1Depuis les années soixante, les connaissances relatives à la musique rituelle du bouddhisme tibétain ont rapidement progressé en Occident, grâce à la publication de nombreux disques microsillons, mais aussi au développement de communautés bouddhiques en dehors du Tibet, une des plus anciennes étant, sans aucun doute, le Tibet-Institut de Rikon-ZH qui a inclu cet ouvrage dans sa collection Opuscula Tibetana.
2Malheureusement, les ouvrages d’ensemble concernant la musique tibétaine sont restés rares et souffrent pour la plupart d’une connaissance insuffisante de la langue et de la culture tibétaines, d’où l’intérêt de la tentative de Daniel Scheidegger, qui a visiblement une connaissance du tibétain puisqu’il a pris soin de donner, à côté d’une translittération phonétique des termes tibétains, la graphie tibétaine originale (avec parfois quelques erreurs). Comme l’annonce le titre, l’auteur s’appuie sur une tradition déterminée, celle du monastère Nyingmapa de Mindroling au Tibet central et n’évoque que très accessoirement deux autres traditions : la tradition Nyingmapa de Chogling et la tradition Kagyu du monastère de Pèlpung au Tibet oriental.
3L’ouvrage est divisé en cinq parties de longueur inégale : les trois premières (11-102) concernent les instruments de musique utilisés et leur répertoire ; la quatrième (103-106) expose très brièvement certaines caractéristiques des rituels ; la dernière touche au style de chants non mesurés, désignés en tibétain par le terme yang (115-143).
4L’ordre adopté pour décrire les instruments de musique s’est inspiré de la classification habituelle en Occident, avec en tête les aérophones (hautbois gya-ling, longues trompes télescopiques dung (sic), trompes courtes - et non « flûtes » - en os ou en métal kang-ling, conques dung-kar), suivis des membranophones puis des idiophones ; les cordophones étant évidemment absents puisqu’ils n’interviennent jamais dans la musique rituelle tibétaine. On s’étonnera néanmoins de quelques illogismes qui amènent à placer le petit tambour à boules fouettantes damaru entre le simandre gèndi et les cymbales silnyèn, et à séparer les petites crotales ting shag des autres types de cymbales.
5Chacun des instruments mentionnés fait l’objet d’une description organologique, complétée par un dessin et par une photo (présentée en annexe) ; mais, bien que Scheidegger apporte quelques précisions nouvelles sur ces instruments en général bien connus, ce sont ici les informations touchant aux différents répertoires qui retiendront davantage l’attention ; elles concernent :
- quatre pièces pour les hautbois gya-ling (14-19) illustrant les quatre principales traditions du bouddhisme tibétain ; chacune d’entre elles fait l’objet d’une notation sur portée, complétée par un tableau des doigtés utilisés et une analyse sommaire de la structure de la pièce considérée ;
- plusieurs formules pour le jeu des trompes kang-ling et tsog-kang (26-28) avec les notation tibétaines et la transcription sur portée des exécutions qui leur correspondent ;
- les interventions de la clochette dril-bu en rapport avec la structure des vers chantés (44-45) ;
- les formules spécifiques à l’emploi du damaru (p. 54-55), en particulier celles qui conviennent pour le rituel du gCod selon la tradition de Mindroling ;
- et surtout les nombreuses conventions relatives à l’emploi des cymbales à volumineuse bosse centrale, dites rölmo ou bùg-chèl (65-89).
Népal : célébration d’un rituel privé par des religieux Dge-lugs-pa.
De gauche à droite : clochette et tambour damaru, cymbales bùg-chèl, tambour rnga. Mission M. Helffer, 1979. Photo : Aubry-Ader.
