Le chant des roseaux
Texte intégral
1Originaire du nord du Chili, Pancho Valdivia Taucán se consacre à l’investigation et à la défense de son patrimoine culturel. Jouant de la plupart des flûtes de la Cordillière, il est demeuré fidèle à l’expression musicale des communautés autochtones. Professionnel depuis 1976, il quitte son lieu d’origine et fonde le groupe Altiplano avec lequel il effectue un travail de recherche et d’interprétation de musiques traditionnelles. Dès 1982, il séjourne à plusieurs reprises en Europe et collabore avec des artistes comme Ariel Ramirez et Mercedes Sosa. En 1988, il s’établit à Genève et, parallèlement à sa participation au groupe Manco Capac, développe un atelier de facture et de pratique des flûtes andines dans le cadre des Ateliers d’ethnomusicologie.
L. A.
Le contexte andin
Laurent Aubert : Comment avez-vous appris la musique ?
- 1 Les Diaguitas sont un peuple constitué principalement de bergers et d’agriculteurs des vallées de (...)
Pancho Valdivia Taucán : C’était avec mon grand-père, qui appartient à la communauté Diaguita1 du village d’Illapel, au nord du Chili. Il jouait de la quena, et aussi d’une espèce de guitare modifiée, accordée de telle sorte qu’elle produisait un accord sans que les doigts soient en position. Maintenant, il ne joue plus, car il est très vieux, mais il avait une manière de jouer, une sonorité tout à fait spéciale, très personnelle.
Quand j’étais petit, il a commencé par me faire souffler sur une pierre, une pierre sale, pleine de terre, sans aucune explication. Puis il m’a dit que le jour où je pourrais voir mon reflet dans cette pierre, il me fabriquerait une flûte, mais qu’il fallait d’abord savoir diriger son souffle. Quand j’ai eu ma première flûte, j’essayais d’imiter ce que j’écoutais à la radio, ce que j’avais entendu jouer par d’autres musiciens. Mais les mélodies n’entraient pas et mon grand-père me disait : « Non, ça sonne faux, ce n’est pas ça. Tu crois que c’est ça parce que ça y ressemble, mais ce n’est pas ça ! ».
Dans toutes les cultures anciennes, le fait de souffler dans un instrument signifie qu’on lui donne vie. C’est cela que mon grand-père me montrait, intuitivement : l’art d’animer un roseau, de lui communiquer mon souffle vital. Il n’expliquait jamais rien, mais il savait toujours quand c’était juste et quand c’était faux ; il m’a aidé à me forger une personnalité au contact de l’instrument, à m’identifier avec lui. Et maintenant, quand j’écoute un autre musicien jouer des sicus, de la quena, de la zampoña, je me rends compte immédiatement s’il a appris au conservatoire, étant adulte, ou si l’instrument l’a accompagné dès son enfance.
L.A. : A quelles occasions jouait-il ?
P.V.T. : En fait, il était toujours avec ses instruments. Je me souviens par exemple l’avoir fréquemment vu participer aux fêtes des Chinos, chantant, dansant, soufflant dans ses roseaux. Il y a encore beaucoup de gens comme ça aujourd’hui, qui participent spontanément aux fêtes populaires ; pour eux, elles représentent quelque chose de très important.
L.A. : Qu’est-ce que la fête des Chinos ?
P.V.T : C’est peut-être chez nous la cérémonie la plus ancienne, la plus archaïque. Par la danse des Chinos, l’homme rend hommage à la Terre avec son souffle, sa respiration, avec son être tout entier. La religion catholique en a fait une procession à la Vierge, mais nous savons que la Vierge représente la Terre nourricière. Quand je vois les Chinos danser, souvent en transe, possédés par le son de leurs flûtes, je vois que c’est une offrande à la Terre, au souffle vital.
L.A. : En quoi consiste la musique des Chinos ?
P.V.T : Musicalement, c’est très simple : chaque flûte ne produit qu’un son, et les intervalles entre les divers instruments ne répondent à aucune règle. Mais, avec le nombre de participants, le lieu où ça se passe, l’écho et toute cette ambiance extraordinaire, ces sons nous mènent au paroxysme de notre être ; ils représentent la force intérieure de chaque individu insufflée dans un instrument, et c’est cette force qui est transmise, partagée par la collectivité.
