- 1 Je suis séduit par l’idée de Goody, qui veut qu’il y eût, parmi les groupes préhistoriques dits pr (...)
1Si les pierres savaient chanter et les ossements danser, si j’étais capable de ressusciter les morts, j’aimerais taper sur l’épaule de Marius Schneider et lui dire : « S’il vous plaît, écoutez ceci » ; et j’attendrais ses commentaires sur l’explication donnée par un homme prétendument primitif quant aux origines et à l’évolution de sa culture musicale prétendument primitive1, c’est-à-dire les histoires qu’on va lire ; histoires contées par un homme qui continue à vivre avec ses ancêtres, car en dépit de sa chrétienté nominale et parallèle, George Boe de Maewo sait déambuler avec les esprits et leur parler aussi. Du récit qui va suivre, Boe est le héros tout comme Schneider est le dédicataire posthume. Je pense que Schneider aurait trouvé en Boe une âme sœur, car tous deux sont informés par une sorte d’omniscience, par une confiance frappante en la nature de l’humanité et ses cultures qui, si diverses soient-elles d’apparence, partagent néanmoins les choses fondamentales auxquelles nous nous intéressons ici : à savoir que tous les hommes parlent, tous dansent et tous chantent.
- 2 Voir Herzog (1934 : 453) : « Nous commençons à nous rendre compte que les théories qui creusent le (...)
- 3 Voir en particulier le premier chapitre de cet ouvrage, intitulé « Algunas hipótesis sobre los ori (...)
- 4 Nous devrions nous incliner devant Béla Bartók, devant Catherine Ellis et son travail sur l’aspect (...)
- 5 Voir Herzog, deux décennies plus tôt : «... il est apparu à celui qui étudie la culture, qu’aucun (...)
- 6 A mon grand étonnement, cet essai continue d’être apprécié dans certaines parties de l’Europe ; c’ (...)
2Depuis une cinquantaine d’années au moins2, les chercheurs affirment le caractère dépassé de la question des origines de la musique ; mais cette question fascine toujours. Récemment, Josep Crivillé (1983) a publié une élégante mise au point3 ; et l’Australienne Alice Moyle, tout en annonçant l’invention de l’archéo-musicologie, n’en déclare pas moins quant aux origines de la musique que « ce spectre a depuis longtemps cessé de hanter l’étude des musiques traditionnelles » (1983 : 131)4. Or Schneider lui-même, dans un climat général de démystification des explications à cause unique5, avait le courage de publier, dans le premier volume de la New Oxford History of Music (1957), un long essai synthétique sur la « musique primitive », qui est à la fois précieux et choquant6. Il est précieux parce qu’il apprend aux anglophones de l’ancien empire britannique, comme moi, que la musicologie comparative (comme il l’appelait) était sérieuse et non pas une sorte de folkloristique pratiquée en amateur (avec l’exception notable de Percy Grainger). Il est choquant en raison de son eurocentrisme.
3L’eurocentrisme est le plus difficile à supporter lorsque les modèles de l’humanité qu’il fabrique sont présentés comme des vérités absolues. L’ethnologie américaine, en quête de sa propre Vérité sur l’humanité, défaisait tout avec une science et un zèle inégalés ; maintenant, nous savons davantage sur des parties de l’humanité, sur leur caractère unique, nous savons à quoi elles ressemblent et à quoi elles sont censées servir. Après un cours de dissection culturelle américaine, en dépit d’un nouveau respect à l’égard des différences minimales dont fait état chaque culture particulière, nous éprouvons peut-être le désir de rassembler les pièces éparpillées.
- 7 Voir par exemple la manière dont feu Douglas Newton, directeur du Département des arts primitifs d (...)
4A ce sujet, l’essai de Schneider fait état d’une superbe effronterie. Pour me préparer à écrire l’article que voici, je l’ai relu. A la première relecture, je pensais qu’il n’y avait guère une phrase avec laquelle je pouvais être d’accord. A la seconde relecture, entreprise avec l’idée préalable que chaque culture présente inévitablement sa vision de l’histoire d’une manière ethnocentrique (cf. Dening 1991), voire eurocentrique, j’étais capable non seulement d’avaler le texte de Schneider, mais aussi de commencer à le digérer, encore que le crocodile soit Schneider lui-même... Il envisageait une catégorie qualifiée de « primitive », catégorie dont je nie l’existence, mais l’ennui est que l’on sait parfaitement de quoi il parle...7 Il vaut la peine de répéter que, en ce qui me concerne, Schneider est comme Boe : tous deux ont une approche omnisciente de l’histoire.
Fig. 1 : George Boe, principal informateur
Décédé le 20 juillet 1992 à Maewo à l’âge de plus de 75 ans.
