1En Afrique de l’Ouest, qui dit griot dit forcément tradition orale, et surtout pouvoir de la parole. Dans la société mandingue, le griot (djéli) est en effet l’artisan du verbe, au même titre que le forgeron (numun), qui est celui du métal : comme lui, il est nyamakala (artisan, homme de caste). Instrument de prestige des puissants, arbitre des conflits sociaux, il peut être généalogiste, voire même doma, c’est-à-dire traditionaliste, détenteur des légendes et des mythes. Musicien, il a longtemps gardé le monopole du jeu des instruments mélodiques, seuls quelques tambours pouvant être battus par des non-griots. Il est le chantre, le héraut de la société mandingue, et par la même son influence sur ladite société apparaît évidente. Dès lors, parler de musique et de pouvoir à propos des griots, c’est d’abord évoquer le pouvoir du griot à travers sa musique, un pouvoir exercé sur ceux qui l’écoutent, c’est-à-dire toute la société mandingue, à des degrés différents selon les échelons de la hiérarchie sociale.
2Pourtant, la relation n’est pas si simple. Tout influent qu’il soit, le griot subit lui-même des pression externes, consciemment ou non. Elles peuvent être d’ordre matériel, le griot s’attachant le plus souvent à un horon (noble) dont il chantera les louanges, mais qui risquera parfois d’influencer à son tour le répertoire de son griot, en fonction de ses propres caprices ; or les griots ne sont pas toujours intègres. Pressions idéologiques également, qui touchent plus profondément le contenu même de la tradition : le contexte politique de ces dernières décennies ne s’y prête hélas que trop bien. Et finalement, ces pressions d’un autre ordre, mais non moins puissantes et dangereuses : les modes, l’attrait de l’Occident européen ou américain dont elles sont un trait caractéristique, l’appât du gain à l’étranger... Ces phénomènes bien réels, que l’on ressent très fort en Afrique occidentale, m’incitent à parler d’un autre pouvoir, d’autres pouvoirs même, exercés cette fois sur le griot.
3Il ne m’appartient pas de donner ici une définition du griot. Il me suffit de rappeler sa présence dans toute la zone d’expansion mandingue, du Sénégal au Burkina Faso, en passant par la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest subsaharienne. Pour le reste, je me contenterai de reprendre la célèbre introduction de D.T. Niane :
« Je suis griot. C’est moi Djeli Mamadou Kouyaté, fils de Bintou Kouyaté et de Djeli Kedian Kouyaté, maître dans l’art de parler. Depuis des temps immémoriaux, les Kouyaté sont au service des princes Keita du Manding : nous sommes les sacs à paroles, nous sommes les sacs qui renferment des secrets plusieurs fois séculaires. L’art de parler n’a pas de secret pour nous ; sans nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli, nous sommes la mémoire des hommes ; par la parole nous donnons vie aux faits et gestes des rois devant les jeunes générations.
[...] Je connais la liste de tous les souverains qui se sont succédés au trône du Manding. Je sais comment les hommes noirs se sont divisés en tribus, car mon père m’a légué tout son savoir : je sais pourquoi tel s’appelle Ka-mara, tel Keita, tel autre Sidibé ou Traoré ; tout nom a un sens, une signification secrète.
J’ai enseigné à des rois l’Histoire de leurs ancêtres afin que la vie des Anciens leur serve d’exemple, car le monde est vieux, mais l’avenir sort du passé. Ma parole est pure et dépouillée de tout mensonge ; c’est la parole de mon père ; c’est la parole du père de mon père. Je vous dirai la parole de mon père telle que je l’ai reçue ; les griots de roi ignorent le mensonge. Quand une querelle éclate entre tribus, c’est nous qui tranchons le différend car nous sommes les dépositaires des serments que les Ancêtres ont prêtés. »
(Niane 1960 : 9, 10).
