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Dossier

Chine : le pouvoir en chantant

Sabine Trebinjac
p. 109-117

Full text

1Pour un Occidental, parler de Musique et Pouvoir est une tentative d’évaluer le pouvoir de la musique. Soit il s’agit du pouvoir de l’énoncé, thème central de la musicothérapie. Soit il s’agit du pouvoir du musicien qui, porteur d’un message, souvent politique d’ailleurs, acquiert le statut de modèle et le pouvoir de mobiliser les foules autour de lui : il peut alors lancer un concert pour l’égalité, contre l’apartheid, contre le Sommet des pays les plus industrialisés, par exemple. Ou bien encore, il se trouve porteur d’une aura philosophique ou mystique : l’esthétique et la technique de son jeu sont copiées par de nombreux adeptes qui espèrent ainsi se rapprocher, voire même s’identifier à leur maître.

2En Chine, le thème de Musique et Pouvoir a excité la plume de nombreux penseurs. Mais, dès le départ, les données sont différentes. En effet, Musique et Pouvoir sont considérés comme deux notions comparables, aucune des deux ne primant sur l’autre. On parle aussi bien du Pouvoir de la Musique que de la Musique du Pouvoir. En fait, c’est la notion même de pouvoir qu’il convient de préciser. Chez nous, musique se juxtapose à pouvoir, alors envisagé comme une possibilité d’efficacité et d’action sur quelque chose ou sur quelqu’un ; en Chine, le pouvoir est à comprendre comme la puissance, l’autorité politique. J’utiliserai indifféremment politique ou pouvoir, les deux termes ayant été posés en synonymes.

3J’exposerai ici quelques données qui justifient que l’on traite du pouvoir et de la musique en Chine en tentant de comprendre l’aspect théorique, tout en illustrant mon propos de quelques conséquences pratiques de cette idéologie. Je ne considérerai pas uniquement la période contemporaine et la culture marxiste de la Chine communiste mais également la Chine classique afin de mettre en valeur la spécifité chinoise de cette relation musico-politique qui, si elle a pu subir l’influence du stalinisme, n’en constitue pas un fidèle reflet et conserve encore aujourd’hui des aspects de la pensée confucéenne.

  • 1 Le système pinyin est utilisé pour la transcription du chinois.

4Enfin, je ne m’appuierai ici que sur deux textes, les Notes sur la Musique, rédigées au IIe siècle av. J.-C. par des disciples de Confucius et les Causeries sur la littérature et l’art à Yenan, propos tenus par Mao Zedong1 en mai 1942.

  • 2 Les traductions sont de l’auteur.