Photo : Peter Crowe
5Le Pacifique s’est révélé être un laboratoire remarquable pour toute étude des cultures humaines, car cet immense océan nous fournit des ensembles terrestres bien circonscrits, les îles, dont nous voyons clairement les particularités musicales, en même temps que les connexions. Homogénéité il y a, en effet, dans la musique austronésienne qui nous intéresse ici, mais elle n’a pas la même qualité en Océanie qu’en Afrique, en Asie centrale ou dans les Amériques : l’eau, voilà l’essentiel. Une île cherchant à se prémunir contre les pirogues étrangères aura plus de chances de succès qu’un peuple terrestre exposés aux invasions cavalières ; la stratégie de la fuite devant l’invasion acquiert une qualité toute différente dans un contexte où l’on saute d’île en île. La pirogue est le symbole par excellence de l’histoire orale de l’Océanie, car elle représente, à mon sens, la fuite autant que la découverte, l’entreprise autant que la crise, simplement parce qu’elle se réfère à une écologie culturelle insulaire et maritime, qui contraste significativement avec une écologie continentale. Quelle que soit l’histoire d’un peuple, les histoires domestiques s’insinuent dans les chants, le plus souvent sans détour et parfois par implication. Toute la pertinence des études musicales océaniennes réside dans le fait que, du point de vue géographique, elles portent sur un tiers du globe et possèdent, par contraste et similitude, le potentiel – le tapu et la mana – de secouer l’impérialisme théorique continental, et notamment un ensemble de suppositions sur la nature de l’humanité, y compris sa musicalité (voir Blacking 1973).
***
6Maewo et ses voisines sont des îles de hautes montagnes bordées de côtes rocheuses, parfois de récifs. Elles sont couvertes de palmeraies de cocotiers et de forêts denses.
- 8 Il convient de relever cependant que de nombreux atlas et cartes du Pacifique sont peu fiables.
7L’archéologie nous apprend que, dans leurs migrations vers le sud et l’est, les populations austronésiennes ont également atteint Maewo. Il y a trois à cinq millénaires, elles semblent avoir occupé la côte de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie, tout en tentant une percée vers les îles Fidji (voir la carte)8. Cette percée est probablement commémorée dans le chant ci-dessous, bien que l’on ne soit pas au clair sur la destination voulue ; plutôt, le chant évoque une sorte de voyage exploratoire. Les anciens périples en pirogue à travers le Pacifique, qu’ils fussent accidentels ou intentionnels, ont toujours été sujets à controverse ; logiquement, les premiers voyages allaient vers l’inconnu (Duncan 1982). Même les noms des destinations projetées évoquaient l’incertitude : Tagaro, le héros culturel à qui appartient le chant en question, annonce qu’il s’embarque pour Mamalu, comme s’il savait où il va. Or mama veut dire père, et malu, ombre ; parmi les traductions possibles de mamalu, on a « lieu de l’ombre de mon père », voire « patrie dans l’ombre » (pays mystérieux), toutes deux conjecturales mais néanmoins fondées sur des conversations de terrain avec des intellectuels de Maewo.
Fig. 2 : Cette carte a été publiée en 1776 dans The Gentleman’s Magazine
Elle donne les noms fournis par Queiros en 1606, par Bougainville en 1768 et par Cook en 1774, bien que quelques noms soient indigénes. Aurora est ici Maewo, Whitsuntide est l’île de la Pentecôte (ou Raga), alors que l’île de Lèpre (Aoba, aujourd’hui Ambae) est située à leur gauche.
Exemple 1 : Chant gwetu par lequel Tagaro annonce qu’il partira de Gobio sur la baie de Nadi, à Maewo, pour se rendre à Mamalu (version condensée), interprété par George Boe (60) pendant qu’il relate une histoire, en juin 1977.
- 9 La langue parlée par George Boe, celle du district du centre est de Maewo, d’où Tagaro prétend aus (...)
Traduction libre des paroles : 1. Are tanuwe, notre ancien village où je suis né, Gobio, je retourne à Mamalu. 2. Comme motivé, je prends comme charge le cochon, la natte, je retourne, je vais à Mamalu. 3. J’ai assuré leur mort, je me rends invisible et m’en vais, perdu à jamais. 4. Bis9.
- 10 C’est une supposition, mais elle est néanmoins vraisemblable. On peut embarquer à Maewo et manquer (...)
8Nous savons grâce à des tessons de poterie que des gens vivaient près de Maewo il y a trois millénaires ou même plus ; nous savons aussi qu’une poterie du même type trouvée aux Fidji, appelée Lapita et d’un style fort distinctif, leur est contemporaine. Aujourd’hui, nous nous apercevons que la langue parlée au nord-est de Vanuatu est proche de celle de Fidji. Ainsi, sachant que depuis Maewo, le voyage le plus court en direction de l’est mène aux îles les plus orientales de l’archipel, on est amené à penser que le Mamalu du chant de Tagaro se confond avec le groupe de Yasawa10 (Crowe 1991).
9Le chant ci-dessus pourrait donc être l’élément-clef d’un argument archéo-ethnomusicologique, encore qu’il vaille mieux trouver des exemples complémentaires. L’aspect significatif est, en outre, le texte du chant, non pas ses caractères mélodiques ; mais au fond on n’en sait rien, car il manque encore les analyses nécessaires.
10Les gens de Maewo pratiquent traditionnellement l’agriculture itinérante, mais ils ont également développé un système complexe de champs en terrasses voués aux cultures hydroponiques, surtout de taro – système aussi ingénieux et efficace (dans les limites de la technologie existante) que ceux rencontrés en Asie du sud-est. Ils produisent un surplus de nourriture et d’autres biens affectés à l’échange et à des formes de consumation rituelle comme les cérémonies d’abattage de cochons en vue d’une prise de grades (Allen 1969 ; Bonnemaison 1972).
11Les gens se retrouvent dans des hameaux (d’allégeance) plutôt que dans des « villages », et la spécialisation des tâches est minimale. A Maewo comme sur les îles voisines, Ambae et Raga, culturellement proches, la filiation est matrilinéaire : la transmission des biens matériels et immatériels dans le cadre du matriclan est importante. Le rang et l’exercice du pouvoir ne sont, en principe, pas héréditaires (comme à Fidji), mais on constate que les chefs actuels exercent des pressions dans ce sens. En principe, c’est une société plutôt égalitaire à big men ou « grands hommes » (Godelier 1982).