L.A. : Quand cette fête est-elle célébrée ?
P.V.T. : En plusieurs occasions déterminées par le calendrier liturgique, mais aussi en des périodes de grande sécheresse, de misère. La communauté se réunit alors et décide d’organiser une cérémonie en l’honneur d’un saint, d’une vierge, d’un enfant qui vient de mourir. C’est une manière de transcender cette situation, ce sentiment de tristesse. En ces circonstances, à travers les sons qu’il produit, l’homme exprime ses sentiments les plus profonds vis-à-vis de la nature, de ce qui le dépasse et qu’il ne peut pas comprendre, simplement en soufflant dans un roseau. D’une certaine manière, il exprime en musique ce qu’il ne peut pas transmettre par la parole.
L.A. : Lorsque les gens jouent en cas de sécheresse, est-ce aussi un appel à la pluie ?
P.V.T. : Bien sûr ; il y a même certaines cérémonies spécifiques à cet effet, des sortes d’appel de détresse à la nature. On y joue alors des instruments particuliers : les tarkas au nord du Chili, les bocinas en Equateur, ou les pututus en Bolivie. Dans mon village, pour appeler la pluie, on pratique des oraisons qui s’appellent jailly ; et ensuite, on fait de la musique et on boit beaucoup d’alcool. selon la coutume.
Lorsque tous les paysans d’un village de l’Altiplano sortent pour que la pluie tombe, c’est soudain toute l’énergie d’une communauté qui se concentre sur la pluie, et la conscience cosmique des gens est alors si forte qu’elle peut arriver à changer le cours des éléments. Parfois, c’est la pluie qui tombe, parfois c’est un épais brouillard qui se forme ou une abondante rosée qui se dépose ; mais dans tous les cas, c’est de l’eau, et la végétation en profite.
L.A. : Selon vous, qu’est-ce qui fait tomber la pluie ? Est-ce l’intention des participants, leur foi, ou une composante proprement musicale ?
P.V.T. : Je ne crois pas qu’il puisse y avoir d’explication rationnelle. Quand on joue, il arrive des moments « magiques », lorsque la concentration, l’identification avec l’instrument, avec le son, est telle qu’on sent réellement qu’on est traversé par le souffle. Et dans ces moments, on ne sait plus où on est, qui on est. C’est pour cela que la situation de concert fausse toujours les données : il faudrait pouvoir jouer sur scène comme dans les fêtes de l’Altiplano, sans devoir s’arrêter toutes les cinq minutes pour laisser le public applaudir, sans interruption, jusqu’à ce que les gens s’en aillent. Les moments de magie ne se produisent que lorsqu’on peut entendre les sons de l’intérieur, sans que ce soit nécessairement une mélodie particulière. Pour en revenir à la pluie, il y a peut-être une relation avec le timbre de l’instrument. Les tarkas, par exemple, produisent un son qui est comme un pleur ; quand j’en joue, j’ai d’ailleurs souvent les larmes aux yeux ; c’est peut-être pour cela que la musique des tarkas peut faire « pleurer » le ciel. Probablement que les tarkas ou les mohoceños produisent un certain type d’énergie, de tension cosmique, qui peut faire tomber la pluie.
L.A. : De quelle manière les musiques circulent-elles dans la Cordillière ?
P.V.T. : Les peuples andins ont vécu un développement commun, car la communication a toujours existé d’une région à l’autre, au-delà des frontières. Chaque peuple a bien sûr ses coutumes propres, mais dans le fond, le monde andin est un. Le répertoire d’un village qui se transmet localement d’une génération à l’autre est en général assez limité. Mais, dans la mesure où les musiciens, disons professionnels, voyagent toujours beaucoup, ils peuvent apprendre partout où ils se rendent. On rencontre par exemple de petites différences entre un humahuaca du nord de l’Argentine et un autre du nord du Chili ou du sud de la Bolivie ; c’est l’apprentissage de ces différences qui enrichit l’expérience du musicien. En chaque lieu, il y a une manière différente de souffler dans une flûte, même si le fond est commun.
