Solem vero sub nomine Attinis ornant fistula et virga ; fistula ordi-nem spiritus inaequalis ostendit, quia venti, in quibus nulla aequalitas est, propriam sumunt de sole substantiam ; virga potestatem solis asserit qui cuncta moderatur.
« Au soleil, sous le nom d’Attis, ils donnent comme attribut une flûte et une baguette. La flûte comporte une série de souffles inégaux, parce que les vents, qui ne possèdent aucune régularité, empruntent au soleil leur substance propre ; quant à la baguette, elle symbolise la puissance du soleil, par lequel tout est dirigé... »
Macrobe, Saturnales, Livre I, 21 : 219.
1Quand on évoque la musique rituelle chinoise, on se reporte à tout un ensemble de notions plus ou moins hermétiques qui la confinent dans un inconnu lointain peu compatible, semble-t-il, avec l’ethnomusicologie occidentale qui tend à s’exercer à partir de matériaux tangibles, analysables, se prêtant à une approche définie et susceptibles de se plier à une forme de pensée précise. Maints aspects de la musique chinoise peuvent faire l’objet de telles analyses et ainsi se conformer au point de vue scientifique occidental ; mais celui-ci est difficilement applicable aux notions de rite qui soustendent une telle musique. Encore faut-il faire concorder l’idée de rituel en rapport avec cette musique et ce que ce terme implique au plan de la sémantique et de l’idéologie occidentales ; il faut donc tenter de se rallier à des dénominations communes et adhérer à une structure d’ensemble sous l’intitulé de la musique rituelle. Le problème est de savoir si la musique chinoise peut se plier à une telle démonstration, étant donné qu’elle fait partie d’un ensemble spécifique, achevé, porteur d’une civilisation millénaire dont il est peu envisageable de l’extraire. Il semblerait a priori plus adéquat de partir d’un modèle aussi accompli afin qu’il alimente de son exemple une approche globale du sujet.
2Divers aspects du rite sont à envisager au sein de la pensée chinoise. D’une façon générale, grâce au rite, chaque individu trouve sa place dans la société, il est un rouage de la machine sociale : c’est au cours des rites, suivant la place qu’il occupe, que l’individu exprime son identité. De cette façon, chacun s’en tient à son rang social et à sa situation dans la parenté ; les gestes qu’il accomplit lors du culte rendu aux ancêtres, par exemple, sont révélateurs de ses attributions sociales : c’est l’aspect « communautariste » (Vandermeersch 1986 : 53) du rite qui prend là du relief, où les intentions individuelles sont préorientées et sur lequel repose l’ensemble de la société. De la même façon, le rituel se définit par sa fonction de concrétisation du maintien social et familial, sa forme étant une projection vers l’extérieur de ses structures internes. En adoptant un comportement rituel, l’homme ordinaire tend à se dépasser ; se dominant, il prend un autre corps (ti) et devient un « homme parfait » (chengren), chez qui la personne sociale et la personne individuelle sont en cohésion. Le rite doit donc se concevoir comme étant d’ordre à la fois social, moral et cosmique.
Les mots impliquant l’idée de rite, li
ou lijie
peuvent s’analyser de la façon suivante : l’élément shi
qui est la clé de li
, désigne des « influences venant d’en-haut, signes de bon ou de mauvais augure par lesquels le ciel instruit les hommes » ; la partie supérieure de cette clé
, ancienne forme de
, shang, « haut, supérieur », ici « ciel » ;
figure « ce qui pend du ciel : le soleil, la lune, les étoiles, dont les mutations révèlent aux hommes les choses transcendantes » ; c’est le radical des « choses transcendantes » et, pris isolément dans son sens actuel, il signifie « montrer, instruire ». La deuxième partie du caractère li
se compose de
et
;
qu figure
« rameaux, prospérité, abondance, fortune »
étant « un récipient dans lequel est piqué un bouquet de rameaux ».
feng peut s’écrire de diverses façons
,
ou
,et signifie également « prospérité, abondance », figurant une « aire au moment de la moisson, avec des monticules de grain, des bottes et gerbes dressées » ; symbole d’abondance,
est devenu
« multitude, montagnes de grain ».
La définition de ces quelques éléments, lisibles globalement en un seul caractère, révèle dès l’abord tout ce qu’implique la notion de rite dans une société à vocation essentiellement agricole, où le rythme de la vie sociale prend pour repères les changements de saisons et cherche à s’imbriquer dans les mouvements du cosmos ; on trouve également présente la notion d’offrande, où ce qui est offert suggère ce que l’on espère recevoir, à savoir abondance de céréales ; telle la graine
qui contient la promesse de la bonne récolte.