- 11 Voir à titre d’exemple l’analyse entreprise par Dorothy Counts (1980) au sujet du mythe d’Akro et (...)
12Deux types d’histoires nous importent ici : l’une est scientifique, objective et déductive, fondée sur l’observation et, condition plus récente, appuyée par des documents ou un équivalent ; l’autre se présente comme un ensemble de mythes et de légendes dans leurs rapports avec des monuments ou des repères dans la nature, tels rochers et rivières, ainsi qu’avec la vie et l’ordre de la société11. Alors que le premier type d’histoire insiste sur la chronologie, le second s’en passe, car le temps du mythe ne suit aucune linéarité bidimensionnelle. Aux yeux du visiteur européen, les différences entre l’un et l’autre types d’histoire sont d’abord troublantes. Or les gens de Maewo semblent parfaitement capables de suivre les deux scénarios, sans éprouver de conflit, comme d’être en même temps chrétiens et animistes. L’alternative offerte par l’un et l’autre types d’explication historique ne leur pose aucun problème, car ils considèrent parallèlement, et sans angoisse mentale particulière, ce qui semble être des interprétations s’excluant mutuellement. Y parviennent-ils en raison de la flexibilité inhérente à leur propre pensée historique traditionnelle (Dening 1991) ?
- 12 Le Programme de tradition orale (Oral Tradition Programme) des Nouvelles-Hébrides, ou Vanuatu aprè (...)
- 13 D’après Uli, seul un vieillard et une jeune fille y avaient survécu, qui furent emportés par les f (...)
- 14 La copulation de vers est une notion récurrente en Austronésie, et même à Bali, comme je l’ai déco (...)
- 15 John Carney était à Maewo en même temps que moi en 1977, et je profite de l’occasion pour remercie (...)
- 16 L’histoire fut contée en suqadaga et traduite immédiatement en bislama, selon notre procédure habi (...)
13Ainsi en arrive-t-on à la préhistoire et l’histoire de Maewo, contées en termes indigènes ; notre objectif étant de rendre aussi clairs que possible le dualisme, les dichotomies et les complémentarités qui gouvernent toute la vie à Maewo, tout en se reflétant – et en se renforçant – dans de nombreux aspects de la structure et du comportement musicaux, dans le chant, la danse et les « œuvres » des ensembles à voix multiples (Crowe 1981). Le lecteur doit aspirer à une image vivante de la manière dont la musique est enchâssée dans les événements récurrents de la vie quotidienne, et en temps voulu il ne lui sera pas difficile d’imaginer « la vie imitant l’art », tout comme l’inverse (mais je pense que les deux arrivent simultanément). L’informateur est Jeffry Uli, fils cadet de George Boe par sa seconde épouse, et représentant de Maewo au Centre culturel de Port-Vila12. Jeffry s’étant aperçu que son travail a provoqué des jalousies, notamment parmi d’autres clans, il broye du noir. Il faut savoir qu’en vertu de la préhistoire indigène, Maewo traverse actuellement un stade appelé marama rua, « renée pour la deuxième fois », ce qui veut dire que l’île émergea de l’océan et, n’étant pas peuplée, fut à nouveau submergée par l’eau ; lorsqu’elle réapparut ou fut « renée », elle était peuplée par 80 000 roux, mais ceux-ci disparurent13, et l’océan la submergea à nouveau : voilà la fin de la « première renaissance », marama tea. Lorsque Maewo réapparut pour la troisième fois (marama rua, « deuxième renaissance »), les premières pierres à émerger des flots étaient vatumalumu, sorte de pisé (valu « pierre » + mal « ombre » + umu « four »), sur lesquelles la population actuelle s’établit, probablement par « la copulation des vers » et les efforts de Tagaro14. Quant aux aspects géologiques, les chercheurs de l’Enquête géologique de Port-Vila étaient d’accord15. Voici une traduction vérifiée16 que je n’ose ni abréger ni paraphraser :
« Le 3 juillet 1977, je veux raconter l’histoire de Maewo. [Voici le commencement des moitiés d’Asu et de Liu à Maewo.] Il y a très longtemps, les hommes ne se battaient pas, ils ne se disputaient pas, ils ne se mariaient pas. Ils avaient des enfants, mais il n’y avait pas de mariage. Il y avait une femme du nom de Ngotousidam [ngoto ? + usidam « femme demandant des ignames »] qui vivait à Qurua [« lieu où les jardins sont gâtés »] avec son frère dont j’ignore le nom. Elle voulait se rendre à Qeregi [« lisière » du village] pour se procurer de l’eau de mer pour faire la cuisine, je pense. Lorsqu’elle s’approcha du rivage, elle vit deux enfants, un garçon et une fille. Elle leur dit : « Eh ! D’où venez-vous, vous deux ? » Les enfants étant timides, elle leur demanda : « Qui êtes-vous ? Etes-vous des humains ou des diables ? » Les deux répondirent : « Non, nous ne sommes pas des diables, nous sommes des humains ». « D’où venez-vous ? » Les enfants répondirent : « Non, nous nous sommes laissés porter par les flots depuis Tikopia ». Elle leur demanda : « Comment vous appelez-vous ? » « Je m’appelle Tagwegwa, répondit le garçon, et ma sœur s’appelle Rogwegwe » [ta est un préfixe masculin, ro un préfixe féminin, + gwegwa ?]. « Il vaut mieux que vous deux m’accompagniez chez moi ». « Très bien ». Ngotousidam alla chercher son eau de mer, et les deux enfants la suivirent à Qurua, où elle les installa dans sa maison et ferma la porte, cachant ainsi leurs visages pâles qui indiquaient un métissage [« attractifs aux yeux des gens à la peau plus foncée »].