L.A. : Peut-on établir un rapprochement entre ces musiques telles qu’elles se jouent actuellement et celles de l’ère préhispanique ?
P.V.T. : On ne peut évidemment rien affirmer avec certitude. Mais il y a des instruments qui se sont conservés tels quels, en particuliers les flûtes pentaphoniques jula-jula, et leur mélodies sont probablement parmi les plus anciennes, celles que jouent encore les Chiriguanos ou les Aymaras. Il y a des endroits assez inaccessibles où la pénétration s’est produite de manière plutôt douce, et c’est là qu’on trouve les pratiques musicales les moins « hispanisées ». La musique des Chinos, dont nous parlions a par exemple quelque chose de très archaïque : il n’y a pas de mélodie à proprement parler ; ce sont simplement des sons qui évoquent un paysage intérieur. Les mélodies des Chiriguanos ont aussi quelque chose de très fort, de très puissant ; il n’y a pas de mélodie linéaire comme dans la musique actuelle, mais des airs répétitifs, circulaires, uniquement joués par des flûtes d’un seul type, accompagnées de tambours. Je pense que c’est grâce à ce genre de critères qu’on peut identifier les mélodies les plus anciennes. Ce n’est que récemment que les instruments ont commencé à se mélanger : un groupe où il y a des cordes, des flûtes et des tambours représente un phénomène nouveau, né quand les musiciens ont voulu plaire aux Occidentaux. Mais ce n’est jamais le cas dans les villages, où la musique se déroule au rythme de l’existence.
L.A. : Est-ce que chaque type d’instrument, chaque mélodie, a une fonction particulière dans les villages ?
P.V.T. : Quand les gens se déplacent, ils jouent souvent d’un pincullo, une petite flûte à cinq trous, et d’un tambour appelé cajita pour accompagner leur marche. Lorsqu’ils arrivent quelque part, ils joueront alors une tarkeada, ou une sicuriada, qui est plus joyeuse, ou éventuellement un air de charango. Mais ils ne mélangent jamais les instruments. Il y a sinon des musiques de mariage, d’enterrement, de carnaval, chacune correspondant à une situation particulière, à un état d’âme particulier.
Il y a aussi des circonstances rituelles comme la Yawar fiesta, une « fête de sang » qui évoque le combat entre un condor et un taureau, qu’on rencontre en Equateur et au Pérou ; ou les musiques d’affrontement, de tinkus, auxquelles participent des communautés entières ; mais ce ne sont pas des musiciens, ce sont des villageois, de simples paysans, qui se réunissent pour ces événements.
Ces musiques font partie de la vie, et on ne peut pas les extraire de leur contexte : un matin, il faut aller semer le grain et lui dire de germer. C’est toujours la musique de la vie, du quotidien, et c’est ça qui est important.
Les instruments
L.A. : Fabriquez-vous vous-même vos instruments ?
P.V.T. : Je fabrique toujours mes flûtes, mais pas les instruments à cordes. J’ai eu la chance de rencontrer Florindo Alvis, un luthier et musicien bolivien ; il peut donc les fabriquer pour moi. Je l’ai souvent vu travailler et je sais ainsi comment il réalise un charango. C’est pourquoi je peux m’y identifier autant qu’aux quenas et aux sicus que je fabrique moi-même.
Fabriquer son propre instrument, c’est très important, parce qu’on le façonne à sa propre image. Il faut d’abord choisir les bons roseaux, sentir s’ils sont verts ou déjà très mûrs, connaître leur texture pour savoir s’il faut leur donner de l’alcool ou plutôt de l’huile. Il se passe quelque chose de très particulier quand on fabrique une flûte : on donne une nouvelle vie au roseau. Quand je suis inspiré, je peux faire une quena en deux ou trois jours ; sinon, cela peut prendre des semaines : on creuse un trou et ça ne va pas, on fend le roseau et il faut tout recommencer, on se coupe un doigt et on ne peut plus travailler...
