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Dossier

Alla turca - alla franca

Les enjeux de la musique turque
Ahmed Kudsi Erguner
p. 45-56

Full text

1Un homme se présente un matin à la porte d’un tekké (couvent) de derviches tourneurs. Mandaté par la Cour, il vient chercher un enfant dont la réputation de chanteur est parvenue jusqu’au sultan Sélim III, musicien (joueur de ney) et protecteur de la musique. C’est ainsi que la musique traditionnelle savante gagna un illustre musicien appelé Ismaël Effendi (1777-1845).

2Deux siècles plus tard, dans le même pays (la Turquie), dans la même ville (Istanbul), un enfant de onze ans se fait chasser des studios de la Maison de la Radio, alors qu’il était invité à participer à une émission musicale consacrée aux enfants. L’encouragement à la musique traditionnelle étant formellement interdit, cet enfant, Kudsi Erguner, joueur de ney, se trouvait donc là « par erreur »...

3Ces deux anecdotes illustrent un changement radical dans le comportement du pouvoir à l’égard de la musique traditionnelle. On imagine difficilement aujourd’hui en Europe que des autorités ou des personnalités politiques prennent des décisions dans des domaines qui échappent de si loin à leurs compétences ; alors qu’en Orient, un représentant du pouvoir peut aisément prendre des mesures sans consulter des spécialistes éminents - mesures risquant de nuire à la vie culturelle d’un peuple tout entier. C’est une pratique courante dans certains pays du tiers monde de décréter du jour au lendemain l’adoption d’un nouvel alphabet, la modification de la tenue vestimentaire, l’interdiction de certains mots, sans recontrer aucune résistance. Aujourd’hui cependant, la situation est devenue paradoxale : les pouvoirs politiques du tiers monde tentent par tous les moyens de propager chez eux la culture européenne sous toutes ses formes (y compris musicale), alors que l’Europe s’est mise quant à elle à la recherche des traditions musicales les plus authentiques, issues des cultures non européennes. Si l’on peut laisser à d’autres le soin d’analyser ces volontés d’adaptation à la culture occidentale, il n’en est pas moins important de distinguer entre civilisation et culture, car les pays qui ambitionnent de s’intégrer à la civilisation moderne sont amenés à renoncer ipso facto à leur identité culturelle. En bref : l’acquisition d’un poste de radio, objet « moderne » par excellence, oblige-t-elle à écouter la musique de ceux qui l’ont inventé ?

Fig. 1 : Kudsi Erguner (ney) et Nezih Uzel (bendir).

Fig. 1 : Kudsi Erguner (ney) et Nezih Uzel (bendir).

Photo : Ateliers d’ethnomusicologie, Genève.

Le dilemme de la Turquie moderne

4Parmi les nombreux pays qui se trouvent étirés entre la « modernité » et l’authenticité culturelle, la Turquie est un exemple significatif :

  • 1 Bedii Sevin, Journal Ulus, 30 octobre 1950.

« Nous devons habituer les oreilles à la musique polyphonique européenne de la même manière que nous avons réussi à mettre le chapeau occidental sur 20 millions de têtes »1.

Ou encore :

  • 2 Halil Bedii Yönetken, Journal Akşam, 10 février 1950.

« Il nous faut éviter tout acte critique qui s’oppose au système occidental, car cela pourrait nous créer un grand dommage. Bien au contraire, notre tâche consiste à faire connaître ce système aux masses, et nous devons les éduquer au moyen de la force expressive de la musique occidentale. Voilà un devoir essentiel incombant à l’homme d’art ! »2.

5Ces deux extraits montrent combien les intellectuels et les artistes turcs sont convaincus des bienfaits d’un changement culturel radical, en particulier dans le domaine musical. Ce genre d’arguments solde une évolution entamée il y a deux cents ans.

  • 3 Diwân : nom donné à la littérature savante.

6Jusqu’au début du XVIIIe siècle, l’Empire ottoman connaissait deux expressions musicales. D’une part, la musique traditionnelle savante, développée à la Cour par les élites lettrées et les soufis (en particulier les mevlevis, ou derviches tourneurs) ; c’était une musique très raffinée et subtile, liée au Diwân3. D’autre part, la musique populaire, riche des diversités régionales de l’Empire, qui exprimait une littérature variée dans un langage simple. Les différences entre ces deux univers musicaux étaient énormes sur tous les plans.

