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Comptes rendus
Livres

Jean During. Musique et extase. L’audition mystique dans la tradition soufie

Paris : Albin Michel, 1988. 282 p.
Laurent Aubert
p. 217-221
Bibliographical reference

Jean During. Musique et extase. L’audition mystique dans la tradition soufie. Paris : Albin Michel, 1988. 282 p.

Full text

1Nombreuses sont les traductions d’auteurs soufis traitant de 1’« audition spirituelle » (samā’) ; mais il manquait un ouvrage de synthèse permettant de « pénétrer au cœur du mystère de la musique », si souvent célébré par les ésotéristes musulmans. C’est à cette délicate entreprise que s’est attaqué Jean During, particulièrement qualifié en la matière du fait de sa double formation d’islamologue et d’ethnomusicologue. Sa longue fréquentation des milieux de musiciens et de mystiques, notamment en Iran, apporte à sa contribution la fraîcheur du vécu - même si celui-ci n’apparaît qu’entre les lignes ; elle lui permet d’aborder le sujet avec une sensibilité spirituelle qui l’apparente à la lignée des « orientalistes éclairés » que sont par exemple Louis Massignon, Louis Gardet ou Henry Corbin.

  • 1 Signalons qu’entretemps est paru un nouvel ouvrage de Jean During, intitulé : Musique et mystique (...)

2La thématique et la perspective proposées dans ce livre ne sont en effet pas proprement ethnomusicologiques, puisqu’a priori basées sur une érudition livresque, mais il faut voir qu’elles s’inscrivent chez l’auteur dans une démarche plus large, n’excluant pas l’analyse formelle quand le propos l’exige1 ; de plus, on rappellera que d’autres ethnomusicologues, et non des moindres, ont succombé avant lui aux attraits de sujets comparables : citons pour mémoire le magistral La musique et la transe de Gilbert Rouget (1980) ou, dans une perspective différente, les nombreux écrits de Marius Schneider, dont les plus célèbres demeurent Le chant des pierres (1976) et Le rôle de la musique dans le mythe et les rites des civilisations non européennes (1960).

3Musique et extase se présente avant tout comme une exégèse de la pensée contemplative musulmane appliquée au domaine de la musique sacrée ; sa matière première est fournie par les déclarations, abondantes et souvent contradictoires, des autorités islamiques sur le sujet, des paroles du Prophète (hadith) aux commentaires de musulmans traditionnels contemporains, en passant par les gloses des docteurs de la Loi et les allusions spirituelles des soufis eux-mêmes. Méthodiquement classées, ces citations forment la trame d’un propos délibérément apologétique - comment pourrait-il ne pas l’être ? - inspiré autant par l’expérience personnelle de l’auteur que par des soucis d’ordre plus académique.

4Après une introduction visant à préciser les bases doctrinales et la place du samā’ dans la tradition islamique, l’ouvrage débute avec une partie intitulée « Les mythes et les rites de l’audition mystique » (29-153), quantitativement la plus importante. L’auteur y relève avec pertinence que, selon le point de vue islamique, l’audition est une faculté supérieure aux autres sens, du fait que « la Révélation était un phénomène fondamentalement “oral”, auditif, bien qu’elle fût accompagnée parfois de visions » (35-36) ; de même, ce qu’il appelle « les deux mythes essentiels de l’islam » sont de nature sonore : celui de la création par le Verbe (« il a été dit au monde “sois” (kun) et il fut »), et surtout celui du Covenant ou Pacte primordial (mīthāq), « qui lui aussi s’est déroulé dans une métahistoire, lorsque Dieu interrogea tous les descendants d’Adam dont les germes étaient contenus dans ses reins : “Ne suis-je pas votre Seigneur ?” (alastu bi rabbikum). A quoi ils répondirent tous : “Oui, nous l’attestons” (bâla shahidna). Par ce mythe coranique (Cor. 7, 166-167), chaque homme se trouve lié à son engagement dès avant de naître. Bien que le mythe du kun soit ontologiquement insurpassable, celui du Covenant est, à un premier niveau d’analyse, plus riche de sens » (32-33).

5Notons que l’usage du mot « mythe » dans le contexte islamique peut prêter à confusion, surtout si, comme ici, il n’est pas explicité. En effet, contrairement à l’hindouisme par exemple, l’islam est une religion fondée sur une révélation historique et non sur une mythologie d’apparence polythéiste. Sous un certain rapport, le monothéisme absolu (tawhīd) de l’islam s’oppose même à une conception mythologique de la tradition. Les idoles de la jahiliya n’ont pas été intégrées dans la perspective islamique, mais détruites par le Prophète, ce qui est significatif à cet égard. D’autre part, le kun comme le mīthāq correspondent chacun à un instant (waqt) et non à la durée « métahistorique » qui caractérise les mythes. Il eût donc été préférable de parler ici des principes, ou des fondements et des rites de l’audition mystique.