La fabrication d’un instrument est une sorte de thérapie et de diagnostic de soi-même : elle nous révèle notre état intérieur, notre sensibilité du moment en relation avec le roseau. Mais, une fois l’instrument terminé, il fait vraiment partie de moi-même, et je ne pourrais par exemple pas le vendre. J’ai une fois voulu créer un atelier destiné à la vente, mais c’était plus fort que moi : je ne pouvais pas me séparer de mes instruments ! La seule exception est quand il s’agit d’un ami ; alors je le fais pour lui, si possible en sa présence, pour qu’il l’essaie à mesure que le travail avance, que je creuse des trous à la mesure de ses doigts. Une flûte est toujours la flûte de quelqu’un.
L.A. : Comment accordez-vous vos flûtes ?
P.V.T. : Habituellement, je me base sur un instrument existant et je reproduis ses intervalles. Il y a différentes manières d’accorder une flûte : si elle est destinée à la musique traditionnelle, il est très important de conserver l’accordage spécifique à cette musique. En revanche, si c’est pour jouer de la musique folklorique, de la musique moderne, on peut très bien se baser sur un diapason électronique, mais le résultat sera complètement différent.
La folklorisation
L.A. : Depuis les années soixante, de nombreux groupes folkloriques andins se sont produits en Europe. Que représente cette musique pour vous ?
P.V.T. : Pour nous, c’est vraiment une musique exotique, qu’on n’a pas du tout l’habitude d’entendre, surtout dans les campagnes. Personnellement, j’ai une certaine admiration pour ces petits huaynos si courts, si jolis, mais pour les gens du pays, ça ne correspond à rien. Toutes ces harmonies, ces arrangements sophistiqués, c’est totalement étranger à leurs coutumes, à leur vécu.
L.A. : Comment cette musique est-elle née ?
P.V.T. : C’est un phénomène urbain, qui s’est développé avec le métissage. Les musiques traditionnelles rurales n’ont de toute façon jamais pénétré dans les villes : c’est encore très mal vu d’y jouer des sicus par exemple ; ça donne une impression de « primitivisme » que les gens n’aiment pas. Il est beaucoup plus facile d’être Indien en Europe que dans une ville andine, parce qu’ici, on est tout de suite accepté en tant que tel, alors que là-bas, la confrontation avec les blancs et les créoles n’est pas facile.
En fait, la musique folklorique est née en Europe, et c’est là que beaucoup d’entre nous l’ont découverte. Un air comme El condor pasa, arrangé avec violons, harpe, etc., vient des mélodies populaires, mais il a été complètement transformé, de manière à plaire à un certain public à l’étranger. C’est tout à fait autre chose que la musique créole des villes andines.
Fig. 2 : Tarkeros aymaras du village d’Italaque (Bolivie).
De gauche à droite : tarka curahuarera, tarka salina et bombo. La Paz, 26 février 1990. Photo : Pancho Valdivia Taucán.
Fig. 3 : Tarkeros quechuas lors du défilé de carnaval.
La Paz, 26 février 1990. Photo : Pancho Valdivia Taucán.
L.A. : Où peut-on entendre cette musique dans les Andes ?
P.V.T. : Généralement dans les endroits qu’on appelle peñas ou tambos, qui sont des restaurants spécialement conçus pour les touristes, éventuellement aussi pour les créoles. C’est une musique commerciale, une musique de consommation qu’on ne jouerait jamais en d’autres occasions. Mais c’est peut-être ainsi que les jeunes des villes gardent quand même un semblant de lien avec la musique de leurs ancêtres.
Il est frappant de voir que les musiciens campesinos n’ont habituellement pas accès à ce marché : ils ne sont pas habillés comme il convient, leur musique n’est pas assez clinquante, leurs instruments ne sont pas accordés au goût du public. Les promoteurs pensent que ce qu’ils jouent n’est pas assez « bien » pour qu’on s’y intéresse. Et pourtant, c’est cette musique qu’il faut écouter si on veut se faire une idée de la culture andine.