« Les sons des époques calmes sont paisibles : ils traduisent la joie d’avoir une politique éclairée ; les sons des époques de troubles manifestent de la haine : ils traduisent la colère face à une politique obscure ; les sons d’un état anéanti sont douloureux : ils traduisent les malheurs du peuple. La raison musicale est conforme à la raison politique. [...] La première note de la gamme c’est le souverain, la deuxième note c’est les ministres, la troisième note c’est le peuple, la quatrième c’est les affaires, la cinquième c’est les choses. Si ces cinq [notes] ne sont pas embrouillées, le son ne peut être discordant. Si la première note est confuse, le son est désordonné : c’est que le souverain est arrogant. Si c’est la deuxième note, le son est lourd : c’est que les ministres sont corrompus. Si c’est la troisième note, le son est triste : c’est que le peuple éprouve du ressentiment. Si c’est la quatrième note, le son est mélancolique : c’est que les affaires sont pénibles. Si c’est la cinquième note, le son est angoissant : c’est que les richesses sont épuisées. Si les cinq [notes] sont toutes confuses, elles s’excluent les unes des autres : c’est ce qu’on appelle l’arrogance. A ce point, la ruine du royaume arrivera avant qu’un jour entier ne soit écoulé. [...] Celui qui a examiné les notes pour connaître les sons, qui a examiné les sons pour connaître la musique et qui a examiné la musique pour connaître la politique, peut gouverner parfaitement. On peut gouverner parfaitement [...] quand la musique, les rites, les châtiments et les lois ont pénétré dans les quatre directions et sans aucun obstacle. [...] Les hommes n’agissent plus avec violence, les princes feudataires se soumettent avec respect, on dépose les armes défensives et offensives, on n’utilise plus les cinq châtiments, le peuple n’est accablé d’aucune infortune, le Fils du Ciel n’est pas irrité : quand il en est ainsi, c’est que la musique a partout pénétré. [...] Faire que l’ordre social ne connaisse pas d’infortune, telle est l’essence de la musique. [...] En regardant les danseurs, on pouvait juger la vertu du gouvernement. [...] Aussi, les anciens souverains ont institué la musique parce qu’elle était un moyen de gouverner. Quand elle était bonne, les conduites humaines étaient vertueuses. [...] Les Saints aiment la musique : elle peut rendre les hommes bons ; grâce à elle, les hommes peuvent être émus et on peut réformer les us et coutumes. Aussi les anciens souverains ont fait grand cas de son enseignement. [...] Les anciens souverains se référaient aux sentiments et à la nature des hommes avant de fixer la hauteur et le nombre des tubes sonores. [...] Ils déterminaient le nom des tubes sonores, petits et grands, et les associaient par ordre du premier au dernier afin d’illustrer les actions à accomplir. [...] Dans les périodes de troubles, les rites sont pervertis, et la musique est licencieuse. [...] Lorsque la musique est en vigueur, les habitudes du peuple sont correctes : on peut examiner la vertu du prince. [...] Il est dit : “Sublime est la musique pour la conduite du peuple”. On dit : “Si on connaît à fond les règles de la musique et des rites, et qu’on les a mises en vigueur dans tout l’Empire, alors il n’y a plus de difficultés”. [...] La musique est le mandat du Ciel et de la Terre. Elle est le fondement du milieu et de l’harmonie ; les sentiments des hommes ne peuvent se soustraire à elle. » (Ji Liankang, 19822, chap. 1, 2, 4, 5, 6 et 8).

5Dans la Chine ancienne, la musique, qui englobe la musique instrumentale, la poésie et la danse, est une affaire d’État. Les empereurs y attachent une importance extrême. Et cela est déjà illustré dans les légendes qui entourent les souverains mythiques, inventeurs de tout ce qui permet la socialisation d’un groupe d’individus, c’est-à-dire le début de la civilisation : ainsi, l’écriture, le mariage, l’agriculture, la chasse, la pêche, etc., mais aussi la musique.

6Les affaires musicales commencent avec l’histoire des tubes sonores. C’est le premier empereur, Huang Di, qui envoie son ministre Ling Lun dans la vallée où naît le Fleuve Jaune, car il veut fixer les notes de musique. Ling Lun revient à la cour avec douze morceaux de bambou qui seront dès lors considérés comme des étalons sonores. Et ces tubes deviennent attributs et même symboles de l’empereur. A chaque changement dynastique, la première tâche du nouvel empereur est de régler la hauteur de ces étalons. En effet, il ne peut conserver les mesures de son prédécesseur puisqu’elles le représentent. D’autre part cette célérité s’explique parce que l’empereur avait pour première tâche, à son accession au pouvoir, de présider une cérémonie d’hommage à la Terre et au Ciel, garant du mandat céleste, pour légitimer sa possession du titre impérial.

7Dans les textes précédant le Xe siècle av. J.-C, figurent la musique, les instruments et les notes qui apparaissent comme autant de créations impériales. Puis, la nécessité d’effectuer de savants calculs pour fixer la hauteur des étalons sonores amène peu à peu à la formation d’une infrastructure dépendante de la personne impériale elle-même. Outre la nomination d’un ministre de la musique, l’empereur des Zhou forme un ministère de la musique qui comprend 1463 fonctionnaires. Sous les Han, devenu Bureau de la musique, Yuefu, cet organisme d’État de taille légèrement réduite - 829 fonctionnaires - verra ses tâches diversifiées. Et tout au long de l’histoire de la Chine, ministères ou bureaux de la musique se succèdent et chacun, symbole de la personne impériale, est marqué par son sceau.