6Quoi qu’il en soit, le mīthāq prédétermine et justifie non seulement l’islam en tant que religion de la « soumission », basée sur la double attestation de l’unicité de Dieu et de la véracité de son Envoyé, mais aussi les deux importantes pratiques soufies que sont le samā’ - qui, dans le vocabulaire mystique, revêt le double sens d’« audition », comme nous l’avons vu, et de « concert spirituel » - et le dhikr - litt. : « remémoration », « souvenir », « mention », et en tant que méthode spirituelle : « invocation ».

7La relation complexe entre musique et extase, entre samā’ et wajd, est analysée par During à la lumière des maîtres du soufisme classique. « L’extase goûtée durant le samā’ préfigure les délices paradisiaques promises aux élus », note-t-il (45), et il précise plus loin, réfutant implicitement toute interprétation de type jungien, qu’il faut se garder de « confondre les états spirituels avec les états psychiques, d’autant plus que la psychologie est très loin de comprendre les phénomènes mystiques » (87).

8Le samā’ n’est pas considéré comme un rite nécessaire à la voie spirituelle, mais comme un adjuvant. Les soufis paraissent unanimes à affirmer qu’il ne provoque aucune transformation profonde, mais qu’il est plutôt le révélateur d’un état intérieur (hāl), conditionné par le degré spirituel, la « station » (maqâm) de l’adepte, en même temps qu’« une façon de rendre grâce pour la faveur reçue, par une sorte d’offrande musicale » (88). Constatant la diversité de ses effets selon les auditeurs, Ghazzāli peut ainsi déclarer : « Le samā’ n’apporte rien qui ne soit dans le cœur, mais il fait surgir ce qui est dans le cœur », justifiant par là son statut juridique.

Fig. 1 : Samā’ chez les derviches de Turquie

Fig. 1 : Samā’ chez les derviches de Turquie

Miniature du XVIIe siècle.

9Quant au wajd, « extase », « ravissement » ou « émotion spirituelle », suscité - notamment dans le samā’ - par une grâce divine, il faut savoir que ce terme dérive de la racine verbale WJD, « trouver », de même que ceux de tawājud, « excitation », qui désigne l’effort en vue de parvenir au wajd, et de wujūd, « existence », indiquant la plénitude du wajd, que During traduit par « enstase » ou « surexistence ». Pour Ghazzāli, le wajd, ou plutôt le wujūd, consiste à « trouver (wajada) ce qui manquait à soi-même », alors que le gnostique ‘Ali Rudbari en donne une définition beaucoup plus imagée : « C’est la révélation des mystères et la contemplation de l’Aimé ».

10Dans la deuxième partie de son livre (155-168), l’auteur en vient à préciser les liens de complémentarité unissant les pratiques du samā’ et du dhikr. L’invocation n’est évidemment pas une méthode propre au soufisme ; parmi les équivalents du dhikr, on peut citer notamment le japa ou mantra yoga hindou, le nembutsu du bouddhisme japonais, ou encore la prière du cœur des hésychastes chrétiens. Il est d’ailleurs possible, vu les contacts parfois établis entre mystiques de ces différentes traditions, que certaines formes ou certains aspects techniques du dhikr - During mentionne notamment les techniques du souffle - soient d’origine extra-islamique. Mais, comme il le relève avec raison, ce type de préoccupation, fréquent chez les orientalistes, n’effleure généralement pas les musulmans eux-mêmes, qui se contentent d’une justification par les sources coraniques et prophétiques.

11A propos du rapport entre dhikr et samā’, il notait dans son introduction qu’« il y a une différence entre le fait d’écouter, attitude fondamentalement passive du samā’, et de participer activement au dhikr ; dans le premier cas, les adeptes sont « musiques », tandis que, dans l’autre, ils sont « musiquants » (22) (néologismes commodes proposés par Rouget, 1980). En réalité, cette différence s’estompe, du fait que dans la plupart des pratiques collectives audibles - on peut en effet schématiquement distinguer quatre manières de pratiquer le dhikr : individuelle silencieuse, individuelle verbale, collective silencieuse et collective verbale - dhikr et samā’ sont souvent totalement imbriqués.