L.A. : Mais vous aussi, vous avez joué de la musique folklorique.
P.V.T. : Bien sûr ! Pour des raisons économiques. La première fois que je suis allé à Paris, c’était pour jouer de la musique créole avec mes quenas et mes charangos ; et cette musique avait beaucoup de succès. Mais un jour, je suis allé dans une bouche de métro avec ma quena, et je me suis mis à jouer avec mes tripes, comme je le sentais - il y a une très bonne acoustique dans les bouches de métro ! C’était il y a sept ou huit ans ; je crois que c’est ce jour-là que j’ai pris conscience de ma position musicale dans la vie. Depuis, j’ai abandonné la musique créole pour me consacrer en Europe à la musique autochtone andine, à ma musique, sans aucune pudeur ! Cela ne veut pas dire que je ne jouerai plus jamais autre chose : il m’arrive de jouer un soir avec un pianiste ou un saxophoniste, mais ce sont des rencontres musicales sans lendemain. La seule musique dans laquelle je parviens à m’investir totalement, c’est la musique qui me vient de mon enfance.
L.A. : Cette mode passée pour le folklore andin, qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Pas grand-chose de bon. Aujourd’hui, vingt ans après, je me rends compte qu’en définitive elle nous a fermé des portes plutôt que d’en ouvrir. Les gens ont tendance à assimiler une musique comme celle que je fais au folklore andin des années soixante et, a priori, cela ne les intéresse plus. Le grand public s’est aujourd’hui tourné vers d’autres folklores, vers la lambada, la nouvelle musique africaine et ce genre de choses. Évidemment, on rencontre toujours des groupes folkloriques andins : l’autre jour, par exemple, j’en ai entendu un dans une fête, et le public dansait comme il le ferait avec n’importe quelle musique de variétés ; ce n’était qu’une musique de fond, avec juste assez de rythme pour que les gens se remuent !
Perspectives en Europe
L.A. : Pourtant, la musique andine « authentique » rencontre toujours un certain intérêt en Europe, preuve en sont les élèves qui suivent votre atelier à Genève. Que représente pour vous le fait d’enseigner votre musique à des Européens ?
P.V.T. : Pour moi, c’est simplement le prolongement de ce que j’ai toujours fait, dès le jour où mon grand-père m’a fait souffler sur une pierre. Je n’avais jamais imaginé que je vivrais ici ; mais, puisque c’est le cas, j’y poursuis mon travail, tout naturellement. Ces jeunes qui désirent apprendre notre musique, celle des villages andins, me donnent une immense satisfaction. C’est émouvant de leur transmettre cette musique, qui est toute ma vie, ici, à des milliers de kilomètres de chez moi ; et ils y mettent une telle conviction... C’est comme planter un arbre ou écrire un livre : c’est quelque chose qui est destiné à durer.
L.A. : Et quelles sont leurs motivations ?
P.V.T. : Avant tout de découvrir une culture différente, une autre manière d’être, de se situer dans l’existence. Les perspectives sont assez limitées pour les jeunes en Europe ; la société est si structurée qu’elle leur fait perdre de vue l’essentiel, la nécessité de lutter, d’être confrontés aux éléments. En venant souffler dans des roseaux avec moi, ils se remettent en question ; je sens qu’ils sont avides de connaître autre chose, une alternative.
L.A. : Mais ils auraient tout aussi bien pu s’intéresser à l’Orient ou à l’Afrique. Qu’est-ce qui les attire plus particulièrement vers ce que vous représentez ?
P.V.T. : Il y a avant tout une question d’affinités, de sensibilité particulière. La musique andine est porteuse d’une sorte de nostalgie que tout être humain a dû éprouver au moins une fois dans sa vie. Puis il y a aussi la rencontre avec un son, avec quelqu’un, un désir d’identification ; la relation personnelle est évidemment essentielle pour développer ensuite cette aspiration. Je me rends compte immédiatement des possibilités et des limites de chacun ; mais, quand je vois la passion qu’ils peuvent y mettre, à souffler jusqu’à ce que leurs lèvres soient en sang, la question de savoir s’ils vont devenir des virtuoses ou non est tout à fait secondaire. Je cherche avant tout à faire en sorte qu’ils puissent se trouver eux-mêmes, dans le son, à travers le son. Il n’est pas nécessaire d’être né dans les Andes pour faire sonner une quena ou des sicus.