8On peut alors se demander pourquoi l’empereur attache tant d’importance à la musique. D’abord, nous l’avons dit, parce qu’elle le symbolise. C’est-à-dire qu’une « bonne musique », des intervalles de notes fixés avec élégance, garantissent que l’empereur est bien en possession du mandat céleste et par conséquent qu’il gouverne le plus parfaitement possible son état. Rappelons ici qu’une personne se trouve un jour possesseur du mandat et que c’est aussi soudainement qu’elle s’en voit dépourvue. Ce retrait est la conséquence d’une volonté céleste et se manifeste par des troubles dans l’ordre cosmique ou terrestre : une étoile filante, une invasion de sauterelles, des inondations, une sécheresse, une rébellion ou une « mauvaise musique » généralement qualifiée dans les textes de « licencieuse » ou « perverse », sont autant de signes qui marquent la fin d’un règne. Il s’agit alors du pouvoir de la musique, pouvoir dont le champ de manœuvre est le politique. Ensuite, parce que la « bonne musique » peut éduquer les hommes, les conduire dans la bonne voie et assurer dans l’État l’harmonie parfaite. L’empereur en a donc besoin pour gouverner. On comprend par conséquent qu’il y consacre la plus grande attention et qu’il s’efforce de composer une musique du pouvoir qui marque sa politique. Miroir et objet doué d’une fonction, la musique est liée au pouvoir et tous deux sont en interaction.

9Examinons les tâches dévolues au Bureau de la musique ou Yuefu. Né sur une initiative de l’Empereur Wu des Han, le Bureau s’occupe bien entendu de la hauteur des tubes sonores, mais aussi de composer la musique jouée lors des rituels et de recueillir les traditions musicales des quatre coins de l’Empire. Ce travail de collecte est motivé par un double souci : obtenir des matériaux pour écrire la musique de l’État ; et sonder l’opinion publique sur l’idée qu’elle se fait du gouvernement. Dans les textes, nous trouvons quantité de documents narrant le déroulement de ces enquêtes et le travail de ces fonctionnaires, qui, souvent déguisés, cherchent à faire chanter les gens. Dès cette époque, les dirigeants de la Chine ont conscience de la valeur sociologique des chants, qui, considérés comme des énoncés dont le potentiel de diffusion est immense, grâce au support rythmique, sont très rapidement repris par une collectivité toute entière. Le groupe de locuteurs, ayant assimilé le message, le transmet alors de façon presque automatique. En outre, un indice linguistique nous confirme que la portée sociale du chant n’a pas échappé aux gouvernants : l’expression à traduire littéralement par « présentation des chansons et rumeurs », et qui avait bien ce sens à l’origine, devient la formule désignant un « rapport administratif ».

10Les fonctionnaires qui font chanter les gens se retrouvent face à un important registre thématique : le chant fonctionnel, le chant amoureux, mais aussi le chant narratif. C’est cette dernière catégorie qui offre le plus grand nombre de renseignements, ou tout au moins d’indices sur l’application locale de la politique prônée par l’empereur. Par exemple, sont citées des chansons qui mettent en cause l’honnêteté de tel mandarin, le zèle de tel autre à user de son pouvoir, ou les mœurs dissolues d’un troisième. Quelles sont les conséquences de ces accusations ? Le potentat local mis en cause est puni. Les chants sont alors des témoignages accablants, et leur qualité de messages oraux collectifs annule la possibilité de vengeance contre le locuteur.

11Devant l’ingéniosité du procédé, on ne peut que s’étonner que ces pratiques d’utilisation du chant n’aient pas été plus universelles !

  • 3 C’est nous qui soulignons.