Quant à jie
il s’adjoint à li dans la langue moderne, plutôt dissyllabique, apportant au sens si concis, mais également peu précis de « rituel », un surplus de concepts et d’images révélatrices : ainsi parmi les très nombreux sens de jie, retenons ici « section, nœud, jointure, division du temps, arrêt, mesure, fête, vacance » ; ce caractère peut aussi désigner un emblème rituel fait de nœuds en plumes enfilés sur une queue de bovidé (Fig. 1) qui a sa place avec les instruments de musique lors des cérémonies. C’est aussi un idiophone que l’on frappe pour battre la mesure. (ZDZ, XXV, 74)
3On attribue à Fu Xi, l’un des Trois Augustes San Huang, l’invention des trigrammes, et d’un système de notation à partir de cordes nouées, ainsi que celles des filets et rets pour la chasse et la pêche et d’une cithare à trente-cinq cordes. Le nœud, qui est à la base de chacune de ces inventions, se conçoit comme une ponctuation, une emprise sur la continuité de l’espace/temps – ces deux notions n’en sont qu’une seule dans la pensée chinoise –, une forme de domestication de la nature : de même que le temps peut être divisé, l’espace peut être arpenté. L’image du nœud de bambou suggère la fixation dans un état déterminé, et le fait d’être jalonnés sur une corde – ou sur un lien – permet à ces nœuds une succession marquant des états hiérarchisés qui sont des concentrations, des agrégats susceptibles de subir des ajouts perpétuels ; ils peuvent aussi s’échelonner à l’infini, sans être pour autant dissociés de leur principe. Il ne s’agit pas de les dénombrer, mais de les accumuler : c’est ainsi que se conçoit la théorie musicale qui prétend moins à l’exactitude d’une technique qu’à son illustration par un jeu de symboles liés à une image idéale du monde. Par une série d’emblèmes, tels ceux que Fu Xi a inventés, on arrive à un savoir total, qu’il soit linéaire, comme les nœuds du bambou ou ceux qui prennent pour axe la queue de bovidé, ou qu’ils s’échelonnent sur un cercle : dans les deux cas c’est l’espace/temps qui est représenté.
Fig. 1 : Jie, symbole de la division du temps fait de nœuds de plumes enfilés sur une queue de bovidé.

Fig. 2 : Yu, plume rituelle.

Le caractère jie lui-même se compose de la clé des bambous
suggérant les nœuds qui ponctuent le bambou à intervalles réguliers, et de l’élément phonétique
. Les symboles liés a ce que suggère ce bambou rituel sont multiples et on ne peut réduire en une terminologie concrète chaque image à un seul plan de référence ; néanmoins, afin de tenter de cerner les éléments qui, en l’occurrence, se rattachent à la musique rituelle, on retiendra ici l’idée de rythme, de cycle, de fête, en même temps que l’emblème cité ci-dessus (Fig. 1) qui, à lui seul, rassemble un grand nombre de connotations : ces nœuds – jalonnement, échelons menant d’un état à un autre, tissage du cosmos en un liage magique –, sont au nombre de neuf, comme les Neuf Cieux peut-être, mais plus particulièrement comme les Neuf Chants jiuge (Zuozhuan, III, 327). Accompagnés de danse et de musique, ceux-ci passent en revue toutes les activités de l’année en un quadrillage du temps qui se superpose à un quadrillage de l’espace figurant les huit orients auxquels s’ajoute le centre et qui composent les neuf compartiments du carré magique. Nous verrons plus loin que la circumambulation du Fils du Ciel dans le mingtang ou Salle Lumineuse, se superpose aussi avec le mouvement évolutif yin/yang qui compose le taiji. Pour en revenir à l’image du jie, soulignons aussi le fait que ces neuf nœuds sont faits de plumes ; or, le mot « plume » qui se prononce yu et s’écrit
est homophone de
qui signifie « pluie » (Fig. 2) Ces jeux de mots sont extrêmement courants dans la langue chinoise qui est relativement pauvre phonétiquement. De nombreux caractères et des sens plus nombreux encore peuvent se prêter à chaque phonème, au même ton ou pas ; de plus, il faut considérer que certains mots, en étant prononcés ou tracés directement, perdent leur valeur magique (Soymié 1990 : 3), puis, l’usage qui consiste à employer une image pour une autre perdure et on se trouve devant une forme de sémantique globalisante, elle-même à l’image de toute la pensée chinoise (Granet 1968 : 40). De ces plumes formant des nœuds, il faudrait retenir le vœu pour la pluie tombant au moment opportun, déterminante pour les différentes phases d’activités liées à la terre.