Fig. 3 : Trois générations à Maewo. De gauche à droite : Jeffry Uli (fils), Michael (petit-fils) et George Boe, portant des feuilles de croton, symbole de son rang coutumier.
Photo : Peter Crowe
- 17 Ga, qui suggère un mouvement, + we, ? (ainsi gawe ?, mais peut-être le mouvement de la vigne après (...)
- 18 En Océanie, on ne trouve pas de flèches empennées, sauf à Wusi, au centre de la côte occidentale d (...)
- 19 Nakamal est le terme bislama pour na gamali, « maison des hommes ». Voir Allen (1969) pour la sign (...)
- 20 Un bébé mâle au berceau y fait son entrée grâce à un parrain qui pose sa main sur un bâton touchan (...)
14Elle nourrit les enfants jusqu’à ce qu’ils fussent grands. Puis elle les fit sortir ; son frère les aperçut et demanda : « Eh ! D’où viennent ces deux-là ? » Elle dit : « Oh ! Ils étaient à la plage lorsque j’étais allée chercher de l’eau de mer, c’est là que je les ai vus. Je leur ai demandé d’où ils venaient, et ils m’ont répondu qu’ils avaient été portés par les flots depuis Tikopia ». Le frère dit : « Oh, bien, qu’ils nous appartiennent ». Les enfants restèrent. Le frère fabriqua un arc et des flèches pour Tagwegwe, car il était maintenant son oncle (marauna, « frère de la mère »]. Il dit au garçon : « Va chercher une corde [gaweasi, nom d’une vigne]17 pour ta flèche »18. Le garçon tira sur une vigne et dénicha un cochon blanc qu’il garda et nourrit. (Et même actuellement, il est interdit aux descendants des gens de Tikopia de manger des cochons blancs ; s’ils en mangent, ils attrapent d’immenses furoncles et même des plaies). Le garçon nourrit son cochon jusqu’à ce qu’il fût devenu grand et donnât naissance à de nombreux cochonnets. Maintenant l’oncle s’adressa à Ngotou-sidam : « Si tu veux, je prends ce garçon-ci, le garçon porté ici par les flots, avec moi au nakamal [« maison des hommes »]19. Il abattra un cochon [pour obtenir le droit d’entrée] »20. C’est ainsi qu’il emmena le garçon avec lui au nakamal où il abattit un cochon et prit le nom de Salegoso [sale est un diminutif]. C’est un nom historique, car ce fut le premier homme à abattre un cochon au nakamal. C’est ainsi qu’il prit le nom de Salegoso, signifiant « celui que les flots portent au rivage ».
15Lorsque Tagwegwe arriva à l’âge adulte, il introduisit également la coutume du mariage. Il prit une femme pour vivre avec lui au bord de la mer, à un endroit nommé Laumai [« à mon bord de mer »]. Peu à peu, cette femme tomba enceinte, et il lui dit : « Toi et moi, nous sommes mariés maintenant ! Tu es d’un côté, moi je suis de l’autre [reconnaissance des différences entre dehors et dedans] ». Il avait maintenant un enfant qu’il nomma Liu [« big man »], et lui dit : « Ta lignée [moitié] s’appelle Liu. Moi, j’appartiens à la lignée d’Asu [fumée] » [Asu était le frère de l’oncle adoptif de Tagwegwe, dont j’ignore le nom, et sa sœur était Ngotousidam. Je pense que Asu était le premier-né.] « Je peux épouser ta lignée, et tu peux épouser la mienne ».
- 21 Jeffry ne voulait pas divulguer la nature de l’objet. Je soupçonne qu’il s’agissait d’une pierre c (...)
16Après quelque temps, l’enfant se rendit au nord-est de Maewo, et son père Tagwegwe le suivit. Tagwegwe trouva quelque chose21 dans un trou, qu’il utilisa pour le suqe, l’abattage de cochons. Il revint à Qurua et y procéda au suqe, que je ne saurais expliquer ; il l’a simplement fait à Qurua. Mais une chose lui manquait : une conque dans laquelle souffler, celle avec la grande voix. Ils allèrent chercher du kava qu’ils burent, et ils demandèrent partout où était la grande conque, taue, jusqu’à ce qu’on leur expliquât qu’elle se trouvait sur les hauteurs à Naregwo. Ils allèrent la chercher et l’amenèrent à Qurua, où ils soufflèrent. dedans. Ils le font toujours lors d’un suqe : le taue est la voix du suqe. Tagwegwe, cet homme qui introduisit le mariage, introduisit aussi des jalousies et des bagarres et des disputes aussi, qui n’existaient pas auparavant. Et il en voulait des choses ! Par exemple, lors du suqe, il annonça son (nouveau) nom, Tarigusa ! Tarigusa : voilà son nom maintenant [« beaucoup de noix de coco », sous-entendant qu’il se vante] ! Ils organisèrent un nouveau suqe, et il nomma son oncle Tariqali [« homme généreux »], parce qu’il avait pris soin de lui. Bientôt ils organisèrent encore un suqe, cette fois-ci pour Asu, son autre oncle, à qui ils donnèrent le nom de Tari-Asuasu [« beaucoup de fumée »].