« Nous luttons pour la libération du peuple chinois sur maints fronts différents ; deux d’entre eux sont le front de la plume et le front de l’épée, c’est-à-dire le front culturel et le front militaire. [...] Le but de notre réunion d’aujourd’hui est précisément de faire en sorte que la littérature et l’art s’intègrent parfaitement dans le mécanisme général de la révolution, qu’ils deviennent une arme puissante pour unir et éduquer le peuple, pour frapper et anéantir l’ennemi. [...] Nous avons déjà dit que la nouvelle culture chinoise3, à l’étape actuelle, est la culture anti-impérialiste et antiféodale des larges masses populaires. [...] Nous devons recueillir le riche héritage et maintenir les meilleures traditions de la littérature et de l’art chinois et étranger, mais pour les mettre au service des masses populaires. Nous ne refusons nullement d’utiliser les formes littéraires et artistiques du passé : entre nos mains, refaçonnées et chargées d’un contenu nouveau, elles deviennent, elles aussi, propres à servir la révolution et le peuple. [...] La vie du peuple est en elle-même une mine de matériaux pour la littérature et l’art, matériaux à l’état naturel, non travaillés, mais qui sont en revanche ce qu’il y a de plus vivant, de plus riche, d’essentiel. [...] Nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. Si la vie comme la littérature et l’art sont beaux, la vie reflétée dans les œuvres littéraires et artistiques peut et doit toutefois être plus relevée, plus intense, plus condensée, plus typique, plus proche de l’idéal et, partant, d’un caractère plus universel que la réalité quotidienne. Puisant leurs éléments dans la vie réelle, la littérature et l’art révolutionnaires doivent créer les figures les plus variées et aider les masses à faire avancer l’histoire. [...] Sans une telle littérature, un tel art, ces tâches (s’unir et lutter) ne pourraient être accomplies ou ne pourraient l’être avec autant d’efficacité et de rapidité. [...] Il s’agit, d’une part, d’une littérature et d’un art d’un niveau élevé, qui se sont développés sur la base d’une littérature et d’un art d’un niveau élémentaire et sont nécessaires à la partie des masses dont le niveau s’est élevé ; [...] d’autre part, il s’agit d’une littérature et d’un art d’un niveau élémentaire qui, à l’inverse, sont produits sous la direction de la littérature et de l’art de niveau élevé. Dans le monde d’aujourd’hui, toute culture, toute littérature et tout art appartiennent à une classe déterminée et relèvent d’une ligne politique définie. Il n’existe pas, dans la réalité, d’art pour l’art, [...] ni d’art qui se développe en dehors de la politique ou indépendamment d’elle. [...] La littérature et l’art sont subordonnés à la politique, mais ils exercent, à leur tour, une grande influence sur elle. [...] La révolution ne peut progresser et triompher sans la littérature et l’art, fussent-ils parmi les plus simples, parmi les plus élémentaires. [...] Il est impossible de mettre le signe égal entre la politique et l’art. [...] Néanmoins, n’importe quelle classe, dans n’importe quelle société de classes, met le critère politique à la première place et le critère artistique à la seconde. [...] Nous exigeons l’unité de la politique et de l’art, l’unité du contenu et de la forme, l’unité d’un contenu politique révolutionnaire et d’une forme artistique aussi parfaite que possible. » (Mao 1968 : 67-90).

Fig. 1 et 2 : Hongse Niangzijun, « Le détachement rouge féminin »

Fig. 1 et 2 : Hongse Niangzijun, « Le détachement rouge féminin »

ballet révolutionnaire créé à Pékin en 1964 ; porté à l’écran en 1970. Photos : Göskin Sipahioglu.

12Si la conception, prônée ici par Mao, d’un homme à la fois artiste et politicien n’est pas très éloignée de l’option léniniste exposée dans L’organisation du Parti et la littérature du Parti, elle mérite cependant notre attention parce que, d’une part, ce texte a été prononcé en 1942 dans la première base communiste organisée, soit sept ans avant l’instauration du gouvernement communiste et, d’autre part, parce qu’elle reste jusqu’à ce jour d’actualité, ce texte faisant encore figure de référence dans la politique culturelle post-maoïste. Au-delà du texte, je tenterai d’exposer une analyse des incidences musicales d’une telle politique culturelle.

13Au début des années cinquante, un vaste programme ethnographique est lancé par Mao. Il s’agit de recenser les différentes ethnies vivant en République populaire de Chine (RPC). Des directives sont données qui visent à déterminer les critères justifiant, pour certains groupes sociaux, le statut de « minorité nationale ». Entre la rubrique « religion » et « langage » apparaît celle de « musique ». Des musiciens ou des musicologues sont alors envoyés pour collecter les traditions musicales répertoriées. Jusqu’aux premiers jours de la Révolution culturelle (1966), on assiste à une prolifération de publications, sortes d’anthologies des musiques des « minorités nationales ». Cette priorité accordée aux affaires musicales de la part d’un gouvernement qui a tout à faire, peut surprendre. En réalité, la motivation politique est claire.