4Autre élément important de ce jie, la queue de bœuf sur laquelle, nous l’avons vu, sont enfilés ces nœuds. Le bœuf, buffle ou taureau se trouve toujours lié à la terre et à son symbolisme ; comme elle, il est yin et associé au froid que l’on expulse au printemps en vue de favoriser le renouveau de la nature ; il est une entité habitant sous la terre et conditionnant par son calme le bon déroulement de la vie agricole : qu’il remue et des calamités s’ensuivent – tremblements de terre, inondations, famine, etc. ; on le dénomme souvent diniu « bœuf de la terre » ; considéré comme un compagnon indispensable à l’homme, il est son égal et se voit traité avec respect et, plus souvent, comme un être sacré : n’est-ce pas lui qui, guidé par le Fils du Ciel, trace le sillon primordial au premier mois de l’année, deflorant la terre à l’apogée du yin pour qu’elle soit fécondée par la pluie du ciel ? La mythologie rapporte aussi la joute entre Huangdi, l’Empereur Jaune – le jaune étant la couleur attribuée au centre – et un monstre cornu, joute au cours de laquelle il inventa un tambour de guerre : « Dans la mer orientale... il y a un animal appelé Kui, il est semblable à un bœuf, tout bleu, sans cornes et il n’a qu’une patte. Quand il rentre et sort, il y a toujours du vent et de la pluie... ses mugissements ressemblent au fracas du tonnerre. Huangdi ayant pu s’emparer de lui, se fit de sa peau un tambour sur lequel il tapait avec les os de la Bête du Tonnerre ; le bruit s’en entendait à cinq cent li de distance et imposait le respect à tout l’Empire » (Shanhaijing, XIV). Ce Kui est aussi le spécialiste du chant et de la danse à la cour de l’Empereur Shun. Rappelons que l’Empereur mythique patron de l’agriculture, Shen Nong, également appelé « le Divin Laboureur », a une tête de bœuf (Kaltenmark 1975 : 25). Notons encore que l’une des plus célèbres légendes chinoises, celle du Bouvier et de la Tisserande, reprend le thème d’un bœuf divin et celui des nœuds d’un tissage cosmique, les deux protagonistes étant transformés en constellations situées de part et d’autre de la Voie Lactée Tianhe « Le Fleuve Céleste ». Ce thème du bœuf associé à la pluie ou à l’eau en général se retrouve dans maintes représentations sculptées ou peintes, mais touche également au domaine de la danse, indissociable du concept de musique. Le chapitre musical du Livre des Rites indique que «... lorsque des sons s’agencent en musique avec boucliers, haches de guerre, plumes et queues de bovidés, cela s’appelle musique » (Yueji, I).
Dans les inscriptions divinatoires incisées sur les carapaces de tortue qui constituent la plus ancienne trace de l’écriture chinoise, appelée jiaguwen, le caractère
« danse » s’écrit
: ce dessin est interprété comme représentant une personne agitant de ses deux mains une queue de bœuf. Le Rituel des Zhou signale une Danse de la Bannière ornée de queues de bœufs que l’on exécutait effectivement en tenant des queues de bœuf, ainsi qu’une Danse des Plumes pendant laquelle on agitait des plumes dans les quatre directions.
5Un bassin de terre cuite présentant un motif de danseurs datant de l’époque néolithique a été retrouvé dans le district de Datong (Qinghai) : on peut y observer trois groupes de cinq danseurs se tenant par la main, portant une coiffure de plumes ; ils représentent probablement des animaux et illustrent bien les groupes de danseurs en cercle qu’évoquent les anciens poèmes. Un autre vase datant des Royaumes Combattants montre des scènes de chasse sur son registre supérieur, tandis que sur le registre inférieur sont alignés en un seul rang des danseurs travestis en oiseaux, portant des plumes et une longue queue.
6D’autre part, un tambour de bronze mis au jour à Shizhaishan, dans le district de Jinning, au Yunnan, porte un décor de danseurs coiffés de plumes et munis de boucliers (Fig. 3).