L.A. : Quelles sont vos méthodes d’enseignement ?
P.V.T. : La première chose est qu’ils sentent leur corps. Je les fais d’abord chanter en battant le rythme sur leur poitrine, pour qu’ils se désinhibent un peu et qu’ils apprennent à entendre les sons de l’intérieur ; je les fais aussi danser, pour que la musique devienne une expression du corps entier ; je les fais rire, pleurer, je les pousse à leurs extrêmes afin de mettre leur sensibilité à nu et que la musique puisse sortir de leur corps entier. Notre musique est la vie, elle est le vent, l’eau, le feu, la terre ; si on n’en prend pas conscience, on ne peut pas la jouer.
L.A. : Vous jouez actuellement souvent avec Manco Capac, un groupe français de musique andine. Parlez-nous de cette expérience.
P.V.T. : Quand je les ai rencontrés, ils jouaient ensemble depuis une quinzaine d’années. Leur répertoire était impressionnant et leur technique était bonne ; mais leur manière de souffler manquait de force ; ils jouaient de façon un peu superficielle. Pour que des sicus « parlent », il ne suffit pas de savoir produire des sons ; il faut pouvoir se donner totalement dans chaque son, lui donner sa vie. C’est peut-être ce « son vital » qui manquait aux musiciens de Manco Capac.
L.A. : Est-ce parce qu’ils s’étaient contentés jusque là de copier la musique andine ? Qu’ils ne la vivaient pas assez de l’intérieur ?
P.V.T. : Dans l’Altiplano, les gens ne sont pas habitués à enseigner leur musique. Personne ne leur avait montré comment souffler ; on leur avait dit de souffler, c’est tout ! Alors il y avait quelque chose qui n’avait pas passé.
Ce qui m’intéresse le plus dans l’enseignement, ce n’est pas tellement de montrer une quantité de mélodies, mais plutôt de transmettre une attitude face aux sons, face au souffle, face à la vie, de pouvoir dire : « Écoute-toi, essaie de te découvrir dans le son ! » Pour cela, il faut souffler et souffler ensemble, tous les jours, jusqu’à ce que le son de chacun rencontre celui des autres. Pour un groupe tel que Manco Capac, c’est ça qui est important : de vivre ensemble, de sentir les choses de la même manière, sans aucune sorte de compétition. C’est ça que j’essaie de leur communiquer. Plus on progresse, plus la cible s’éloigne, parce que les exigences deviennent toujours plus grandes, plus profondes. On n’atteint jamais son objectif quand on est vraiment musicien.
Fig. 4 : Pancho Valdivia et Manco Capac au Festival du Bois de la Bâtie
Genève, 27 mai 1989. Photo : Christiane Genoud.
L.A. : Vous donnez des concerts avec Manco Capac. Comment le public réagit-il à l’écoute de cette musique qui n’est pas le folklore courant et qui, de plus, est jouée par un groupe à majorité européenne ?
P.V.T. : Elles sont très diverses. Certains Latino-Américains sont enchantés, parce qu’ils se retrouvent réellement dans cette musique ; il arrive que d’autres se sentent comme trahis, d’entendre leur musique la plus authentique jouée par des étrangers. Quant aux Européens, ils sont souvent déroutés, car ils s’attendaient à autre chose. Mais en définitive, ils apprécient beaucoup cette démarche.
- 2 Manco Capac : Ritual. Musique rituelle andine. VDE CD-606, 1989.
L.A. : Vous venez d’enregistrer un disque avec Manco Capac2. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
P.V.T. : Pour moi, rien de spécial ; c’est un pas de plus sur mon chemin. En l’écoutant aujourd’hui, nous pouvons juger nos erreurs et progresser. Mais sinon, je n’y pense plus, je suis déjà concentré sur la suite de mon travail, sur le prochain disque... De toute façon, il ne s’agit pas d’une affaire commerciale ; c’est plutôt un témoignage d’un moment passé ensemble, d’un stade du développement de ce groupe.