- 22 Jeffry admit ne pas être sûr qu’il s’agissait de l’île de Tikopia que nous connaissons aujourd’hui (...)
17Cet homme, Tari-Asuasu, était un homme honorable, mais pour finir Tarigusa l’avait gâté ; il avait tout détruit et gâcha son travail. Cette manière [de se comporter] nous est restée jusqu’à ce jour. Les bonnes choses : si tu en parles, les gens de ce clan Taqarua, les gens « moitié-moitié » venus de Tikopia22, ils détruisent tout]. Ils sont venus [et je ne veux pas dire qu’il s’agisse seulement de gens venus de Tikopia], et tous ont cette manière ; elle vient de cette histoire, et cette manière se retrouve maintenant partout. S’il y a du travail à faire, qu’il faille travailler en tel endroit, nous allons travailler comme un homme. Mais si l’un des hommes dit : « Oh, je n’y vais pas, car j’ai aussi un jardin », ou s’il dit : « Je n’ai plus de nourriture », c’est encore la manière de Tagwegwe, la manière qu’il amena avec lui. Parfois, quand un homme fait du bien, cette manière veut qu’ils le critiquent. Cette chose, cette manière est mauvaise. Ils font des commérages, et parfois ils disent au sujet de notre affaire [le Programme de tradition orale du Centre culturel de Port-Vila où Jeffry Uli est le cadre] que nous sommes en train de « voler » la coutume [« les traditions »], car ils adoptent la manière de cet homme, Tagwegwe. Cette manière restera à jamais. Elle ne finira pas, car elle vient de cette histoire. Ils insultent aussi les autres, en disant : « Oh, tu n’as rien ; moi, j’ai beaucoup de choses : des noix de coco, une grande plantation, de nombreux cochons... » Et cela vient de l’histoire de cet homme, et cela est resté avec nous, chez tout un chacun et partout et en chaque île des Nouvelles-Hébrides [Vanuatu].
18Je pense que c’est tout ce que je puis dire. Mais si tu mets cette histoire dans un livre, il faut que tu fasses attention ! Car s’ils trouvent le livre, ils se fâcheront, ou quelque chose comme ça, car nous sommes sûrement des hommes qui « volent des coutumes »... !23 Mais c’est ce que je pense et, comme je l’ai dit, si tu fais un livre, prend garde ! ».
19Et nous voici en train de faire un livre, lecteurs, et je vous enjoins de prendre contact avec Jeffry Uli avant de vous défaire d’un exemplaire qui pourrait aboutir à Maewo. Mais, comme vous pouvez le constater, l’avertissement de Jeffry était aussi un défi à la publication.
20S’il est impossible de tenter ici une analyse complète de l’histoire de Jeffry Uli, bon nombre de paires d’oppositions n’en sont pas moins évidentes sans exiger d’extrapolations. Tikopia représente l’anomalie imprévue ; des maux comme la cupidité et la vanité sont engendrés. L’île de Tikopia, faudrait-il ajouter, fut (re)colonisée depuis l’ouest (ce qui parait anormal en soi) par une migration en retour de gens venus de Polynésie d’où la référence à la peau claire. Il est difficile de dire si ce détail pourrait contribuer à dater l’histoire ; Tikopia a été peuplée il y a 2900 ans, et l’infiltration polynésienne (on ne peut guère dire conquête) commença vers 1200 de notre ère (Bellwood 1983). La propriété s’individualise, grâce à Tagwegwe. L’individu en tant que catégorie morale fondamentale (voir Dumont 1983 : 263-4) surgit également, concept déconcertant qu’il s’agit de maîtriser. Comme le sous-entend Jeffry, la société doit affronter des tendances opposées, et l’opposition entre individualisme et consensus constitue un problème fondamental. Tandis que la voix officielle de n’importe quel conseil de big men, qu’il soit nommé, élu ou constitué ad hoc, déclarera sans hésiter que le consensus représente l’idéal, celui-ci n’en devient pas moins rarement une réalité. La possibilité de choix dans cette vie : voilà ce qu’il faut surveiller de près.
Fig. 4 : Diagramme de parenté.
Fig. 5 : Hommes de Maewo écoutant un enregistrement des chants de waswastabia.
Photo : Peter Crowe.
21C’est ainsi que les problèmes de la vie sociale se retrouvent dans les chants. Les conséquences du choix sont exemplifiées métaphoriquement dans des milliers de chants, dont la structure soulève une question fondamentale : pourquoi tant de reprises des vers sur les mêmes mélodies ? C’est plus qu’une question de symétrie et d’esthétique de l’équilibre.
22Nous voici au cœur de notre propos : puisque les gens de Maewo sont capables de dire l’origine des choses et le moment plus ou moins exact de leur émergence, en termes tant abstraits que concrets et à propos de choses tant abstraites que concrètes, il faut prêter attention lorsqu’ils offrent une théorie des origines de la musique. Je m’efforcerai de récapituler ce qui se passa ce jour-là.