4Djeli Mamadou Kouyaté est un griot traditionaliste malinké, du village de Djeliba Koro, en Guinée. Mais ses paroles pourraient aussi bien venir de n’importe quel autre grand griot bambara ou mandinka, malien, sénégalais ou autre, tant elles expriment la fonction même du griot. Nous le trouvons ici détenteur du savoir traditionnel, généalogiste, historien, conseiller des puissants, médiateur et arbitre. Certes, tous les griots ne parviennent pas à un tel degré de savoir et de sagesse, loin de là ! Amadou Hampaté Ba, doyen des historiens et anthropologues africains, les divise d’ailleurs en trois catégories (Hampaté Ba 1980 : 214-215), respectant la classification traditionnelle des nyamakala-artisans du Mandé :
« - Les griots musiciens, qui jouent de tous les instruments (monocorde, guitare, cora, tam-tam, etc.). Souvent merveilleux chanteurs, ils sont conservateurs et transmetteurs des musiques anciennes en même temps que compositeurs ;
- les griots “ambassadeurs” et courtisans, chargés de s’entremettre entre les grandes familles lorsqu’il existe des différends. Ils sont toujours attachés à une famille royale ou noble, parfois à une seule personne ;
- les griots généalogistes, historiens ou poètes (ou les trois à la fois) qui sont aussi généralement conteurs et grands voyageurs, et pas forcément attachés à une famille.
[...] La société africaine étant fondamentalement fondée sur le dialogue entre les individus et la palabre entre communautés ou ethnies, les diéli, ou griots, sont les agents actifs et naturels de ces palabres. Autorisés à avoir “deux langues dans leur bouche”, ils peuvent éventuellement se dédire sans qu’on leur en tienne rigueur, ce que ne pourrait faire un noble à qui il n’est pas permis de revenir inopinément sur sa parole ou sur une décision. Il arrive même aux griots d’endosser une faute qu’ils n’ont pas commise afin de redresser une situation ou de sauver la face des nobles. »
Fig. 1 : Griot joueur de tambour d’aisselle à Bobo Dioulasso (Burkina Faso)
Photo : Astrid Sangaré-Stierlin.
5Maîtres de l’art de parler, artisans de la parole, les djéli sont les grands porteurs des nouvelles, les entremetteurs désignés pour les affaires comme pour les démarches matrimoniales ; ils peuvent à leur gré aviver ou atténuer les conflits sociaux.
6Or le plus souvent, le griot accompagne sa démarche de musique. Son rôle ne consiste-t-il d’ailleurs pas à charmer son auditoire, que ce soit par souci didactique, afin d’agrémenter les récits toujours prolongés des épopées passées, ou stratégique, pour mieux convaincre ? Le griot qui évoque le riche passé du Mandé, de même que l’entremetteur et l’arbitre, tous accompagnent leurs chants au n’goni, à la cora, au balafon ou à la guitare.
7Le fait de jouer d’un instrument apparaît donc comme une « fonction secondaire » propre à tout griot, l’instrument de musique donnant plus de poids à sa fonction sociale première : celle d’intermédaire, de par la parole qui est son domaine réservé. La musique intervient comme support du message, ou mieux encore, comme l’assaisonnement indispensable qui donne encore plus de valeur à un chant déjà prestigieux. Et de fait, plus le griot est virtuose, plus grande sera son influence sur son auditoire. Le horon reste toujours sensible aux qualités musicales de son griot, au timbre de sa voix, aux sonorités de son instrument. Je ne prendrai à ce propos qu’un exemple, celui de la rencontre de Fassèkè Kouyaté, griot de Sundjata Keita et ancêtre de tous les Kouyaté, avec Soumaworo Kante, le roi sorcier de Sosso :
« Bref, quand Bala Fassèkè arriva dans la cour de Sosso, Soumaworo se trouvait en brousse ; il prit le grand balafon du Sosso, le coucha, puis se mit à en jouer avec une virtuosité peu commune. Le son parvint aux oreilles de son propriétaire qui s’écria : “Est-ce une personne ou un génie qui joue de mon balafon ?” Il se transforma aussitôt en tourbillon et regagna sa maison. C’est sous forme de tourbillon que Soumaworo revint chez lui et, posant un pied sur le seuil de la porte et l’autre près du balafon, demanda : “Un génie ou une personne ? Ah ! ce n’est pas la voix d’un génie, mais bien celle d’un homme. Qui es-tu donc ? - Je suis Fassèkè Kwâté. - Et d’où viens-tu ? - Je viens de Dakadjalan t’apporter un message des gens du Manden. - Ah ! ainsi donc, tu es un virtuose du balafon ! C’est seulement maintenant que je réalise qu’il n’est pas convenable qu’un homme joue ses propres louanges sur un balafon. Et comme ton nom est Fassèkè, je vais te trancher les deux tandons d’Achille afin que tu demeures pour de bon auprès de mon balafon ; ainsi, on t’appellera Bala-Fo-Fassèkè Kwâté, ‘Fassèkè Kwâté, le joueur de balafon’” » (Cissé & Kamissoko 1988 : 165).