12Une des expressions les plus spectaculaires et les plus connues du samā’ est bien sûr la danse sacrée des « derviches tourneurs » mevlevis, à laquelle l’auteur consacre quelques très belles pages (169-206). Fondée au XIIIe siècle par « une des plus hautes personnalités spirituelles de l’islam, Mowlānā Jalāloddin Rūmī », cette confrérie attire encore aujourd’hui de nombreux adeptes, en particulier en Turquie. Les écrits sur Rūmī ainsi que les traductions de son œuvre poétique et de celle de son entourage sont déjà nombreux : en français, les travaux d’Eva de Vitray-Meyerovitch sont à cet égard remarquables.

13During s’efforce donc d’apporter un éclairage nouveau sur la personnalité et l’enseignement de ce saint charismatique par excellence. Il s’intéresse ici à l’évocation de la réalité concrète et du vécu entourant le samā’ mevlevi, afin de « montrer qu’il s’agissait là d’une coutume enracinée dans la vie quotidienne et dont les aspects socioculturels et même économiques ne sont pas négligeables, bien qu’ils n’apparaissent jamais dans les études anciennes et modernes qui ne traitent que de l’aspect mystique du phénomène » (178).

14Beaucoup a été écrit sur le symbolisme de la danse giratoire des Mevlevis, un symbolisme auquel les intéressés eux-mêmes ne semblent aujourd’hui pas attacher grande importance. During signale lui-même que cette interprétation symbolique n’est attestée que dès le début du XVIe siècle, à l’époque où la danse a été codifiée en une chorégraphie strictement réglée ne laissant que peu de place aux élans spontanés des derviches. Cette formalisation tardive du samā’ mevlevi et 1’« intellectualisation » de son contenu s’expliquent aisément par le fait qu’il était devenu très apprécié dans les milieux lettrés de la Cour ottomane. Mais le symbolisme cosmique n’est-il pas inhérent à toute cérémonie sacrée ? Le fait qu’il n’ait été explicité que tardivement et, à notre connaissance, seulement chez les Mevlevis, ne prouve en rien son absence antérieure, ni d’ailleurs dans le samā’ d’autres confréries. During semble en convenir, puisqu’il écrit : « Le propre des grands rites sacrés n’est-il pas en définitive de résumer dans un espace restreint une totalité, un univers, et dans son déroulement limité, d’évoquer l’origine ou la fin ultime des êtres ? » (196).

15Pour conclure, après la traduction commentée d’un magnifique texte du mystique persan Ruzbehān Baqli Shirāzi, cher à Corbin, il nous propose une synthèse des arguments sur « le statut de la musique dans l’islam » (217-247). Les désaccords profonds qu’elle fait ressortir entre les autorités théologiques sont d’ailleurs inévitables dans un domaine où le Coran et le corps du hadith sont peu explicites. During estime à ce propos que, plutôt que la cause du conflit entre partisans et opposants, la musique semble avoir souvent servi de prétexte dans des diatribes visant à discréditer un adversaire politique.

16Ce qui frappe dans ce conflit sans dénouement, c’est que les deux parties placent le débat sur des plans totalement différents : alors que les détracteurs du samā’ arguent des mœurs légères des chanteuses-courtisanes (gaynāt), des paroles licencieuses de leurs chants et du contexte de débauche dans lequel la musique prend souvent place - la fameuse trilogie femmes-vin-musique -, ses partisans prônent comme Ghazzāli un art « qui stimule la nostalgie du divin et la joie dans les jours de fête ». Gageons que la contribution de Jean During fera progresser la cause défendue il y a neuf siècles par l’auteur de « L’alchimie du bonheur » (al-kimiyat al-sa’adat).

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Notes

1 Signalons qu’entretemps est paru un nouvel ouvrage de Jean During, intitulé : Musique et mystique dans les traditions de l’Iran. Leuven : Peeters, 1989 [Bibliothèque iranienne 36, Institut français de recherche en Iran].

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List of illustrations

Title Fig. 1 : Samā’ chez les derviches de Turquie
Caption Miniature du XVIIe siècle.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2400/img-1.jpg
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References

Bibliographical reference

Laurent Aubert, “Jean During. Musique et extase. L’audition mystique dans la tradition soufieCahiers d’ethnomusicologie, 3 | 1990, 217-221.

Electronic reference

Laurent Aubert, “Jean During. Musique et extase. L’audition mystique dans la tradition soufieCahiers d’ethnomusicologie [Online], 3 | 1990, Online since 15 October 2011, connection on 03 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2400

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