7A partir du XVIIIe siècle, la Cour, puis les élites portent un intérêt croissant à la musique occidentale qui vient ainsi s’ajouter comme troisième genre musical à la culture ottomane et en reflète bien d’ailleurs l’orientation multiculturelle. Or, au fur et à mesure que l’Empire se mue en État-nation, cette dernière est menacée. La fondation de la République, en 1923, exige une culture nationale et, par voie de conséquence, une musique nationale. C’est dans cet esprit que Mustafa Kemal, fondateur de la République, donne des directives précises pour l’élaboration de la musique nationale dans son discours d’ouverture de l’Assemblée nationale, le 1er octobre 1934 :

  • 4 Atatürkçülük, volume I, p. 367.

« Cette année nous allons également changer la musique. Je sais bien, chers amis, à quel point vous souhaitez le progrès de la jeunesse nationale en ce qui concerne les beaux-arts. La musique joue un rôle de première importance dans ce projet. Le critère de progrès d’une nation réside dans son adaptation au changement et dans la transformation de la musique. Il faut réunir les hautes pensées et les sentiments les plus fins de la nation, les broder avec les dernières règles de la musique. Seule cette démarche permettra à notre musique nationale d’évoluer et de prendre sa place dans la musique universelle »4.

  • 5 Ziya Gökalp, Türkçülüḡün Esaslari, p. 27.

8Dans ses tentatives pour extraire la nation turque de la « multinationale » ottomane, Mustafa Kemal s’est largement inspiré de Ziya Gökalp, philosophe et sociologue contemporain de Bergson : « Notre musique nationale naîtra de la bonne fusion entre la musique occidentale et notre musique populaire »5. Ziya Gökalp exclut ainsi totalement la musique traditionnelle dite savante, qui ne représente pour lui qu’une extension de la musique byzantine volée par le célèbre philosophe Fārābi (Xe siècle), c’est-à-dire une musique importée et, de ce fait, non nationale, et aussi une musique artificielle et loin de la nature.

  • 6 ibid., p. 117.

« Les Orientaux et les Byzantins n’ont pas saisi la justesse des intervalles d’un ton et d’un demi-ton. Ils se sont préoccupés de petits intervalles appelés quarts de tons, qui sont complètement artificiels »6.

  • 7 ibid., p. 118.

9Il continue sa diatribe contre cette musique en la taxant de monodique, car « la vie n’est pas faite d’une seule dimension ». En se débarrassant des quarts de ton, il espère aboutir à la création d’une musique polyphonique. En résumé, pour Gökalp, la musique traditionnelle savante dite orientale ne peut pas constituer une musique nationale, parce qu’elle est « malsaine »7.

10La musique populaire, en revanche, appartiendrait à la culture nationale. Et comme notre auteur est convaincu que l’avenir musical réside dans l’adoption de la musique occidentale, il ne lui reste qu’à formuler le programme que voici :

  • 8 ibid., p. 118.

« Harmonisez les mélodies de la musique populaire selon le système de la musique occidentale, et vous obtiendrez notre musique nationale ! »8.

11Pour rendre possible cette transformation, il faut donc interdire la musique traditionnelle savante. Toutefois, si les représentants de la bureaucratie républicaine écoutent Mozart vêtus de leurs smokings, c’est en pyjama qu’ils révèlent leurs goûts orientaux :

  • 9 Halil Onayman, Akşam, 21 février 1950

« Je regrette de constater que dans notre pays, l’intérêt pour la musique occidentale n’est pas établi. Peut-être à Istanbul cet intérêt est-il plus vif, mais Ankara s’en désintéresse. Le peu de succès des concerts s’explique peut-être par le fait que nombre de fonctionnaires n’ont pas les moyens de s’offrir des billets. La jeunesse reste plus passionnée par la musique turque. Si cette passion persiste, je crois qu’il n’y aura bientôt plus aucun candidat pour notre métier de musicien occidental. Il faut donc susciter à tout prix un intérêt accru envers la musique occidentale. Je suis persuadé que les compositeurs turcs profiteront plus de la musique populaire que de la musique ‘alla turca’ [musique traditionnelle savante] qui est sans intérêt pour la musique occidentale »9.