8Si Soumaworo Kante n’accède pas à la requête de Bala Jassèkè, qui consistait à demander la paix avec le Sosso, il n’en tombe pas moins sous le charme de la musique du griot, au point de se l’approprier par la force. Et si l’on en croit la tradition de Krina, évoquée par le grand griot malinké Wa Kamissoko, c’est ce fait qui pousse Sundjata Keita à déclarer la guerre : il s’agit pour lui de récupérer son griot, tant les torts imposés à celui-ci le touchent personnellement. Quant au rôle du balafon dans cette histoire, il suffit de rappeler qu’il portait (et porte encore !) le titre de son propriétaire : « Sosso kèmoko », « le patriarche du Sosso », et qu’il se trouve depuis 1975 sous la garde du patriarche des griots Kouyaté de Njafassola en République de Guinée (Cissé & Kamissoko 1988 : 129). Cela montre bien la valeur sacrée de l’instrument et son importance aux yeux des griots. C’est en effet de l’instrument que naît la musique, et c’est la musique qui porte la parole. En ce sens, on peut sans exagérer parler du pouvoir de la musique dans la société mandingue.
9On pourrait évoquer encore ces riches horon rivalisant de générosité pour leurs griots, prêts à dépenser des fortunes en cadeaux, tant il est vrai « qu’il est si agréable de s’entendre louanger par un autre » !
10Si, comme le dit si bien la fable, tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute, il n’en reste pas moins lui-même lié à certaines conditions, à un certain contexte, qui peuvent influencer, parfois même sans qu’il en prenne conscience, son style oratoire, voire même la substance de son propos.
11La première pression que subit le griot relève de sa place dans la société : homme de caste, il lie le plus souvent son destin à celui d’une famille horon, conférant ainsi à son statut honneur et stabilité. Il en devient alors le porte-parole lors des cérémonies, le conseiller de tous les instants. Mais de par son rôle, il demeure d’une certaine manière soumis aux désirs de celui ou ceux à qui il s’attache. Soucieux de garder sa place, et connaissant les goûts des horon, il s’adaptera à leurs exigences musicales lorsque se font sentir des influences externes et des apports culturels nouveaux. Ce phénomène touche aussi bien le répertoire que le choix des instruments : ainsi, par exemple, l’usage de plus en plus répandu de la guitare, s’il trouve son origine dans les possibilités nouvelles et l’exceptionnelle capacité d’adaptation de cet instrument, n’en est cependant pas moins lié à une mode musicale et à l’attrait de la modernité. Le griot guitariste, à un moment donné, s’est vu mieux placé à la fois pour aborder un répertoire plus vaste et pour séduire son auditoire. Et de plus en plus, celui-ci l’a poussé à prendre ce nouvel instrument. Le choix a donc été conditionné, dans une certaine mesure en tout cas. Mais nous reviendrons plus loin sur le problème des modes.
12Il est en effet un autre type de pression : celle des idéologies, qu’elles soient progressistes ou conservatrices. Ainsi, l’accès à l’indépendance et la restructuration des États africains ont influencé, et influencent encore, toutes les cultures traditionnelles, bouleversant parfois leur mode de transmission.
13Voici, à titre d’exemple et d’illustration, un texte trouvé au dos d’un disque spécialement édité en 1961 pour le troisième anniversaire de la proclamation de l’indépendance de la République de Guinée, et présentant pour la première fois l’Ensemble Instrumental Africain de la Radiodiffusion Nationale :
- 1 Voir discographie : Tempo 7010, 1961.
