ajoute-t-elle. Son admiration pour les textes recueillis et traduits par le jeune homme de vingt-quatre ans est sans bornes : «... convenons-en, nous sommes comme des nains devant des géants. [... ] en vérité, aucun de ceux qui tiennent une plume ne devrait rencontrer un Breton sans lui ôter son chapeau »1.

4Pourtant, une querelle éclate sur l’authenticité du Barzaz-Breiz. Des soupçons, puis des accusations violentes sont portés en 1867 contre La Villemarqué : « Jouez au barde si cela vous amuse, écrit René-François-Laurent Le Men, mais n’essayez pas de fausser l’histoire par vos inventions ». La critique s’étale dès lors dans les grandes revues françaises et étrangères, dans les publications scientifiques et, à partir de 1872, jusque dans les journaux bretons. La Villemarqué s’enferme dans un silence dont il ne sortira jamais. Ses détracteurs n’en sont que plus à l’aise. François-Marie Luzel à leur tête, s’appuyant sur ses propres collectes, arme redoutable s’il en est, affirmera publiquement à maintes occasions sa conviction que c’est La Villemarqué lui-même qui « a composé les pièces anciennes du Barzaz-Breiz ». Autrement dit, toutes les chansons dont on ne trouve plus trace dans les enquêtes trente-trois ans après la première publication du Livre de la mémoire bretonne sont considérées comme fausses.

5La malédiction poursuivra longtemps l’historien-pionnier des collectes bretonnes bien au delà de la mort. Charles Le Goffic, de l’Académie française, ne parlera-t-il pas de supercherie une dizaine d’années après sa disparition ? Meurtrie par ces calomnies, la famille La Villemarqué fait alors connaître, comme pièce à conviction, l’existence de carnets d’enquêtes. Ceux-ci attestent de la bonne foi de l’auteur du Barzaz-Breiz mais révèle aussi que les originaux furent souvent remaniés, sans malveillance, mais remaniés tout de même, avant d’être édités. La controverse s’en voit donc renforcée. Régulièrement, comme un mal chronique, les péripéties se succèdent au XXe siècle, rythmées par les anniversaires et autres commémorations en l’honneur de La Villemarqué. En 1930, Francis Gourvil s’exprime en termes de « chants truqués », de « chef-d’œuvre de supercherie littéraire ». D’après Morvan Lebesque, La Villemarqué aurait « forcé la mémoire d’un peuple ». Quant au nationalisme breton, il serait tout droit issu du Barzaz-Breiz et produit par la substitution « d’un fantasme à la réalité », écrit Jean-Yves Guiomar. On comprend la méfiance des héritiers de La Villemarqué, détenteurs des fameux carnets, méfiance entretenue par une polémique, en quelque sorte cyclique.

Une renaissance après un siècle et demi

6C’est à partir de 1963, et grâce à la perspicacité d’un ethnologue, que commence le début d’une réhabilitation définitive du Barzaz-Breiz et de son auteur. Donatien Laurent s’engage en effet dans un travail scientifique considérable qui le conduira à soutenir une thèse et à publier en 1989 le superbe ouvrage que nous avons sous les yeux.

7Il eut la chance extrême de rencontrer en 1964 le colonel Pierre de La Ville-marqué, arrière-petit-fils du « barde », comme il le nomme lui-même, qui fut tout disposé à l’aider à faire éclater la vérité. C’est ainsi qu’ils se rendirent à Keransker où l’auteur se vit confier généreusement les fameux carnets d’enquête. Il est des miracles qui n’arrivent qu’une fois dans la vie d’un chercheur, et celui-ci en est un. Mais le hasard ne suffit pas. Seul un ethnologue de terrain, familiarisé avec la littérature orale et les différents dialectes bretons, était à même de s’atteler à cette tâche gigantesque. Soucieux de produire un travail définitif et incontestable, Donatien Laurent a scrupuleusement transcrit et analysé les trois volumineux carnets d’enquêtes de son prédécesseur, soit plus de cinq cents pages manuscrites d’une écriture fine et rapide. Cette aventure scientifique, digne parfois d’un roman policier, nous est contée par un chercheur qui sait, par son style vivant, transmettre une passion sans altérer pour autant l’objectivité de son propos. Les nombreux rebondissements de l’aventure du Barzaz-Breiz sont épicés de courtes anecdotes d’enquête, de descriptions à la loupe du manuscrit dans ses moindres détails. Une très grande documentation, maîtrisée avec intuition, réflexion et synthèse, vient considérablement enrichir le travail de La Villemarqué. Donatien Laurent ne se contente pas d’un déchiffrage minutieux de ces documents, traduits un à un en français ; les textes, soumis à des analyses rigoureuses, sont placés dans une perspective comparative très complète. Le travail de Donatien Laurent vient ainsi renforcer « la mémoire d’un peuple » dont la tradition orale sut conserver jusqu’à aujourd’hui l’histoire de faits remontant parfois au haut Moyen-Age. On mesure ici l’importance d’une telle étude, qui met en évidence un des éléments fondamentaux de la connaissance. Si l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie détruisit à jamais tout un pan de la mémoire humaine, la négligence d’une culture de tradition orale nous aurait définitivement écartés d’un des aspects les plus convaincants de la richesse poétique celtique. Il faut rendre hommage à La Ville-marqué d’en avoir saisi la valeur il y a plus d’un siècle et demi. Il faut aussi rendre hommage à son brillant exégète qui réussit, dans la mesure où la tradition le permettait, à restituer la substantifique moelle d’une culture orale de grande valeur. Il démontre sans ambiguïté que La Villemarqué maîtrisait parfaitement, dès sa jeunesse, les deux langues, bretonne et française, et que c’est lui, et personne d’autre, qui recueillit à main levée les textes des chansons. La totalité du contenu des carnets d’enquêtes qui ont servi à produire la première édition du Barzaz-Breiz est donc parfaitement authentique. La Basse-Cornouaille, terroir considéré jusqu’alors comme territoire pauvre en répertoire de complaintes et ballades (gwerziou) en comparaison avec le Trégor ou le Vannetais, s’enrichit d’un coup des cent quatre-vingt-quatre pièces comptées dans les carnets. Il apparaît que leurs variantes littéraires et dialectales ne diffèrent pas de façon très sensible du fonds breton connu à ce jour. Elles ont principalement le mérite de témoigner de l’existence d’un répertoire ancien tout aussi digne d’intérêt que ceux des « pays » voisins. De l’ensemble des collectes de La Villemarqué, seules trois chansons sont absentes des répertoires transcrits par les folkloristes bretons de la seconde moitié du XIXe et de la totalité du XXe siècle. Elles n’en sont pas moins véritables.