14Le Parti devait justifier l’identité nationale de ces différentes populations qui forment la « marmite chinoise ». Cet objectif géopolitique nécessite que les Miao se familiarisent avec les chants Xibo et vice-versa. Comme si connaître la musique de l’Autre, puis s’y habituer grâce à des spectacles et à des radiodiffusions, favorisait l’émergence d’une connivence, d’un sentiment réduit de l’altérité. Afin de faciliter la démarche, des méthodes assez perfectionnées ont été utilisées. En effet, on ne pouvait demander à un paysan cantonais d’apprécier de prime abord le chant du berger kazakh allant au pâturage. Aussi des musicologues pékinois sont-ils chargés de composer des airs « à la mode de... ». On se doute que de ces mélanges variés vont surgir des œuvres bâtardes et surtout une série de produits nouveaux étiquetés « chansons chinoises », censées représenter la RPC. L’utilisation de la musique pour valider une ligne politique est ici évidente.

15Mais il existe une autre dimension politique de l’utilisation des chants, qui constitue le deuxième volet de l’explication de la place accordée à la musique depuis 1949. Par des collectes systématiques, il est possible d’établir un répertoire d’esthétique musicale riche et varié, dans lequel on peut puiser pour composer une « musique nouvelle » destinée à « l’homme nouveau ». Notons que le gouvernement communiste a multiplié les créations musicales et en a fait un moyen d’éducation des masses ; par exemple, la femme de Mao, Jiang Qing, était connue pour son activisme et son goût en matière d’opéras révolutionnaires. Est-ce par souci de distraire les masses par des productions politiquement utiles ou parce que, selon le vieil adage confucéen, « la musique est la joie » et que, lorsqu’il est joyeux, le peuple est calme ? Les deux propositions sont envisageables. Mais ce qui est intéressant, c’est l’utilisation de la musique pour faire passer un message politique. On conserve la trame mélodique, on transforme les paroles que l’on enseigne, et on peut alors être assuré que le locuteur - sujet d’un régime autoritaire - qui a déjà assimilé la formule mélodico-rythmique va diffuser le contenu idéologique. On peut trouver quantité de vieilles chansons dont les paroles « rénovées » vilipendent les propriétaires fonciers ou glorifient le Parti communiste chinois (PCC).

16Au-delà de ces mystifications textuelles, il est possible de déceler un message dans le choix de la matière mélodique. Travaillant sur la musique ouïgoure de Chine et sur les compositions de chansons acculturées écrites à Pékin, j’ai eu entre les mains deux recueils totalisant 82 chansons « hanisées » du Xinjiang. J’ai alors été rendue attentive au fait que onze d’entre elles étaient des succès pendant la Révolution culturelle, et connues de Canton à Pékin, et de Shanghaï à Lhassa. Précisons que le Xinjiang, situé à l’extrême nord-ouest de la Chine, est peu peuplé. La population est composée de plusieurs ethnies turco-mongoles, possédant leurs langues, converties à l’islam et dont l’économie traditionnelle repose largement sur l’élevage, sauf pour les Ouïgours qui sont agriculteurs. Historiquement, les populations du Xinjiang n’ont jamais été de paisibles voisins pour les Han et, aujourd’hui encore, de graves tensions ponctuent leur cohabitation. Étant donné cet arrière-plan, j’étais étonnée du choix des registres ouïgour et kazakh pour lancer des chants révolutionnaires. En ce qui concerne les textes, les méthodes classiques de substitution ont été appliquées : les chants d’amour sont devenus des chants de louanges de la Chine nouvelle ou de longue vie au Grand Timonier. Quant aux arrangements mélo-dico-rythmiques, les procédés retenus sont eux aussi assez fréquents : on supprime triolets, quintolets et sextolets ; on abandonne un rythme 6/8 ; on raréfie les noyaux la-si-do ou mi-fa-sol ; on s’arrange pour terminer sur un do à l’octave - note qualifiée d’« optimiste et chaleureuse » ; on augmente l’ambitus de la pièce originale, par exemple. Tous ces « trucs » du musicien-politicien sont des techniques que j’ai souvent pu constater.