12Dans les années cinquante, la création d’une Maison nationale de la Radio à Ankara et à Istanbul répand une polémique qui était confinée jusqu’alors à la couche sociale dirigeante. La première consigne officielle donnée à la nouvelle institution fut de diffuser uniquement de la musique occidentale afin de la rendre populaire. Cela provoque de nombreuses réactions. Car d’une part, la musique savante traditionnelle est encore présente et vivante, et d’autre part, ses représentants célèbres jouissent d’une large estime en dehors des médias officiels. Ainsi, après quelques années d’interdiction, les deux Maisons de la Radio sont contraintes de réaccueillir des interprètes de la musique traditionnelle savante.

13A cette époque même, la vie politique turque est marquée par l’instauration du bipartisme et l’arrivée au pouvoir du Parti démocrate, nouvellement créé, qui accorde un droit d’existence à la musique dite savante et encourage des recherches dans le domaine de la musique populaire. Cette fois-ci les réactions critiques n’émanent plus des milieux traditionalistes, mais des cercles kémalistes :

  • 10 Cemal Reşit Rey, musicien officiel attitré d’Atatürk, dans La Revue philharmonique 18, 1950.

« Les bruits courent que les “alla-turquistes” (partisans de la musique traditionnelle savante) font des crises de nerfs... Leur colère est telle qu’ils n’hésitent pas à dire : “Notre peuple n’a pas besoin de Bach, Beethoven et Schumann...” Sans doute cela leur passera. De nombreuses manifestations se sont calmées après les avertissements venus des hautes autorités. Je ne comprends pas pourquoi ces messieurs se plaignent. Ils devraient plutôt se réjouir de la situation, car le projet révolutionnaire d’Atatürk (faire évoluer notre peuple jusqu’au niveau de ceux qui s’expriment au moyen de la musique moderne d’expression occidentale) semble pour l’instant être lettre morte. Preuve en est qu’une musique interdite du temps d’Atatürk occupe aujourd’hui, avec ses lamentations, les meilleurs moments de notre radiodiffusion. Quand je pense aux efforts de nos musiciens “alla franca” (partisans de la musique occidentale) pour faire apprécier cet élément du monde civilisé, je ne puis m’empêcher de dire que, s’il y a des laissés-pour-compte, ce ne sont pas les “alla-turquistes” mais bien nous ! »10.

14La musique véhicule même une remise en cause de la révolution kémaliste. Les traditionalistes justifient leur position en rappelant que Mustafa Kemal appréciait en privé la musique traditionnelle savante. Les modernistes, en revanche, s’appuient sur les discours officiels qui prônent le passage irréversible à la musique occidentale :

  • 11 Baha Calt, La Revue des Arts 3, 1950.

« Ces derniers jours, nombreux sont les efforts visant à sortir la musique “alla turca” des tekké (couvents de derviches tourneurs), des palais du Sultan et de son dernier refuge, les musées. Mais, fait étrange, bien que la Radio d’Istanbul (qui se doit de diffuser la civilisation) lui accorde une place toujours plus grande, cette musique reste inerte, comme elle l’a été pendant des siècles. Je pense qu’il est grand temps de définir ce qu’est cette musique et ce que cache la passion “alla turca” face à notre révolution moderne depuis Atatürk. Il est impossible aujourd’hui pour un homme moderne de préférer ces compositions, souvenirs d’une époque révolue, avec ses quarts de tons, ses intervalles étranges et ses poèmes incompréhensibles qui provoquent bien des lamentations chez les ivrognes [...]. Si, dans notre pays, l’art ne fait aucun progrès, c’est à cause du mysticisme des “alla-turquistes”. Ne se rendent-ils pas compte des progrès du monde civilisé ? La civilisation ne connaît pas les quarts de tons, et vouloir attendre que ceux-ci soient acceptés revient à refuser le progrès et à trahir la patrie par ignorance. Sans doute, l’avenir de la musique est dans la voie suivie par le monde civilisé et, en tant que témoignage du passé, cette musique sera enseignée par des professeurs d’histoire de la musique »11.