8Grâce au travail de Donatien Laurent, cent trente pièces notées par La Villemarqué s’ajoutent à l’ensemble des chansons recensées à ce jour. Frappés de ce label scientifique d’authenticité, les magnifiques poèmes chantés qui avaient soulevé tant d’enthousiasme reprennent aujourd’hui toute leur valeur. En tant qu’ethnomusicologue ayant enquêté sur le terrain du domaine français contemporain, je ne puis que m’incliner devant la qualité du travail de précurseur de La Villemarqué. Sans son intuition de chercheur et sa passion pour la mémoire collective orale d’un petit peuple de paysans ô combien moqués, ces « ploucs » d’Armorique, nous aurions été privés d’œuvres comptant parmi les plus originales de la littérature celtique.

9Dans un dernier chapitre, Donatien Laurent retient cinq textes qu’il considère comme exemplaires à divers égards. A propos de la chanson de Merlin-Barde, forte de deux cent cinquante-deux vers et sans doute la plus originale, l’ethnologue brestois nous apprend que « l’on est en présence d’un unique et ultime surgeon d’un fragment d’un cycle médiéval armoricain concernant directement ou indirectement le personnage de Merlin. Il est hors de doute que sa forme métrique l’a maintenu plus proche de la composition originelle que les récits du type du conte de l’homme sauvage. Un des traits les plus frappants à cet égard est la coïncidence, relevée d’ailleurs par La Villemarqué dès 1839, entre les attributs du barde de la Maison du roi (bardd teulu) tels que les définissent les lois galloises de la fin du Xe siècle connues sous le nom de Lois d’Hywel Dda et ceux que notre poème attribue à Merlin : l’anneau d’or et la harpe ».

10Une mise en page très aérée, extrêmement précise, agrémentée d’une iconographie bien choisie (fac-similé, reproductions de peintures du début du XIXe siècle) rend la lecture d’Aux sources du Barzaz-Breiz très agréable. C’est aussi un beau livre, relié sous toile, d’un format à l’italienne qui invite à pénétrer un univers poétique celtique peu connu.

  • 2 Tradition chantée de Bretagne. Les sources du Barzaz-Breiz aujourd’hui. Un CD ArMen-Dastum : chant (...)

11Saluons ce travail scientifique irréprochable, servi par une édition d’une rare qualité. Un seul regret : l’absence de notations musicales. Ce n’était pas l’objet de la publication. La Villemarqué ne releva que les textes des chansons dans ses carnets. Les mélodies qui figurent dans l’édition du Barzaz-Breiz de 1867 furent notées indépendamment. Le lecteur pourra toutefois satisfaire sa curiosité légitime en se procurant le disque compact qui fut enregistré dans cette intention2.

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Notes

1 in : « Visions de la nuit dans les campagnes », appendice à P. Alexandre Cadot, La filleule, Paris, 1853, t. 4, p. 272 ; repris dans George Sand : Promenades autour d’un village, Paris, Michel Levy, 1866, p. 205.

2 Tradition chantée de Bretagne. Les sources du Barzaz-Breiz aujourd’hui. Un CD ArMen-Dastum : chanteurs et musiciens traditionnels. Nouvelle série, vol. 1. SCM013, 1989. Accompagné d’un livret de 96 p.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Defrance, « Donatien Laurent. Aux sources du Barzaz-Breiz. La mémoire d’un peuple »Cahiers d’ethnomusicologie, 5 | 1992, 302-306.

Référence électronique

Yves Defrance, « Donatien Laurent. Aux sources du Barzaz-Breiz. La mémoire d’un peuple »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 5 | 1992, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2467

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Auteur

Yves Defrance

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