7La danse primitive avait diverses sources d’inspiration et de motivation, et ces démonstrations, désignées dans les textes anciens sous le terme générique de « musiques », sont restées à travers les siècles les références incontournables parmi lesquelles les poètes puisaient leurs allusions. Les danses imitant le comportement des animaux comptent sans doute parmi les plus anciennes : elles faisaient partie d’un rituel de chasse qui se déroulait comme une sorte de mystère où les hommes, élargissant leur conscience, se plaçaient au confluent des formes animales et de la forme humaine afin d’entrer en communication avec la puissance de la terre d’où les animaux sont issus. La forme visible de l’homme s’effaçait alors pour affirmer son lien avec l’animalité. Il s’agissait ou bien de se préparer à la chasse, ou bien de fêter des retours de chasse fructueux : la gestuelle évoquait les différentes techniques de chasse et les sons, imitant les cris des animaux, passaient en revue toutes les espèces connues. Des titres d’œuvres musicales telles que « Cent animaux dansent au son des pierres », « Les oiseaux et les quadrupèdes bondissent » ou « Le phénix rend hommage » témoignent de leur contenu et de leur rôle. Quant aux instruments utilisés, on peut penser que parmi les plus primitifs figuraient des flûtes gushao faites de fémurs de quadrupèdes ou d’os d’échassiers tels que ceux qu’ont révélés les fouilles archéologiques (Hu Yanjiu 1957 : 25), des flûtes de pierre polycalames paixiao (ibid. : 50), des tambours d’argile, des phonolithes (ibid. : 32), des flûtes globulaires taoxun de formes diverses (ibid. : 26-29, 31, 33, 34), des cloches de terre cuite taozhong (ibid. : 30).
8La tradition de ces musiques où sont mimés les mouvements des animaux est restée ininterrompue en Chine depuis la plus haute antiquité ; les diverses ethnies qui composent le monde chinois en possèdent toutes un important répertoire ; d’autre part, la terminologie chorégraphique, et aussi celle des arts martiaux qui en est très proche, se réfèrent constamment à des attitudes d’animaux (Fig. 4).
9Parmi les nombreuses autres musiques citées dans les textes anciens (Lu Buwei, 230 av. J. C., LCQ), celle de Getian présente des caractéristiques particulièrement intéressantes : Getian désigne le nom d’un clan et la forme de cette danse consiste en ce que trois personnes, tenant à la main une queue de bœuf exécutent un pas de danse en chantant les huit sections d’un chant ; ces sections sont « Hommage à l’humanité » Zai min – c’est un chant qui glorifie tous les peuples de la terre ; « L’oiseau sombre » Xuanniao – il s’agit de l’animal emblématique de ce clan, qui peut être interprété comme étant l’hirondelle ou, plus vraisemblablement, la grue ; « Comme les plantes et les arbres » Sui caomu est un vœu pour la luxuriance de la nature ; « Pour l’abondance des cinq céréales » Fen wugu forme un souhait de bonne récolte ; « Respect envers la constance du Ciel » Jin tianchang manifeste l’allégeance humaine au Ciel ; « Atteindre la vertu divine » Da digong réclame la bénédiction divine ; Yi dide remercie la Terre pour ses bienfaits ; « Que toujours oiseaux et quadrupèdes prolifèrent » Zong qinshou zhi ji : il s’agit là de souhaiter que, grâce aux animaux, vêtements et nourriture ne manquent pas. Ce chant dépeint les coutumes et aspirations d’un groupe social au début de l’agriculture sédentaire, et il est intéressant de savoir que ce chant rituel a encore aujourd’hui sa fonction dans la tradition locale de la province du Hebei, ce qui tendrait à démontrer la pérennité et la force de la structure originelle de tels rituels.
10Citons quelques autres musiques célébrées par les textes anciens, comme la « musique de Yinkang » (LCQ, Guyuepian) inventée afin que la population soit apte à lutter contre les méfaits naturels, en particulier le froid, et les mouvements de cette danse qui donnèrent naissance à l’art martial wushu, conçu comme une technique de combat et un moyen de défense contre les mauvaises influences. D’autre part, des danses guerrières, avec boucliers et haches, remettaient en scène des batailles fameuses, au cours desquelles les souverains mythiques s’étaient distingués, leurs faits et gestes servant en quelque sorte de modèles de stratégie militaire.
Les exploits de ces démiurges consistaient souvent en victoires sur des monstres ou entités résidant dans différentes régions du territoire. Ainsi Huangdi se battit contre le bœuf Kui dans la mer orientale, chevaucha un dragon au bas du mont Jing et réapparut comme un soleil après son apothéose ; l’empereur Shun, dont le frère était d’ailleurs un éléphant, triompha de ses épreuves par « l’art de l’oiseau » pour échapper au feu, et par « l’art du dragon » pour sortir de terre, puis il fit dépecer Yu sur le Mont des Plumes (le nom de Yu
se prononce de la même façon que yu
qui signifie « plume ») et il se transforma alors en un animal jaune dont on ne sait pas très bien s’il s’agit d’un ours ou d’une tortue. L’empereur Yu (homophone et de « plume » et de « pluie ») est célèbre pour avoir endigué le déluge et aménagé le monde, après l’avoir arpenté ; il dut ensuite tuer le dieu du vent Fangfeng qui avait une tête de dragon et un seul œil ; Yu est également vénéré comme dieu du Sol en association avec Ji, le dieu des Moissons. Parmi les nombreuses musiques anciennes liées à des rituels, celle de Xianchi s’adressait à une constellation qui était sensée protéger les cinq céréales ; celle de Yunmen, La Porte des Nuages, célébrait les nuages et avait le nuage comme emblème clanique (Zuozhuan, année 17 de Shaogong) ; quant au Shao, c’est une série de danses célébrant la victoire de Yu sur les eaux où chaque clan exécute sa propre danse en son honneur. Il est dit qu’à la neuvième et dernière de ces danses, le phénix se mettait a danser, suivi de tous les autres animaux : la communication entre les diverses formes de vie sous le ciel s’établissait donc grâce à l’harmonie des gestes et des sons. La musique Shao correspond à celle des Neuf Chants mentionnés plus haut ; elle s’est rendue célèbre dans la littérature pour avoir coupé l’appétit de Confucius pendant trois mois tant son émotion avait été grande en l’entendant (Lunyu, Shuer).