L’enjeu de la musique « nationale »

15Toute cette polémique se résume dans quelques idées maîtresses guidant successivement la politique officielle en matière musicale. Tout d’abord la volonté de supprimer totalement la musique traditionnelle pour y substituer la musique occidentale, afin de rattraper le retard vis-à-vis de la musique européenne, comme l’a fait Atatürk en interdisant pendant plus d’un an la musique turque traditionnelle. Les musiciens de l’entourage du fondateur de la République l’encouragent dans cette démarche, en soutenant que cette solution aboutirait à une « nouvelle musique » par l’« éducation des oreilles ». Ils affirment même que cette direction permettrait de mieux comprendre le patrimoine musical traditionnel. Le commentaire de Cemil Reşit Rey, le « père de la musique républicaine », est à cet égard significatif :

  • 12 Cemal Resit Rey, Akşam, 13 mai 1950.

« Pour entendre véritablement la musique de Ytriq, Hafiz Post il faut avoir pénétré véritablement et avoir joué les œuvres de Bach, Beethoven, Mozart, Wagner, Debussy [...]. Nous devons sauver notre musique monodique de ces personnes bornées qui n’ont écouté dans leur vie que de la musique monophonique, sans rien comprendre, car ces gens n’ont qu’une seule oreille ! »12.

16Les apôtres de cette tendance sont tous des musiciens ayant fréquenté les conservatoires des grandes capitales européennes. Cemal Reşit Rey et aujourd’hui ses élèves Nevit Kodalli, Hikmet Simsek - pour ne citer que ceux-là - perpétuent cette influence. La deuxième idée maîtresse est la volonté de supprimer la musique traditionnelle savante, héritage d’un passé « non national ». Tout en développant des recherches dans le domaine de la musique populaire, de sorte qu’elle puisse servir de matériau de base pour créer une nouvelle musique turque dans le contexte d’une « nouvelle civilisation », on tente de supprimer la musique traditionnelle savante. L’initiateur en est Ziya Gökalp, déjà cité, qui s’insurge contre les quarts de tons et préconise l’harmonisation, selon le système musical occidental, de la musique populaire. Son point de vue se fait jour au moment même (les années cinquante) où l’art de la musique traditionnelle savante est plus vivant que jamais. De grands maîtres de cette musique (ainsi que l’héritage musical lui-même) se trouvent enterrés vifs, pour ainsi dire. On parle de cette musique comme de l’apanage d’un passé lointain, comme d’un document « historique » méritant qu’on l’étudié. En poursuivant cette idée, un des leaders de ce courant, Adnan Saygun, participe dans le monde entier à des conférences très érudites sur la musique modale. On relève également d’autres attaques de la part de musiciens soi-disant progressistes, comme Baha Calt :

  • 13 Baha Calt, La Revue des Arts 2, mai 1950.

« De part ses liens avec le tekké, l’ancienne musique appartient à l’histoire [...]. Pourquoi donc transporter les temps anciens jusqu’à nos jours ? A quoi bon jouer du bendir, du ney, du ud, puisque ces instruments de musique “alla turca” appartiennent depuis longtemps déjà à l’histoire ? Pourquoi persister à tourner en rond dans un labyrinthe de quelques octaves, à accumuler les quarts de tons dans une ère d’harmonisation et de progrès ? »13.