23C’est le 2 juillet 1977, et George Boe et son fils Jeffry sont en train de préparer le premier déploiement du drapeau du Conseil local de Maewo, qui fut confectionné en Nouvelle-Zélande sur la base d’un modèle fourni par George et hérité de Tagaro, celui-ci étant surmonté de deux emblèmes claniques représentant des oiseaux, dont un martin-pêcheur (na sigoa). Plus tard, les descendants des gens de Tikopia vont se sentir offusqués par ces emblèmes, car ils se sentent aliénés de la terre par ce geste (c’est-à-dire représentés symboliquement sur le drapeau public comme étant des habitants de Maewo qui ne sont pas réellement « inscrits sur ce sol »). Le drapeau sera exhibé lors d’une fête prévue pour le 20 juin, et je demande les raisons du choix de cette date. La réponse invite à prêter attention au savoir ancestral : c’est la journée la plus courte de l’année (hémisphère sud) et au moment même où les jours redeviennent plus longs, les œuvres des hommes à travers les activités publiques du Conseil local de Maewo devraient augmenter également.
24George et moi, nous nous regardons, occupés à jauger l’affaire, car nous ne semblons pas du tout bien nous « connaître »24. George veut sortir, il est nerveux, il sait à quoi je pense. Je lui rappelle, lorsqu’il rentre, que je voudrais en savoir plus sur une remarque fortuite prononcée le matin même à propos de l’origine du chant et de la danse. C’est sans doute cela qui l’agite ? Il propose d’attendre le retour de Jeffry, et nous passons un moment tendu, n’étant pas très confortables l’un en compagnie de l’autre. Lorsque Jeffry arrive, les deux se réunissent en petit comité, et l’information qui suit arrive parfois par bribes, comme avec l’idée de céder à un étranger un matériau extrêmement précieux dont ils espèrent qu’il sera traité avec soin.
25Suit une discussion sur le kava de la soirée. Il faut marquer rituellement quelque chose ; est-ce l’affaire qui nous concerne, la question profonde qui a été posée, qu’il faut noter ? (En écrivant ce texte, je consulte la transcription de la conversation enregistrée, déjà pleine d’hésitations). Jeffry se lance dans l’explication de l’origine en disant qu’« au commencement » les hommes savaient parler mais n’avaient pas faim, ils ignoraient la famine et le besoin de trouver de la nourriture, mais ils mangeaient quand-même (parce que la nourriture était simplement là) et ils faisaient des enfants. Ils faisaient simplement des choses avec les enfants qu’ils avaient, et à ce moment commença la musique. « La, la-la-la », c’est tout.
26Je fais semblant de ne comprendre qu’à moitié. C’est l’indication pour George de nous mettre au courant : il fera une démonstration. Il demande s’il peut commencer, comme il jette un coup d’œil sur l’enregistreur. (Quant à moi, je pense qu’il veut être sûr que sa démonstration soit enregistrée convenablement).
27Au commencement, dit George Boe, les mères qui allaitaient devaient faire face aux bébés qui pleuraient (énonçant suqadaga ; voir supra), qu’elles calmaient en faisant ah-ah-ah-ah, chanté en tierces mineures oscillantes ; ensuite elles y ajoutèrent des pas, allant et venant en anapeste : dit, dit, daa.../dit, dit, daa ; enfin, elles créèrent des mélodies sur les voyelles ouvertes.
28Puis George dit : « Je sais chanter quelque chose qui fonctionne comme la base du chant mais n’en est pas un ». Il se lève pour faire la démonstration : il commence par un « sh-sh-sh : shsh.../sh-sh-sh : shsh.../ », tandis qu’il exécute des pas en anapeste et berce un enfant imaginaire dans ses bras qu’il lève et baisse sur le même rythme que ses pas (Exemple no. 2), c’est-à-dire que chaque pas est marqué par une bref balancement des bras tenant le bébé imaginaire, ce balancement étant considère comme un kinème ou unité minimale d’une action (voir Kaeppler 1971 et, avant elle, Pike 1967). Bien que cette explication verbale soit plutôt longue, la démonstration serait comprise immédiatement par de nombreux lecteurs qui y verraient clairement un lieu commun dans les soins prodigués aux enfants. La notation musicale pourrait maintenant être plus percutante que les mots :
Exemple 2 : Premiers pas de « danse », chaque mesure correspondant à un anapeste.
29George poursuit en disant que la chose suivante faite par les mères qui allaitaient était un mouvement balançant semblable, un peu étendu, comme suit :
Exemple 3 : Premières vocalisations sur tierces mineures sur quatre (ou cinq) pas anticipant (comme « levé ») un anapeste dans chaque mesure.
30Cette transcription montre qu’il y a une vocalisation d’une tierce mineure oscillante sur une voyelle /a/, avec les croches liées marquant chaque kinème ; qu’il y a une extension de la longueur de la-phrase et même une irrégularité dans la longueur des phrases (on voit quatre-cinq-quatre-cinq avant l’arrêt précédant un changement de sens marquant la fin de chaque anapeste prolongé) ; mais on a aussi l’idée qu’il fait considérer celles-ci, du point de vue émique, comme étant identiques dans cette démonstration improvisée au sujet de laquelle je tiens à rappeler qu’elle contient une « vérité » en tant que « sentiment ethnographique allant de pair avec l’environnement et les circonstances (au sens de « savoir ») ».