Fig. 3 : Détail d’un motif sur un tambour de bronze découvert au Yunnan. Han de l’Ouest.

Fig. 4 : Danse mimant les mouvements de la grue.

11Lorsque les textes signalent que Huangdi apprivoisa un certain nombre d’animaux et les dispersa, il faut comprendre que ces animaux étaient les emblèmes des clans contre lesquels il avait eu à lutter. Ailleurs, il est dit que divers clans empruntèrent des noms d’oiseaux comme phénix, hirondelle, oiseau rouge, etc. La vertu spécifique de chaque clan s’exprimait donc par une danse chantée à motif animal, végétal, stellaire, etc., conforme à cette communauté, et c’est par le truchement de cette musique emblématique que le groupe communiquait rituellement avec les forces du ciel et de la terre. Cette communication était personnifiée par un chamane, apte à canaliser et interpréter les phénomènes naturels comme autant de manifestations divines.
Certaines interprétations de l’idéogramme exprimant l’idée de « danse » que nous avons évoqué plus haut veulent que le caractère désignant le chamane
. en soit un dérivé ; les deux mots se prononcent wu et
aurait donc donné
, puis
,
,
,
pour aboutir à
,
. Les cinq notes figuraient les quatre orients et le centre : la note gong était au centre (Huainanzi, 4 : 8a), tenant lieu de chef, les autres étant réparties autour de l’espace destiné à la danse, selon des dénominations qui peuvent évoquer les instruments ou emblèmes se trouvant à ces emplacements ; ainsi, gong figurant le palais central, shang serait le « ministre » xiang, iao « corne » pourrait correspondre à un portique orné de cornes, yu un montant ou une bannière comportant des plumes, et zhi associé à une cloche ou un tambour, selon l’idée d’appel et de réponse (Robinson 1962 : 159) : ces notes ou timbres ne s’énonçaient donc pas forcément dans l’ordre qu’on leur donne par référence à l’idée occidentale d’une échelle dont on monte où on descend les degrés, mais d’une façon spatiale d’après la disposition de ces objets symboliques fermant l’aire sacrée de la danse.
12Dès les temps les plus anciens, les vents avaient été nommés et orientés. D’abord au nombre de quatre, puis de huit, à partir des derniers siècles avant notre ère ; à ces dénominations cardinales avaient été adjointes d’autres caractéristiques à savoir les notes de musique, les matériaux servant à la lutherie, les éléments, les couleurs, les saisons, les animaux, les saveurs, les viscères, etc. Ces associations avaient une importance primordiale pendant les rites car tous les éléments de la liturgie devaient s’y conformer. Toutes les croyances et tous les faits historiques des siècles passés avaient abouti à une représentation du monde qui, tel un mandala, valait le monde. Au centre de la terre, carrée, était l’autel du dieu du Sol impérial, appelé « Salle Lumineuse » mingtang, constitué de terres des couleurs des différents orients. Là, le Fils du Ciel, revêtu des couleurs et attributs propres à chaque direction, invoquait la Bête emblématique correspondante, faisant résonner la note en accord avec chaque vent et, parcourant l’espace de ce palais, suivait la course du soleil dans le ciel et donnait le signal pour toute activité : tel un chef d’orchestre, placé au centre des neuf compartiments figurant le carré magique, il battait la mesure du temps. Pilier du monde, il canalisait les influx célestes, les redistribuait à la terre et, grâce à son action de médiateur universel, faisait régner l’harmonie. Le Yueling, compilé vers 237 avant J. C., est le calendrier réglant pas à pas la vie sociale au cours de l’année à travers les rites nécessaires à l’harmonie des cycles célestes avec ceux de l’existence terrestre.