Fig. 2 : Constantin Brãiloiu (à gauche) et Ahmed Adnan Saygun au Colloque de Wégimont

Fig. 2 : Constantin Brãiloiu (à gauche) et Ahmed Adnan Saygun au Colloque de Wégimont

1956. Photo : Archives Samuel Baud-Bovy.

17Les musiciens appartenant à ce courant rencontrent un appui et une collaboration active auprès d’interprètes de musique populaire comme Muzaffer Sari-Sözen et Sadi Yaver-Ataman qui, à l’image de Béla Bartók, parcourent l’Asie Mineure pour en recueillir les répertoires. Grâce à leurs recherches, beaucoup de mélodies ont pu être utilisées par de jeunes compositeurs comme Erkin-Saygun, Akses ou Tuzün. Mais la création d’ensembles de musique populaire destinés à jouer ces répertoires régionaux n’a fait qu’éloigner de plus en plus la musique populaire de ses racines. Par ailleurs, la nouvelle musique n’a jamais réussi à se substituer à la musique populaire, malgré les appuis officiels sur lesquels elle compte pour se créer une large audience :

  • 14 Ferit Alnar, Akşam, 18 février 1950.

« Toutes ces disputes entre les différentes musiques ne concernent que les cinq cent mille personnes qui habitent les grandes villes. Si l’on pense au nombre de ceux qui écoutent la musique polyphonique [...] je me demande pour qui travaillent les compositeurs de cette nouvelle musique turque ? »14.

18Une troisième idée maîtresse réside dans la réforme de la musique traditionnelle savante. Devant la menace officielle, beaucoup d’interprètes de musique traditionnelle savante s’effacent. Dès lors, cette musique ne s’adresse plus qu’à un cercle intime d’auditeurs passionnés. Mais, vers les années quarante, des personnalités comme Huseyn Saydettin Arel et Suphi Ezgi se mettent à combattre les accusations d’anti-nationalisme portées contre cette musique. Arel, dans une revue qu’il a créée, s’attache à démontrer que la musique traditionnelle savante n’était ni arabe ni iranienne ni byzantine, mais essentiellement turque. Pour ces musicologues, il s’agit bel et bien d’un héritage national, et une petite réforme suffirait pour qu’elle devienne l’expression musicale de la République. A l’instar des partisans de la musique populaire, ils s’acharnent à fixer un répertoire et à formuler une théorie musicale qui ne correspond d’ailleurs pas toujours à la pratique de cette musique, pour s’atteler ensuite à la tâche de composer des œuvres polyphoniques. Un des élèves d’Arel, Ercument Berker, fonde un ensemble (« A cappella »), tandis que son maître crée dans les années cinquante un « Centre de musique traditionnelle savante progressiste ». Ainsi, les musiciens se divisent en deux groupes. D’une part, les partisans farouches de la musique monodique et, d’autre part, les partisans d’Arel avec leurs naïfs essais d’harmonisation.

19Plus tard, le fils du célèbre joueur de tanbur Tanburi Cemil Bey, Mesud Cemil, crée, à mi-chemin entre les deux courants, un grand ensemble au sein de la Radio d’Istanbul à l’image des grands orchestres européens. L’échec des tentatives polyphoniques se transforme alors en une nouvelle approche destinée à donner à la musique traditionnelle savante le travestissement nécessaire à se faire admettre dans la « nouvelle ère ». Ce courant bénéficie de l’appui de l’État. Aujourd’hui, un conservatoire d’État pour la musique traditionnelle savante et populaire et de grands ensembles appelés « Chœurs d’État » existent grâce à l’effort accompli par ces musicologues. Nevzat Akliq et Ercument Berker en assurent actuellement la direction.

  • 15 Retik Fersan, Akşam, 24 février 1950.

« Il faut aujourd’hui, et sans perdre du temps, enseigner la théorie de la musique classique aux radios d’Ankara et d’Istanbul et dans les conservatoires de ces villes [...]. Et pour créer une musique polyphonique turque, il est indispensable de connaître la musique “alla turca”. C’est ainsi que les compositeurs turcs pourront contribuer par de grandes œuvres à la musique occidentale »15.