6Bien que le procédé adopté par l’auteur pour traduire les notations originales tibétaines ne soit pas parfaitement satisfaisant et comporte parfois des erreurs (cf. en particulier 85), il permet néanmoins de comprendre comment s’articulent non seulement les cellules brèves, mais aussi les compositions résultant de la juxtaposition d’un nombre parfois important de ces cellules ; il permet aussi de comparer la structure de plusieurs pièces désignées par le nom de « les cent frappes » (gya-dung), à savoir le gya-dung rölmo (80-81), déjà explicité dans Helffer 1986 : 81-82), le nyer-ma chyi’i gya-dung (88), le gya-dung rölmo (115-118).
7En ce qui concerne l’emploi simultané des différents instruments, on appréciera les schémas proposés au chapitre dévolu à ce que l’auteur appelle « Symphonic Structure » (90-96), quoique la hauteur approximative indiquée pour les sons produits par les instruments surprenne parfois et qu’on ne comprenne pas pourquoi l’ambitus supposé couvert par les hautbois gya-ling (91) soit ici d’une neuvième alors que les notations fournies pour le même instrument (14-19) ne dépassent pas la septième.
8Enfin, cet ouvrage aborde courageusement les problèmes relatifs aux chants solennels de style yang, supports privilégiés de la méditation dans toutes les traditions du bouddhisme tibétain. L’auteur explicite de façon claire (110-111) la terminologie utilisée pour désigner les modifications vocales requises par la technique cultivée au monastère de Mindroling ; il fournit en outre d’une part les notations tibétaines correspondant à une vingtaine de yang associés à un rituel en l’honneur des maîtres religieux, d’autre part la notation sur portée d’une exécution de chacun de ces yang. Malheureusement, aucune des transcriptions ne met en évidence la structure du texte qui motive le chant et donc la notation, et il n’est pas possible au lecteur non initié de comprendre la place importante des vocalises sans signification introduites entre les syllabes du texte.
9Ce bref résumé du contenu de l’ouvrage aura permis de mesurer l’importance de la contribution de Daniel Scheidegger à la connaissance de la musique rituelle tibétaine ; d’où vient donc que la lecture laisse une impression d’insatisfaction ? Insatisfaction du tibétologue, irrité par des maladresses ou des erreurs, par des références insuffisantes aux sources consultées, par un manque de cohérence entre présentations de documents de même nature ; insatisfaction du musicien et du musicologue qui, non familiers des conventions tibétaines, auraient souhaité pouvoir se reporter à un document sonore de référence. On s’étonnera aussi que la bibliographie et la discographie fournies s’arrêtent à l’année 1979 et ne fassent aucun état des nombreuses publications qui se sont succédées au cours de la dernière décennie.
10Si, peu soucieux des exigences des spécialistes, l’auteur souhaitait toucher un plus large public, il aurait dû faire plus de place aux généralités concernant le bouddhisme tibétain, les divers ordres religieux, les rituels, et laisser de côté les instruments qui ne jouent aucun rôle dans la pratique actuelle du bouddhisme et dont le nom ne figure guère que dans les dictionnaires. Restent les adeptes occidentaux du bouddhisme tibétain, généralement avides de comprendre comment insérer la musique à leur pratique... Peut-être trouveront-ils dans ce livre une réponse aux questions qu’ils se posent, une possibilité de mieux participer aux liturgies complexes que l’auteur désigne si improprement par le terme anglais de « mass ».
11Ajoutons que le travail éditorial aurait dû être plus rigoureux au point de vue des vérifications orthographiques, des traductions - parfois approximatives -, de la mise en page (cf. les erreurs de la p. 96), et surtout de l’établissement de l’index qui comporte un grand nombre d’erreurs.
12Quoi qu’il en soit, en raison du sujet traité et des informations de première main qu’il contient, ce livre d’utilisation difficile rendra de grands services à ceux qui sont déjà familiarisés avec les musiques rituelles du bouddhisme tibétain.
13N.B. Pour faciliter la lecture, j’ai conservé les translittérations utilisées par l’auteur bien qu’elles ne me semblent pas toujours cohérentes et que des erreurs se soient glissées dans les orthographes tibétaines retenues.