« L’idée de sa création en fut lancée pour la première fois par Son Excellence Sékou Touré, Président de la République de Guinée, lors de la Conférence Nationale du Parti Démocratique de Guinée, à Kissidougou, en novembre 1960.
Composé des meilleurs artistes de la République, l’orchestre de la Radiodiffusion Nationale a l’avantage de réunir des hommes issus des grandes régions naturelles de notre pays.
Ces artistes autrefois communément appelés griots, sont unis par le souci d’une même recherche : rénover, adapter et stabiliser les vieux airs africains, créer des nouveaux chants à la mesure des besoins d’une révolution dynamique, interpréter les meilleurs airs de la Nation, étudier rationnellement notre musique et les instruments africains et, sur cette base, fabriquer de nouveaux instruments »1.
14Le disque est tiré d’une série au titre significatif : « Sons nouveaux d’une nation nouvelle ». Il met en lumière certaines déviances, pas forcément nouvelles d’ailleurs, mais qui, de plus en plus, risquent d’influencer négativement le mode de transmission du savoir des griots, voire la nature même de leur rôle social. Tout d’abord, et ce n’est pas nouveau, les griots sont sollicités par la propagande - dans l’exemple cité, celle du Parti démocratique guinéen, mais le phénomène est aussi vieux que les griots eux-mêmes : la différence vient de ce que aujourd’hui, l’État (qu’il soit démocratique ou non) dispose d’une police et de moyens de pression plus efficaces et persuasifs. La tentation est grande d’utiliser à des fins politiques les connaissances du griot : mythes, généalogies ou épopées du passé. Les résultats ne se font dès lors pas attendre : une majorité des griots, déjà déstabilisés par les changements sociaux de ces dernières décennies, soit abandonnent leur rôle et se lancent dans d’autres professions, soit deviennent exclusivement musiciens et tendent à suivre la direction indiquée par le texte cité ci-dessus.
15Le danger est évident : en privilégiant l’aspect purement musical et instrumental, ou en ne gardant des traditions dont ils sont les dépositaires que les éléments susceptibles d’intéresser leurs commanditaires, les griots courent le risque de perdre le reste de leur héritage, mettant alors en péril la transmission d’un savoir immense, par rapport auquel, nous l’avons déjà dit, la musique garde un rôle de second plan. Quant aux traditionalistes, ils se murent le plus souvent derrière un silence hermétique, plutôt que de dispenser à la volée et sans distinction ce savoir à valeur sacrée. Par peur de brader le kouma korò, les « paroles anciennes », véritables leçons philosophiques brodées de proverbes et de da lakan, « formules incantatoires », ils ne lèguent leur savoir qu’au compte-goutte et à des disciples dignes de confiance.
« On n’a pas l’oreille et la confiance d’un traditionaliste pour de l’argent et encore moins un mois après qu’on eut fait sa connaissance. Par ailleurs, il n’est pas donné à un tèmèba, à un passant, d’entendre, a fortiori d’enregistrer par écrit et encore moins sur bande magnétique la Tradition. Je sais de quoi je parle... Ces conditions doivent faire réfléchir ceux qui croient, selon les mots de ce patriarche de Kangaba, que “le recueil des paroles anciennes du Manden est comme une simple opération de ramassage des drupes de karité ou une collecte de miel sauvage”. » (Cissé & Kamissoko 1988 : 393).
16S’ils n’ont traditionnellement pas accès à la plupart des sociétés d’initiation (djow = cultes, secrets), confréries (tònw) ou autres associations savantes (ladjèw), et s’ils sont censés tout ignorer de leur enseignement secret - ce qui n’est pas démontré ! - les griots n’en sont pas moins, et de loin, la « mémoire historique des Malinké ». Il leur revient une responsabilité socio-culturelle incontournable, et de ce fait, il est faux et dangereusement réducteur de les assimiler à nos baladins ou à de simples instrumentistes. Leur musique est porteuse de l’identité mandingue, elle ne doit pas perdre son rôle ni sa place dans la Tradition.