20Une quatrième et dernière idée maîtresse consiste dans la préservation de l’authenticité de la musique traditionnelle savante et populaire. Dans les années soixante, toutes les tendances nouvelles sont renforcées, tandis qu’une poignée de musiciens partisans d’une pure authenticité se trouvent toujours réduits à un cercle d’intimes. Seule la nomination de Ulvi Erguner à la direction de la musique de la Maison de la Radio a permis à la musique traditionnelle savante de sortir de son isolement forcé. Il contribue à maintenir la liberté de recherche et d’expression d’une musique aussi authentique que possible, sans nier l’existence d’autres courants musicaux. Des troubadours indépendants (aşik) peuvent aussi s’exprimer librement, malgré le mécontentement manifeste des chefs des grands ensembles de musique populaire. Beaucoup d’autres représentants de la musique traditionnelle savante, rejetés auparavant par les partisans progressistes d’Arel, ont ainsi également pu avoir accès à la radio. Restreinte jusqu’alors à une expression réformée (un répertoire limité joué par des chœurs dirigés à la baguette), la musique traditionnelle savante est soudainement présente sous une multiplicité de formes et de répertoires. Cette ère d’« ouverture » se termine par un procès d’État à rencontre de Ulvi Erguner, accusé d’être « arriéré ».

21Malgré ces difficultés, des musiciens de la nouvelle génération ont néanmoins eu l’occasion de prouver l’essor des recherches dans le domaine de la musique traditionnelle.

Les principaux courants musicaux de la Turquie actuelle

22Les controverses politiques autour de la musique ont eu pour conséquence une confusion des genres musicaux dans la Turquie moderne. Il est même devenu très difficile de distinguer la musique traditionnelle savante de la musique dite de variétés. De plus, l’expression actuelle de la musique populaire se trouve très éloignée de son terroir. D’une manière générale, on peut distinguer neuf grandes tendances musicales dans la Turquie contemporaine :

  • La musique classique européenne, parfois enrichie de compositions turques, qui est soutenue officiellement par l’État.
  • La musique polyphonique turque, arrangée d’après la musique populaire et également soutenue par l’État.
  • La musique classique turque, adaptée de la musique traditionnelle savante selon une conception occidentale ; elle est soutenue officiellement par l’État comme étant l’unique expression possible de la musique traditionnelle savante.
  • La musique populaire d’État, adaptée selon une conception occidentale et soutenue par l’État.
  • La musique de variétés influencée, soit par la musique traditionnelle savante ou populaire turque, soit par la musique occidentale ; il s’agit généralement de compositions tant anciennes que contemporaines jouées et chantées dans un style développé dans des music-halls dits casinos ; elle est officiellement tolérée dans ses trois expressions.
  • La musique de variétés arrangée ou composée par des Turcs, appelée aujourd’hui türk hafif bati müzigi (musique européenne légère turque) ; de grandes vedettes de ce genre musical reflétant le show-business européen ont ainsi porté un coup important à la langue turque, en l’adaptant stricto sensu à des chansons européennes (déformation de la phonétique) ; elle est officiellement acceptée par l’État.
  • La musique « folk » turque calquée sur le courant folk américain, qui est la forme d’expression privilégiée des intellectuels turcs (par exemple : Esin Afchar) ; encouragée par l’État, elle consiste en des chansons populaires accompagnées à la guitare.
  • La musique « arabesque » issue, d’une part, de l’insatisfaction de toutes les expressions traditionnelles (expressions gelées par les médias officiels) et, d’autre part, du besoin d’une nouvelle littérature. Ce courant, lié au phénomène des migrations vers les grandes villes, a donné lieu à un mélange d’instruments appartenant à la musique populaire savante moderne et exprime une poésie qui touche réellement aux problèmes (même sentimentaux) de toute une population. Créée dans les années soixante par Orhan Genjebai, cette musique - qui est en fait une resurgence vulgaire de l’Orient - se trouve tout de suite bannie par les médias, alors que les disques et les cassettes se vendent par millions. Aujourd’hui, elle occupe le devant de la scène musicale en Turquie et, à ce titre, menace et inquiète les autorités, car elle traduit la confrontation entre l’Orient renaissant et la volonté officielle d’européanisation. Le destin, l’amour impossible, les illusions de ce monde : autant de sujets qui sont le contenu même de toute la littérature traditionnelle et qui réapparaissent aujourd’hui comme une plante sauvage et indésirée. Une commission a été formée par l’État afin de contrôler et de contenir l’influence de cette musique. Sans l’accord de cette commission, aucun disque ni aucune cassette ne peut être édité ou diffusé. Précaution peu efficace devant l’engouement populaire pour ce genre.
  • Enfin, la musique « arabesque » européenne, genre créé en 1988 par Ahmet Kaya, qui correspond à la musique arabesque, à la différence qu’elle se veut politiquement engagée.