31George déclare maintenant que la chose suivante à surgir était la mélodie : il en chante deux spécimens que nous enregistrons à plusieurs reprises chacun. Ces mélodies sont chantées avec une certaine conviction, en dépit d’un faux début dans la première interprétation de l’exemple no. 4. (Une comparaison faite plus tard entre les diverses versions confirma que les mélodies furent chantées, du point de vue émiques, avec des variations minimes). Ainsi, les deux exemples suivants sont ce que George a à offrir au sujet des « premières mélodies » qui furent chantées à Maewo, dont le statut de « premières » sera discuté dans la section suivante. Aucune action n’est démontrée ici, et les mélodies qui suivent sont interprétées dans un position accroupie et détendue :
Exemples 4 et 5 : « Premières mélodies » de Maewo (forme turimarani).
- 25 Pour les sceptiques, je dispose de longs enregistrements de discussions de ce type. En employant p (...)
32Il importe d’insister sur le fait que l’occasion que nous venons de décrire était une explication et une démonstration improvisées de théories auxquelles il avait été fait allusion auparavant, et que la présentation que j’en ai faite traduit une version abrégée d’un enregistrement originel de vingt-cinq minutes. Il faut être catégorique : il ne s’agit en aucun cas du produit d’une question dirigée. La théorie fut avancée dans le contexte de nombreuses autres explications des origines, librement données. Je devrais également indiquer que le « gambit de la question dirigée » fut en effet utilisé comme stratagème de discussion par chacun d’entre nous. Cela peut surprendre certains puristes, mais chacun de nous y voyait quelque utilité en vue d’avancer de temps à autre ses propres spéculations, confiant d’être corrigé lorsqu’il se trompait. Nous apprécions la méthode des estocades dans la discussion, car elle l’animait et lui donnait de la couleur25. Je n’en suis pas moins convaincu que cette méthode risque d’être dangereuse lorsqu’elle amène quelqu’un à dire ce que son interlocuteur veut entendre, et sans qu’il y ait le moindre rapport concret entre les participants. Je devrais dire qu’en réalité nous avions adopté pour nos entretiens le style typique de Maewo, un style proprement amical.
Fig. 6 : Enfants de Maewo improvisant des chants en anapeste.
Photo : Peter Crowe
33Il faut également noter que ces événements proto-musicaux, y compris les « premières mélodies », impliquent un bébé en train d’être allaité par sa mère, bébé qui ne sait pas encore parler, si ce n’est le suqadaga, dans une société où les enfants ne sont habituellement pas sevrés avant l’âge de quatre ans. On pourrait mesurer cette situation aux théories générales sur le développement de la compétence linguistique, qui mettent l’accent sur la signification cruciale de l’acculturation des enfants par les femmes. On pourrait considérer les premières années de vie de n’importe quel enfant comme l’extension d’une maturation proche de celle acquise dans l’utérus : socialement, physiquement, linguistiquement et, ce qui en est sans doute une conséquence logique, musicalement.
34D’autre part, il est important de remarquer la relative simplicité des éléments musicaux dans les exemples 2 et 3, par comparaison avec le caractère extensible des exemples 4 et 5. Dans l’exemple 2, le rythme se fonde sur un anapeste strict ; dans l’exemple 3, la longueur de la levée ou de la portion anticipatoire de l’anapeste est doublée ou davantage. Cela semble indiquer l’extensibilité du matériel dans le cadre de la formule rythmique en vue d’une proto-phrase, qu’il ne faut cependant pas confondre avec de simples répétitions « exactes ». Je pense qu’il y a l’idée que l’extensibilité devient ici une sorte de « développement » – bien que le fait d’opter pour de « simples » répétitions est en lui-même à l’origine d’une conception formelle de la création, peut-être du formalisme en tant que concept. J ai tenté de démontrer ailleurs dans une étude de l’efflorescence du chant à Maewo (Crowe 1991) que le principe de l’extensibilité et celui de la répétition exacte d’unités ou d’éléments musicaux sont susceptibles de contraster et de coexister à la fois, sans que leurs créateurs n’en conçoivent l’exclusion mutuelle.
35A partir de là, il faut relever une progression apparente de sons vocalisé, mais sans ton à des tierces mineures vocalisées nettement définies, le tout assorti d’un changement ou d’une extension rythmique. Ces traits, soit la hauteur de son et le rythme, pourraient suggérer l’idée d’une sorte d’évolution.
36Pas de chance ! Les exemples 4 et 5 font état du passage direct à ce qui paraît être des mélodies à part entière, ce qui est le cas, en effet. Aucune explication n’est avancée montrant pourquoi les deux notes chantées deviennent trois, puis quatre, puis cinq... Une croissance ordonnée d’intervalles simples semble inexistante. Que s’est-il passé ? Serait-ce une naissance miraculeuse ?
37Je pense qu’il est temps de renoncer aux analogies biologiques pour expliquer les produits de l’esprit humain. L’histoire de la musique ou, mieux, de la musicologie, a été hantée par des modèles évolutionnistes inadaptés (Crowe 1981).
38Arrêtons-nous brièvement, pour conclure, sur les citations utilisées pour les « premières mélodies ». Bien que George Boe sous-entendît que ces spécimens étaient de vrais originaux, je pense que pour me convaincre, il aurait pu vocaliser n’importe quelle autre mélodie d’un chant qu’il connaissait (et il affirme connaître mille chants des répertoires enfantin, masculin, féminin et commun). Je ne suis pas sûr, en effet, qu’il s’agisse des mélodies exactes vocalisées pour la première fois à Maewo par les femmes qui allaitaient. Je pense que Boe prit quelques libertés, en me présentant simplement deux mélodies du genre dont il croit qu’elles auraient pu être créées il y a longtemps, dans les premiers temps du marama rua. Est-ce que cela infirme son histoire ? Je ne crois pas. Boe accomplit une sorte de démonstration mathématique. Il montra qu’après a, b... il aurait pu y avoir plusieurs m ; ces m, ce sont les mélodies, voilà tout. Je suis incapable de mettre en cause la maîtrise que Boe affirme sur la signification sous-jacente à ses métaphores, de même que ses facultés de pensée abstraite.