13La préoccupation principale de cette ordonnance du monde est de bien gouverner, puisqu’on détient les dénominations, donc l’essence, de toutes les choses : le fait de disposer un emblème – représentation d’une entité, d’un groupe social-, de produire un son – évocation vibrante d’une puissance – suffit à faire régner l’ordre (ou le désordre, si la « vertu », du souverain est défaillante). Pour créer ce microcosme, cet espace sacré, il suffit de se tourner idéalement vers le sud, comme l’armée en marche, comme le souverain dans la salle centrale du mingtang, de disposer autour de soi les emblèmes des directions, sur des bannières dans le cas des soldats : devant soi l’Oiseau Rouge, symbole du sud, derrière soi le Guerrier Sombre, symbole du nord (représenté par la Tortue enlacée par un serpent), à gauche le Dragon Vert, symbole de l’est, à droite le Tigre Blanc, symbole de l’ouest (Kaltenmark 1975 : 18 et sq.). Ces Quatre Bêtes, ainsi que de nombreux autres totems attachés à des clans et territoires divers font partie intégrante du rituel et de la musique qu’on y produit.
Fig. 5 : Position des danseurs lors d’une cérémonie dans l’aire sacrée de l’espace/temps.

Fig. 6 : Seize danseurs dans le carré magique superposé à la rose des vents.

Observons maintenant le caractère « musique » yue
, qui décrit un tambour
et des phonolithes
attachés à des montants de bois
. D’après le Rituel des Zhou ou Zhouli (J. XLIII), les artisans sur bois précieux fabriquent des châssis qui portent les instruments de musique ; la traverse de ces supports est appelée xun ; les montants verticaux xu, ce qui donne le terme de xunxu pour désigner le châssis. Le travail des artisans consiste à sculpter sur ces cadres les diverses espèces d’animaux qui existent dans la création : ceux qui portent des écailles, des plumes, des poils ou une carapace, chacune de ces espèces sévissant trois mois à tour de rôle au cours de l’année. Les animaux représentés ainsi d’après les saisons, suivant leur forme, leur nature, sont de taille (ou non) à supporter tel ou tel instrument ; outre leur gabarit, ils sont aussi choisis en fonction de leur cri, qui doit correspondre au son que va rendre l’instrument : c’est par leur bouche que s’exprime la musique. De plus, dragons, tigres, lions, phénix, grues, etc., correspondaient dans l’antiquité à des groupes sociaux distincts, ainsi que le suggèrent encore les Quatre Bêtes associées aux orients. Ce n’est donc pas à des fins esthétiques que sont sélectionnés ces motifs, mais en vue de faire valoir la disposition précise que chaque espèce occupe dans le temps et dans l’espace, et d’exprimer le pouvoir totémique de ces représentations (cf. fig. 7 à 12).
14Les instruments de musique expriment par leur voix le cri des animaux et, de ce fait, incarnent une dimension supra humaine, puisqu’elle est située entre terre et ciel ; en cela, ils sont, eux aussi, comme « l’être dansant entre ciel et terre » qu’est le chamane, et comme le « pilier du ciel » qu’est le souverain, des conduits intermédiaires par lesquels passent des messages entre les Trois Puissances : le ciel, l’homme et la terre (Rault-Leyrat 1989 : 77 et sq.). C’est aussi en tant qu’émanations directes de la nature – c’est-à-dire d’une réserve inépuisable d’énergies et de signes – que sont choisies leur forme et la matière dont ils sont fabriqués. Il suffit d’énumérer les termes vernaculaires désignant l’anatomie d’une cithare comme le qin pour réaliser qu’il n’est pas question d’un objet inanimé mais d’un support créé pour représenter et diffuser une dimension sacrée : le soin avec lequel on sélectionne les matériaux idéaux pour sa fabrication relève d’une pharmacopée spéciale qui renferme et doit produire une sorte de magie, à savoir la voix-même de la nature : non seulement tous les sons audibles, mais l’écho de tous ces sons, répercutés par l’être humain et renvoyés en un message empreint de son inspiration, où se retrouve la même essence, le même souffle. L’humain peut alors se fondre dans la nature en un panthéisme où s’exprime la totalité du vivant. Il n’est que de regarder une peinture chinoise pour comprendre une telle fusion : un joueur de qin, assis seul au bord d’un torrent, parmi les arbres, au pied des montagnes, même aussi petit qu’un point dans le paysage, recèle cette idée de fusion et d’harmonie.