Fig. 3 : Ensemble fasil d’Istanbul

Fig. 3 : Ensemble fasil d’Istanbul

exemple de « modernisation » de l’ensemble traditionnel. Photo : Habib Hassan Tourna.

23Cette classification ne présente que les grandes tendances de la mosaïque musicale de la Turquie moderne. Nous avons volontairement omis de mentionner la musique traditionnelle savante, car elle n’y est pas considérée comme un courant musical. Elle se limite à la présence de quelques rares musiciens, contraints de se mêler à d’autres courants musicaux que ceux dont ils sont issus.

Conclusion

24Cet aperçu de la vie musicale d’un pays - et qui pourrait sans doute être appliqué à d’autres pays musulmans - fait apparaître l’échec de la volonté d’un changement radical dans la culture d’un peuple. La musique ne peut exister sans liens avec la totalité d’un univers culturel, et cet univers perd son sens en dehors de la pratique culturelle. Il est difficile d’entraîner des millions d’individus d’un univers à un autre - quels que soient les moyens et la force mis en œuvre.

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Notes

1 Bedii Sevin, Journal Ulus, 30 octobre 1950.

2 Halil Bedii Yönetken, Journal Akşam, 10 février 1950.

3 Diwân : nom donné à la littérature savante.

4 Atatürkçülük, volume I, p. 367.

5 Ziya Gökalp, Türkçülüḡün Esaslari, p. 27.

6 ibid., p. 117.

7 ibid., p. 118.

8 ibid., p. 118.

9 Halil Onayman, Akşam, 21 février 1950

10 Cemal Reşit Rey, musicien officiel attitré d’Atatürk, dans La Revue philharmonique 18, 1950.

11 Baha Calt, La Revue des Arts 3, 1950.

12 Cemal Resit Rey, Akşam, 13 mai 1950.

13 Baha Calt, La Revue des Arts 2, mai 1950.

14 Ferit Alnar, Akşam, 18 février 1950.

15 Retik Fersan, Akşam, 24 février 1950.

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List of illustrations

Title Fig. 1 : Kudsi Erguner (ney) et Nezih Uzel (bendir).
Caption Photo : Ateliers d’ethnomusicologie, Genève.
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Caption 1956. Photo : Archives Samuel Baud-Bovy.
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Title Fig. 3 : Ensemble fasil d’Istanbul
Caption exemple de « modernisation » de l’ensemble traditionnel. Photo : Habib Hassan Tourna.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2379/img-3.jpg
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References

Bibliographical reference

Ahmed Kudsi Erguner, “Alla turca - alla franca”Cahiers d’ethnomusicologie, 3 | 1990, 45-56.

Electronic reference

Ahmed Kudsi Erguner, “Alla turca - alla franca”Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 3 | 1990, Online since 15 October 2011, connection on 04 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2379

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About the author

Ahmed Kudsi Erguner

Musicien turc (joueur de flûte en roseau ney), a été formé à la musique par son père Ulvi Erguner. Après avoir travaillé à la Radio nationale d’Istanbul, il a participé à plusieurs tournées en Europe et aux États- Unis, en concert et avec la cérémonie des Derviches Tourneurs. En 1973, il s’établit à Paris où il poursuit des études d’architecture ; il obtient son diplôme DESA en 1980. Parallèlement, il effectue plusieurs missions de recherche musicale en Turquie sous l’égide de l’UNESCO. Les enregistrements effectués pendant ces missions ont donné lieu à l’édition de disques dans les collections Ocora-Radio-France, UNESCO, Ethnie Sound Series (Victor-Japon) et AIMP (Musée d’ethnographie de Genève). En tant que musicien, il a participé à de multiples concerts, festivals, disques et émissions de radio. Il a également contribué à la musique du Mahabharata de Peter Brook et composé la musique de plusieurs films et pièces de théâtre. Il prépare actuellement un doctorat d’État en musicologie à l’Université de Paris X-Nanterre sur les makam turcs

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