L.A. : Le disque s’appelle Ritual. Quelle a été votre démarche ?
P.V.T. : Ce disque est une production du groupe ; nous avons donc pu enregistrer ce que nous désirions, sans aucune concession. Nous avons choisi de n’enregistrer que de la musique rituelle, parce qu’elle est la plus profonde, la plus vitale dans le répertoire andin, et que, de plus, c’est celle que nous pratiquons toujours ensemble. Le rite est universel ; une fois qu’on a pénétré son sens, qu’on s’est intégré à son univers, avec respect, tout le monde peut y avoir accès. Il ne s’agit donc pas d’une imitation de rituels, mais de la manifestation d’un esprit, de l’esprit qui nous a guidés tout au long de notre travail commun.
Propos recueillis et traduits par Laurent Aubert
Notes
1 Les Diaguitas sont un peuple constitué principalement de bergers et d’agriculteurs des vallées de la précordillère, ayant fait partie de l’Empire Inca. L’unité de base de l’organisation sociale était la famille. La terre était propriété commune. La céramique des Diaguitas est peut-être l’une des plus belles céramiques indigènes sud-américaines.
Les Diaguitas arrivèrent du nord et se rendirent indépendants des Incas tout en ayant été fortement influencés par eux. Des traditions, puisées aux sources de l’histoire, montrent que les Diaguitas se sont opposés à l’avance des Incas sur leur nation. C’est certainement cette attitude « guerrière » qui leur a permis de conserver leur propre culture et nous autorise à soutenir la thèse selon laquelle certaines formes de cultures actuelles doivent leur origine à la vitalité des Diaguitas.
Un exemple : tous les 6 janvier, de nombreux pélerins et groupes de danseurs se réunissent pour la fête religieuse du Señor de la Tierra à Cunlagua. Aujourd’hui, cette manifestation correspond à une fête catholique célébrée par les paysans et les mineurs... mais nous pouvons être sûrs que l’origine est bien plus ancienne ; sur la colline où se dresse l’église actuelle, existent des restes d’autels d’offrandes indigènes couverts de hiéroglyphes et de figures mythiques.
Souvenons-nous que les Espagnols précisaient « de la Tierra » lorsqu’ils rencontraient des éléments similaires aux leurs, afin de les différencier de ceux de Castille. Ainsi, les lamas sont appelés « moutons de la Tierra », une sorte d’arbre deviendra « romero de la Tierra », et ainsi de suite. Nous avons donc la conviction que El Señor de la Tierra était une divinité indigène qui correspondait au concept espagnol du Dieu universel.
Nous pourrions ainsi citer de nombreux exemples simplement pour démontrer la persistance de cette culture « disparue » aux yeux de beaucoup (P.V.T.).
2 Manco Capac : Ritual. Musique rituelle andine. VDE CD-606, 1989.
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Titre | Fig. 1 : Pancho Valdivia Taucán |
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Légende | Photo : Christiane Genoud. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2397/img-1.jpg |
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Titre | Fig. 2 : Tarkeros aymaras du village d’Italaque (Bolivie). |
Légende | De gauche à droite : tarka curahuarera, tarka salina et bombo. La Paz, 26 février 1990. Photo : Pancho Valdivia Taucán. |
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Titre | Fig. 3 : Tarkeros quechuas lors du défilé de carnaval. |
Légende | La Paz, 26 février 1990. Photo : Pancho Valdivia Taucán. |
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Titre | Fig. 4 : Pancho Valdivia et Manco Capac au Festival du Bois de la Bâtie |
Légende | Genève, 27 mai 1989. Photo : Christiane Genoud. |
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Fichier | image/jpeg, 639k |
Pour citer cet article
Référence papier
Laurent Aubert, « Le chant des roseaux », Cahiers d’ethnomusicologie, 3 | 1990, 205-216.
Référence électronique
Laurent Aubert, « Le chant des roseaux », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 16 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2397
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