15Ainsi, les danses anciennes célébrant les fêtes printanières et automnales où garçons et filles alignés en farandole formaient des groupes opposés s’affrontant de part et d’autre de l’axe sacré d’une rivière, figuraient déjà l’image du yin et du yang ; les garçons sur l’adret, les filles sur l’ubac, se provoquaient en vers, se répondaient en alternant des répliques, en un échange rythmique antagoniste mais formant un tout indissoluble, puis s’unissaient et s’harmonisaient tout comme les genres contraires mais complémentaires fusionnent pour produire le dao. Cette harmonie rythmique à deux temps est l’image concrète d’une ordonnance du monde que les siècles n’ont jamais entamée, tant, là aussi, est forte son implication dans la réalité quotidienne. De telles danses existent encore, en Chine même et dans ses satellites culturels : le lien en forme de queue de bœuf se prolonge depuis la nuit des temps comme un fil d’Ariane le long duquel s’accumulent proverbes et chansons, répliques et poèmes.
16A cette spontanéité, née comme toute musique, « du cœur de l’homme » (Liji, XVII, I, 1), répond le rite. Car si « la musique est ce qui unit, le rite est ce qui distingue » (Yueji, I, 15) et si « la musique émane du ciel, les rites sont des produits de la terre » (ibid, I, 23) ; l’harmonie est bien « ce par quoi les êtres prospèrent », certes, mais « l’ordre maintient la distinction dans cette multitude », car si les rites n’étaient pas maintenus, le désordre s’ensuivrait. En fait, « le sage seul est capable de bien comprendre la musique » (ibid, I, 7) ; les rites sont donc institués afin de mesurer les élans et d’éviter les débordements que peut causer la musique –force céleste incontrôlable si elle s’exprimait trop librement ; il ne s’agit donc pas de laisser la musique prendre le pas sur les rites, ni d’ailleurs le contraire qui serait cause de désunion (ibid, I, 15) : les deux doivent marcher de pair si l’on ne veut pas que la vie sociale soit désorganisée ; la musique a besoin de mesure jie (cf. supra) pour s’intégrer à l’organisation de la société, son expression doit être canalisée, sous peine de licence. Il faut en fait humaniser la musique, la domestiquer en quelque sorte, tout comme l’ont été les monstres des quatre vents, dont la puissance, contenue dans les décors et les emblèmes, est invoquée et diffusée à petites doses, au moment des rites ; de même, la musique, latente dans les instruments représentatifs des forces naturelles, n’est mise en action qu’en certaines occasions, lorsqu’arrivent des fêtes calendaires qui correspondent à des nœuds de paroxismes, où l’on doit laisser jaillir la voix des éléments en flots orchestrés.
Fig. 7 : Tigre de bois servant d’idiophone.

Fig. 8 : Support de phonolithe teqing orné de phénix, d’oiseaux et de nœuds.

Fig. 9 : Carillon de phonolithes bianqing.

Fig. 10 : Carillon de cloches bianzhong.

17La bonne pratique de la musique et des cérémonies est indispensable au souverain, c’est dans la mesure où il détient cette connaissance que se manifeste sa « vertu » : placé au centre zhong du royaume, il rassemble les airs venus de tous les horizons, les règle au diapason de la législation sonore du centre, puis les renvoie aux Quatre Vents de la périphérie ; ainsi, s’il canalise et transmet les ondes descendantes et ascendantes entre ciel et terre, il gouverne également le vecteur horizontal du monde, rayonnant comme un soleil, il balaie de son faisceau l’étendue du territoire et règle les airs selon le diapason que lui dicte sa vertu, pour que règne la cohésion des signes comme l’harmonie des sons et que, exerçant ainsi sa loi, circule un même souffle dans les méridiens de l’Empire.