17Reste à savoir pourquoi on a utilisé des chants ouïgours ou kazakhs, deux populations qui ne se sont pas particulièrement distinguées au combat révolutionnaire. La réponse a été clairement argumentée. Ces chants ont été diffusés dans toute la Chine de 1968 à 1970 ; la population était alors tenue d’assister à de nombreuses activités politiques. Les réunions, défilés, débats ou séances de lecture drainaient des rassemblements gigantesques. Le privé ou l’individualisme étaient considérés comme des « émanations nuisibles d’une attitude réactionnaire », et de tels types de comportement étaient suspectés et même punis. Un autre point à considérer est que la population de la RPC est concentrées principalement sur une étroite bande de la côte est du continent. Conscient des effets psychologiques de la promiscuité, le Parti décida d’opter pour des chants ouïgours, sachant que le Shanghaïen envie le Khazakh pour ses longues chevauchées dans les steppes immenses, pour ses chants qu’il peut, sans aucune gêne, chanter à pleine gorge. Cette envie est parfois concrétisée par un départ vers ces steppes. Or, le gouvernement, redoutant une prise de conscience ethnique, souhaite mêler les populations au Xinjiang, car il doit à cette région la majorité de ses ressources naturelles et craint d’en confier le contrôle d’exploitation aux seuls natifs. Deux bonnes raisons socio-économiques pour tenter, par tous les moyens, de convaincre les Han au départ volontaire. La chanson révolutionnaire du Xinjiang est par conséquent à considérer comme une motivation de comportement social.

18En guise de conclusion, je tiens à dire que cette idéologie chinoise du « pouvoir en chantant » ne s’est pas arrêtée à la fin de la Révolution culturelle. En juin 1989, la Chine a connu un épisode dramatique de son histoire. Les vieilles recettes qui, une nouvelle fois, font leur apparition par la « porte de devant », rendent toute l’acuité de cette pratique de la musique politicienne et de la politique musicale :

  • 8 juillet : Zhao Ziyang est accusé officiellement de préférer la musique pop à l’opéra chinois - classique antinomie confucéenne de « musique élevée » contre « musique perverse » ;
  • 23 juillet : les étudiants de l’Université de Pékin se rassemblent sur leur campus pour chanter « Sans Parti communiste, pas de Chine nouvelle », un des grands classiques révolutionnaires chinois, sur l’air de la récitation de la table de multiplication : le meneur a été expulsé de l’Université et plusieurs chanteurs ont été arrêtés ;
  • 1er août : pour la fête célébrant la formation de l’Armée Populaire de Libération, un spectacle de musiques folkloriques chinoises est offert en cadeau aux militaires.
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Bibliography

JI Liankang
1982 « Yueji » yi zhu (« Notes sur la musique », texte annoté). Pékin : Renmin Yinyue Chubanshe.

MAO Zedong
1968 « Interventions aux causeries sur la littérature et l’art à Yenan », in : Oeuvres choisies de Mao Tse-toung, vol. III, p. 67-99. Pékin : Editions en langues étrangères.

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Notes

1 Le système pinyin est utilisé pour la transcription du chinois.

2 Les traductions sont de l’auteur.

3 C’est nous qui soulignons.

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List of illustrations

Title Fig. 1 et 2 : Hongse Niangzijun, « Le détachement rouge féminin »
Caption ballet révolutionnaire créé à Pékin en 1964 ; porté à l’écran en 1970. Photos : Göskin Sipahioglu.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2386/img-1.jpg
File image/jpeg, 1.5M
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References

Bibliographical reference

Sabine Trebinjac, “Chine : le pouvoir en chantant”Cahiers d’ethnomusicologie, 3 | 1990, 109-117.

Electronic reference

Sabine Trebinjac, “Chine : le pouvoir en chantant”Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 3 | 1990, Online since 15 October 2011, connection on 03 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2386

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About the author

Sabine Trebinjac

Sinologue et ethnomusicologue, est diplômée de chinois de l’Institut des Langues et Civilisations orientales de Paris (1983) et d'histoire chinoise ancienne de l'Université de Pékin (1985). Elle a suivi un enseignement théorique et pratique au Conservatoire de Pékin, avant d'effectuer un séjour d'une année sur le terrain au Turkestan chinois (Kashgar) en 1988-89. Elle termine actuellement une thèse de doctorat à l’Université de Paris X-Nanterre sur la musique ouïgour et sur l'aspect socio-politique des manipulations musicales inhérentes à la pratique des collectes de musique ethnique dans la Chine ancienne (IIe siècle avant J.-C.) et dans la Chine contemporaine. Elle a aussi traduit et annoté le classique confucéen Notes sur la Musique (en cours de publication à la Société d'ethnologie)

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