17Nous avons déjà évoqué le phénomène des « modes », au sens commercial du terme, à propos des exigences musicales du horon, et son effet sur l’art des griots. J’aimerais y revenir pour étudier un problème plus spécifiquement contemporain : l’attrait de l’Occident. Celui-ci se manifeste chez les griots, et plus généralement chez tous les musiciens ouest-africains, à travers deux tendances qui ne sont d’ailleurs pas forcément incompatibles. La première consiste à délaisser le répertoire et les instruments traditionnels au profit d’une musique « exotique » modelée par les goûts du public blanc européen et selon des principes essentiellement commerciaux. La seconde, plus intéressante de notre point de vue, vise plutôt à adapter le répertoire traditionnel, à en modifier l’orchestration, ou encore à élargir le répertoire des instruments traditionnels, mais toujours en fonction d’une certaine demande occidentale.
18Je ne m’occuperai quant à moi que de cette seconde tendance, la première ne présentant en soi que peu d’intérêt pour notre sujet. Des exemples évidents viennent à l’esprit, portés par les médias : Mory Kante, parfois appelé le « griot électrique », Salif Keïta, qui sans être griot de caste, n’en emprunte pas moins le répertoire pour mieux le transformer, et tant d’autres, plus ou moins connus. Pour ma part, je préfère revenir un peu plus en arrière, et parler davantage des ensembles musicaux dits « de synthèse », qu’ils soient nationaux ou non. L’intérêt de ces groupes vient de ce qu’ils jouent le plus souvent un rôle de représentation des différentes cultures dont ils tirent leur répertoire, et que réciproquement, ils sont les vecteurs de nouveaux apports culturels. Nous avons déjà rencontré plus haut l’exemple de l’Ensemble Instrumental Africain de la Radiodiffusion Nationale, fondé en Guinée par Sékou Touré ; l’ensemble national du Mali, pour n’en citer qu’un autre parmi les plus célèbres, a déjà effectué de nombreux enregistrements très prisés en Europe, ainsi que quelques tournées remarquées. Le principe est simple et se retrouve dans toute l’Afrique de l’Ouest : on rassemble des musiciens d’ethnies et de cultures différentes, pour présenter un panorama aussi large, aussi riche que possible. Cette façon de procéder n’est d’ailleurs pas le propre des ensembles nationaux : on la retrouve, à plus petite échelle, auprès de nombreuses troupes de musique et de danse qui, du Burkina Faso à la Sierra Leone, cherchent à rassembler les meilleurs musiciens et danseurs de leurs contrées respectives.
19La démarche peut se révéler enrichissante. Ainsi, une troupe qui réunit par exemple des Mossi, des Peul, des Bobo et des Marka, permet à ses différents membres d’enrichir leur répertoire personnel tout en prenant conscience de leurs propres spécificités : elle encourage les échanges interculturels. Pourtant, le risque demeure de trop privilégier la synthèse aux dépens des différences : c’est d’ailleurs le grand défaut de la politique socio-culturelle de la plupart des gouvernements ouest-africains, soucieux avant tout de donner de leurs pays respectifs l’image de nations unifiées, image qu’ils considèrent incompatible avec celle, pourtant réaliste et évidente, de mosaïques ethniques et culturelles. Le souci formel de l’ensemble « de synthèse » tend dès lors à favoriser l’assimilation d’éléments différents au profit d’un tout aussi bien organisé que peu représentatif des réalités culturelles. Le griot y occupe, là encore, une place d’instrumentiste, mais il est serré de près par tous les nouveaux musiciens non castés, qui lui font une concurrence de plus en plus importante. Il ne dispose plus de ce monopole musical et oratoire qui faisait de lui le héraut de la société ouest-africaine. Et s’il conserve ses privilèges et son rôle social dans des régions où la vie traditionnelle garde ses droits, l’Afrique urbaine tend en revanche à n’accorder au griot qu’un rôle bien modeste en rapport avec l’importance qu’il revêtait au temps, encore tout proche, du grand Manding.