Fig. 7 : Danseurs maewo portant les masques du culte de Qat Baruqu.
Photo : Peter Crowe
- 26 A propos de « patriel » (patrial en anglais), il faut préciser que ce terme fut créé par les Servi (...)
39Nous avons vu plus haut que Boe introduisait sa démonstration en remarquant qu’il savait chanter quelque chose, mais qu’il ne s’agissait pas d’un chant. Il précisa plus tard que le vrai chant n’émergea que lorsqu’on ajouta des paroles à la musique, et que l’idée d’assortir des paroles à la mélodie, d’invention féminine, vint des hommes. Les hommes semblent avoir réalisé que les mères qui allaitent avaient fait une jolie invention – une invention chargée d’un pouvoir latent, car elle modifia le comportement des hommes (des petits enfants), spécialement lorsqu’ils étaient troublés. Les hommes rajoutèrent de la culture à la nature, en assortissant les mélodies de paroles.
- 27 Grace Mera, une femme d’Ambae ayant reçue de la littérature féministe d’Australie en 1974, me dema (...)
40La revendication masculine de l’invention du chant me semble faire partie d’une revendication plus globale exprimée par la gent masculine en Mélanésie en vue d’exercer ouvertement l’autorité et d’occuper le devant de la scène dans les prises de décision relatives au contrôle et à l’ordre sociaux ; revendication ayant pour contrepartie l’idée, généralement mal comprise, d’une sorte de despotisme27. En fait, les chants et les danses à Maewo sont à la fois masculins (patriels) et féminins (matriels), car ils procèdent de la créativité tant des hommes que des femmes ; et ce dualisme leur est inhérent (Douglas 1982 ; Hanson 1982). Peut-être faudrait-il vraiment considérer comme une astuce masculine, en Mélanésie insulaire, la quête d’autorité sur la base d’une conversion de mélodies en chants (chansons avec paroles) dotés de caractères et de fonctions plus ou moins fixes, et la réduction d’une « variabilité infinie » en forme libre d’énoncés possibles en prose à formes fixées au moyen d’une formalisation (des textes spécifiques allant avec des mélodies spécifiques) (voir notamment Bloch 1974) ; or l’invention de formes précises d’énoncés (y compris les chants, dont les berceuses) : voilà l’expérience que fait chaque enfant quand il songe à ce que sa mère lui a appris, et à la manière dont elle l’a fait. C’est le pouvoir du chant qu’il faut rappeler ici.
41Le chant en tant qu’outil est une création bisexuée répondant à la manière dont les êtres humains perçoivent, adaptent et manipulent leur environnement ; il est une création renouvelable (bien qu’elle se modifie avec le temps), dont le pouvoir est analogue, et parfois même supérieur, à celui du langage parlé.
42Le chant peut s’approprier le pouvoir du langage et en amplifier, atténuer, modifier et rehausser le sens – mais il véhicule aussi ses propres significations musicales, par le fait de son propre caractère. L’affect de la mélodie fournit les indices permettant de reconnaître les origines d’une mélodie ; n’importe quelle définition d’un style musical est incomplète si elle n’inclut pas sa localisation géographique. La reconnaissance d’un chant de Maewo, romance sans paroles, (ou même chant sans paroles intelligibles, provenant de dialectes anciens et oubliés) est possible en raison de la formule du véhicule matriel, c’est-à-dire de sa mélodie, de ses caractères mélodiques en tant que tels.
43Un thème m’a guidé dans la rédaction de cet article, à savoir que l’humanité s’est distinguée par sa capacité de modifier et d’adapter n’importe quel environnement psycho-physique au moyen de ses artefacts mentaux, y compris la musique et la danse. Les modèles de l’humanité qui survalorisent les impératifs économiques et matériels n’accordent pas, à mon sens, une valeur explicative suffisante à l’histoire ; et en fin de compte, ils me paraissent aussi foncièrement pessimistes.
44J’espère avoir suivi la voie de Schneider en écrivant dans un certain esprit d’audace, en avançant des généralités sur l’être humain faiseur de musique. Je me demande néanmoins s’il croyait personnellement que la musique et la danse ne reflètent pas nécessairement des événements naturels, mais sont même susceptibles de contribuer à les façonner. Peut-être Schneider le pensait-il. Or sa citation d’une théorie de type « pyramide inversée » du développement des civilisations (1957 : 12) m’amène à me poser des questions. La musique, le chant et la danse attaquent l’environnement autant qu’ils manifestent une réaction à des événements inéluctables. La musique est bel et bien un outil ; il est possible qu’elle ait fait partie de l’outillage humain élémentaire.
45Je pense qu’il faut rejeter une fois pour toutes les théories intermédiaires qui veulent que les « arts » n’aient émergé et « évolué » que lorsque les êtres humains avaient le temps de s’adonner à des « loisirs » interrompant la quête de nourriture et d’abri. Il reste à élaborer un modèle synergétique de l’humanité élémentaire, de l’homme à la fois faiseur de musique et acteur économique ; et j’espère qu’à ce moment-là, la référence au chant à Maewo aura été une petite cale heuristique.