18Cette notion du rite rejoint donc bien au plan musical ce qu’il est ailleurs : une forme de législation, du fait que le rituel est partie intégrante de l’organisation et du maintien de la hiérarchie étatique qui commence par la structure de la cellule familiale et le culte rendu aux ancêtres ; ces derniers sont le point de référence du rituel familial comme les forces naturelles le sont pour le souverain. Dans les deux cas, l’officiant agit comme le représentant terrestre d’une puissance ou d’une hiérarchie qui se prolonge dans l’au-delà, à travers des paramètres herméneutiques qui font figure de lois. Ces lois sont syncrétiques d’une pensée traditionnelle indissociable de son fonds culturel et ne peuvent donc se comprendre sans lui. Dans le domaine musical chinois, elles se concrétisent par des tuyaux sonores qui, à eux seuls, résument toute la démarche qu’on a tenté d’évoquer ci-dessus. Concrètement, on en revient à la tige de bambou, symbole de rite, dont les nœuds serviraient de points de repère pour arrêter la longueur des tuyaux. Le mot désignant ces tuyaux, lu, veut dire « loi » ; on est donc toujours dans le domaine de la législation des sons. Le son primordial, à partir duquel va s’étager toute la hiérarchie des suivants, est plus qu’un son capté dans la nature et choisi plus ou moins par hasard comme repère pour élaborer une théorie : il est l’essence et la synthèse de tous les sons audibles et en lui sont exprimés tous les souffles et toutes les émanations de la nature. Il est la réponse humaine à la nature ; en l’émettant, en le soufflant à travers un tuyau, s’exprime la voix de la nature, sublimée par l’homme, et donc codifiée. Ling Lun le recueillit à l’origine dans une vallée où poussaient des bambous de grosseur égale, qu’il tailla pour reproduire le cri du phénix mâle, celui-ci représentant lui-même une synthèse de tous les oiseaux, tandis que pour rendre le cri du phénix femelle, se basant sur les nombres 2 et 3, révélateurs des genres yin et yang, pair et impair, il coupa un nouveau bambou mesurant les deux tiers du premier, produisant un son à une quinte juste du premier ; le troisième bambou fut d’abord coupé aux deux tiers du second, puis coupé en deux, ce qui éleva le son d’une octave ; la longueur des autres bambous respecte les mêmes proportions basées sur le 2 et le 3 pour donner six tuyaux mâles et six tuyaux femelles ; chacun des douze tubes pouvant être pris comme point de départ de la gamme, on dispose ainsi de douze gammes pentatoniques, c’est à dire de soixante notes. Ces tubes sont en rapport avec les douze mois, comme les cinq notes correspondent aux cinq orients ; aux cinq notes fondamentales, le roi Wen en rajouta deux, les bianyin qui sont des tons intermédiaires et non des notes pures. On peut faire figurer ces douze tubes sur une rose des vents, suivant l’ordonnance des orientations établie par le Yueling (Traité sur le Calendrier). Le nom de l’étalon sonore, « La cloche jaune » huangzhong rappelle le jaune du centre et aussi le terme de Sources Jaunes, séjour des morts, mais également l’origine de la vie, puisque là où le yin culmine, le yang se ressource pour renaître. Quant au mot « cloche » zhong, il est homophone de « centre ». C’est au centre que se canalisent et se retransmettent tous les influx : le Fils du Ciel étant lui-même à l’image d’un conduit, d’un tuyau. L’étalonnage des sons dépend, dans le Rituel des Zhou, du ministère des Poids et Mesures et la capacité attribuée à huangzhong est d’un fu ; le son correspondant à cette mesure est celui que rend le vase fu (du nom de sa contenance) lorsqu’on le frappe (Zhouli : XLI). Or, il faut remarquer que les vases ou marmites et les cloches se fabriquaient avec des alliages de même proportion : il serait alors tentant de penser qu’un vase retourné pouvait faire office de cloche, d’autant que de nombreuses allusions sont faites dans les textes aux ustensiles ménagers servant d’instruments de musique ; l’auge de bois qui fait partie de l’orchestre de musique rituelle est bien un ancien pilon de mortier, tel qu’en jouent encore des ethnies montagnardes, à Taïwan, par exemple. La mesure de l’étalon sonore huangzhong était déterminée à partir de son contenu, qui devait correspondre à mille deux cents grains de millet de taille moyenne. Cet étalonnage était sujet à des variations, ne serait-ce que par la taille des grains et aussi du fait que chaque souverain devait changer ces critères en fonction de sa « vertu » personnelle : il était donc lui-même le diapason et le métronome réglant « les dix mille choses sous le ciel », afin que la musique, qui est avant tout synonyme de Joie le (le même idéogramme désigne ces deux mots), s’exprime harmonieusement par le centre puisque, « émanant du cœur, elle retourne au cœur ».
Fig. 11 : Support de tambour orné d’animaux mythologiques divers.

Fig. 12 : Support de cloche orné d’animaux et de nœuds.

19De ces quelques considérations entre les rites et la musique, on peut retenir que ce qui, en eux, peut paraître archaïque n’en est pas moins le fondement d’un système de pensée original, inhérent à la culture chinoise ; si d’autres formes d’expression musicale se sont développées et ont fait écho aux nombreuses influences venues de l’étranger au cours des siècles, il faut remarquer que ces apports ont toujours été intégrés à la structure d’origine, selon la même tactique d’absorption par le centre, digestion et redistribution après adaptation aux normes établies au centre. Ainsi, quelle que soit l’épaisseur des strates accumulées, l’idéologie de base n’est jamais ébranlée ; ce qui a été ajouté peut être retiré ou augmenté, selon les événements historiques et comme le veulent les mutations qui reflètent le mouvement incessant des forces contradictoires : flux et reflux ne sont que les signes d’un processus respiratoire qui ne mettent pas en cause le corps du dao.