20Cela dit, l’attrait de l’Occident, avant même les ensembles nationaux, se manifeste encore et surtout à travers le désir de plus en plus répandu, et exprimé par une majorité de musiciens rencontrés en Afrique occidentale, de s’expatrier pour mieux pouvoir vivre de leur art. Cet exil volontaire, ou en tout cas le projet qui en est fait, me permet d’aborder un dernier aspect de la problématique musique/pouvoir par rapport aux griots, à savoir le pouvoir exercé sur eux par certains musiciens, producteurs ou organismes installés en Europe, et auquel se soumettent les musiciens africains soucieux de « réussir ». Je pourrais évoquer longuement le cas de certains producteurs connus, particulièrement en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, dont les enregistrements font le bonheur des amateurs européens de musiques traditionnelles africaines, sinon celui des ethnomusicologues. Sous différents labels plus ou moins prestigieux, ils commercialisent avec un succès croissant les répertoires mandingues, voltaïques ou autres, leur offrant en contrepartie l’accès à certaines scènes européennes, ainsi que les meilleures techniques de prise de son et de marketing. Les musiciens européens ne voient d’ailleurs pas forcément la chose d’un mauvais œil dans la mesure où, d’une part, leur collègues africains sont souvent bloqués par des problèmes de visas et ne représentent que rarement une concurrence véritable ; et parce que d’autre part ceux-ci amènent avec eux des sons nouveaux dont le public reste friand, sons qui, adaptés et insérés dans les répertoires de jazz ou de rock, permettent à ces derniers d’évoluer en fonction de la demande.
21Je me contenterai pourtant d’un exemple moins évident, et à propos duquel j’ai au moins la certitude de ne pas me tromper, puisqu’il me concerne directement. Étant moi-même musicien, j’ai effectué jusqu’ici la plus grande partie de mon apprentissage auprès de percussionnistes mandingues reconnus ; appartenant par adoption au clan des Diarra, j’ai été confronté directement et intimement à la réalité des griots, et ai le plus souvent conservé d’excellents rapports avec eux. Revenu en Europe, j’y exerce mon métier dans des conditions qui, bien que très modestes, n’en présentent pas moins pour mes amis musiciens africains un attrait certain. D’où un nombre toujours constant de lettres me priant de faire venir en Suisse tel ou tel griot, tel ou tel batteur de djembé, pour lui permettre d’y trouver du travail, ou simplement pour jouer avec moi, dans un groupe présentant un répertoire mandingue métissé et arraché de son contexte ! C’est là que je vois, une fois encore, une relation de pouvoir dont nous autres, musiciens européens « africanistes », ne sommes pas toujours conscients. Et pourtant, cette relation existe bel et bien, qui pose d’un côté un griot - ou simplement un musicien ou un danseur - fort de son savoir traditionnel et parfois d’une expérience énorme, mais dépourvu de tout moyen de se faire connaître en Occident, et de l’autre celui qui, européen ou non, blanc ou non, musicien ou non, décide de faire venir le dit griot et de « s’occuper » de ses affaires. Qu’il le veuille ou non, l’Africain désireux d’exercer son art en Occident doit passer par un intermédiaire, et celui-ci ne dispose pas toujours des compétences nécessaires ; il peut alors devenir un élément négatif par rapport à l’évolution du griot, à son répertoire, et à la tradition qu’il représente.
22Ce danger n’est hélas que trop peu perçu par les griots eux-mêmes, pas plus que par les musiciens de la plupart de ces groupes de synthèse dont il était question plus haut. Ces derniers, déjà habitués à jouer en dehors de leur contexte culturel propre, ne voient le plus souvent que les avantages de l’exil : possibilité de gagner beaucoup plus, affranchissement par rapport à certaines exigences sociales traditionnelles, etc. Mais ceux-là sont déjà ceux qui, en Afrique, vivent le mieux de leur art : ils ont été sélectionnés parmi beaucoup d’autres, et ont bien davantage de chances de se faire remarquer par quelque grand musicien ou producteur, lors d’une tournée de leur ensemble. Il n’en va pas de même pour tous les autres, ceux des villes de province, ceux des villages, pour qui le fait de jouer dans les seules fêtes traditionnelles ne représente plus, à l’heure de la radiocassette, que l’ultime solution, puisqu’elle leur permet tout au plus de faire vivre leur famille au jour le jour. Conscients de la précarité de leur situation, ils préfèrent souvent se séparer des leurs pour tenter leur chance à Abidjan, à Conakry ou à Dakar. D’autres encore vont au Burkina Faso, en particulier à Bobo Dioulasso, ancienne ville de commerce au marché réputé, de plus en plus visitée par une certaine catégorie de touristes européens : ceux-ci y cherchent, outre l’exotisme, un mode de vie simple, ouvert, et encore relativement authentique, parce que pauvre. Ils y découvrent la saveur des musiques bobo et sénoufo, exécutée sur les grands balafons pentatoniques, et, à leur retour, en ramènent des instruments confectionnés à leur intention, achetés deux ou trois fois leur prix sur les abords du grand marché. Ainsi se crée un véritable commerce d’instruments, qui contribue à son tour à attirer encore davantage de touristes, en quête cette fois de professeurs de danse où de percussion. Les musiques traditionnelles et leurs interprètes entrent ainsi dans le jeu du tourisme, délaissant malheureusement souvent l’authenticité pour pouvoir toucher un nouvel auditoire, moins exigeant mais plus riche.
23Est-ce à dire que ces musiciens sont condamnés à choisir, à plus ou moins court terme, entre une évolution dirigée par le marché européen et leur disparition pure et simple ? La réponse ne m’appartient évidemment pas, mais on peut toutefois distinguer différents éléments susceptibles de nous en rapprocher. Le premier concerne les sociétés traditionnelles toutes entières qui, d’une façon ou d’une autre, sont toutes confrontées à des problèmes d’acculturation. Les bouleversements sociaux profonds de ces dernières années obligent les griots, chantres de la société mandingue traditionnelle, ainsi que tous les autres musiciens, à redéfinir leur place au sein même desdites sociétés. Autant dire que cela risque de prendre beaucoup de temps, si l’on considère l’allure et la profondeur auxquelles s’effectuent ces changements.
24Un second élément de réponse réside dans l’action conjuguée des africanistes - anthropologues, historiens et ethnomusicologues, africains ou non -pour éveiller la conscience des griots et les rendre attentifs à l’accélération des changements, et donc à l’urgence d’une réaction. Là encore, la bataille est loin d’être gagnée, tant il est vrai qu’on n’acquiert pas si facilement la confiance d’un griot, et qu’on n’achète pas un vrai traditionaliste. Les interdits sont nombreux, les rivalités également, qui empêchent le plus souvent les dépositaires de se mettre d’accord sur une attitude commune à adopter face à l’évolution de la société. Les intérêts claniques, tout comme ceux des différentes sociétés secrètes ou initiatiques, ne concordent pas toujours, et l’on n’a pas vraiment, dans ce monde-là, l’habitude de calculer à long terme. Il y a pourtant un progrès notoire, lié d’une part à l’action soutenue de différents organismes plus ou moins désintéressés, et d’autre part à certains individus passionnés et intransigeants, prêts à défendre la culture mandingue envers et contre tout, pour en préserver l’immense richesse. Les uns et les autres s’attachent à réunir, en Europe comme en Afrique, des interlocuteurs valables, à l’occasion de rencontres interculturelles, de conférences et de festivals.
Fig. 2 : Le groupe burkinabé Wountey à Bobo Dioulasso
Photo : Isabelle Meister, 1988.
Fig. 3 : Le groupe burkinabé Farafina sur scène en Europe
Photo : Artways.
25Telles sont les données du problème ; une situation sociale qui ne peut qu’évoluer, des hommes qui n’y retrouvent plus toujours leur place, et d’autres qui, tant bien que mal, aimeraient éviter que se perde à jamais le patrimoine des premiers. A travers les griots, c’est en effet l’héritage des Anciens qu’il s’agit de préserver ; musical et historique - les deux sont ici indissociables - cet héritage contient peut-être le salut des peuples d’Afrique, « car le monde est vieux, mais l’avenir sort du passé ».