« Pour celle-là qui n’avait jamais quitté son village, la messe avec les chantres à chape dorée, avec l’encens brûlé au pied de l’autel, avec la musique de serpent était la seule fête des yeux et des oreilles qu’elle verrait jamais. »
(Hector Malot, Un curé de province : 67-68).
« Pour ça, j’en avais, là-dedans, du coffre. Ici, l’église [...] est bonne, et [...] répond. Quand elle est pleine, on donne pas trop. Mais des fois, je mettais la gomme. Quand on chantait le Dies irae et que les cloches sonnaient, c’était beau. Là, je mettais la gomme, croyez-moi. Les gens aimaient ça. »
(N.S., ancien chantre d’église, Orne, mai 1982).
- i Terribilis est locus iste : hic domus Dei est, et porta caeli : Terrible est ce lieu : c’est ici la (...)
Terribilis est locus iste…i
1De ce lieu terrible - mais passableme nt vulnérable -, retenons ici les programmes cérémoniels auxquels il offre lieu. Soit, plus précisément encore, ce côté esthétique, « récréatif » (au sens durkheimien de l’art et de la religion) du culte ; un montage organisé de gestes, de voix, de sons, de couleurs, de formes, de rôles, de tâches différenciées, d’attributs, qui vient faire spectacle et que souligne la première citation en exergue, empruntée au romancier Hector Malot. Ce montage, de la même manière qu’il en appelle (notamment) à une dynamique du voir - montrer, cacher ; se rapprocher, s’éloigner ; se déplacer, s’immobiliser -, recourt à une dynamique de l’entendre. Et par là, aimerait-on ajouter, à des modes ostentatoires ou dissimulatoires de profération du formulaire liturgique : en somme, une dynamique de la profération vocale sacrée.
- 1 Les descriptions ethnographiques sont extraites de mes enquêtes de terrain (de 1977 à 1983), consac (...)
2La seconde citation d’exergue est empruntée à l’enquête ethnographique. Elle prolonge la citation précédente, précise le projet : entrer dans les coulisses de ce spectacle que constitue tout rite en tant qu’il est offert à voir, et en particulier de sa programmation profératoire. A cet effet, l’on suivra quelques-uns des cheminements concrets, au cours de la première moitié de ce siècle et principalement en milieu rural, d’agents qualifiés de cette programmation : des chantres d’église, qui constituent le « lutrin »1.
3Quelques remarques préalables, cependant, sur l’intérêt d’un tel projet qui revendique son inscription dans un cadre ethnologique.
4L’ethnologie, dans nos propres sociétés, n’aurait-elle donc pas mieux à faire que de s’intéresser à un « religieux » officiel ou institutionnel, à un corps de type Église, groupe à haute orthodoxie et dont on connaît depuis longtemps le fignolage du système d’emprise ? Soit encore, à un « appareil » de pouvoir, régulé et régulant par l’écrit ? Au demeurant, les répertoires musicaux de cette programmation profératoire (plains-chants), ne sont-ils pas déjà aux mains de la musicologie ?
5Situons brièvement notre problématique.
6On suggérera ici qu’entre une grand-messe de cathédrale et celle de quelque « modeste-église-de-campagne », il n’est de différence que de degré : deux réalisations d’un même modèle, lui-même préalablement défini et à application régulée. Le dispositif de régulation est écrit ; il constitue - ou figure - en des livres spécialisés, tels Rituale, Cérémoniale, Missale, etc. Dans ce dispositif, ce qu’on appellera la rubrique détermine avec précision ce qu’il faut faire et comment le faire : elle prescrit, permet, tolère ; recommande, interdit.
7Le terme réalisation est entendu ici comme la mise en application concrète et nécessairement locale d’un modèle qui, comme tel, n’a d’autre forme que celle, idéale et condensée, d’une définition autorisée, protégée et réservée, fixée et diffusée par le livre. On comprend alors, dans cette optique, l’importance de ce qu’on aimerait appeler la réalisation in vivo, concrétisation toujours locale et singulière de ce modèle « universel » en son principe. C’est elle qui viendra alimenter l’expérience cultuelle offerte par l’institution en ses relais locaux (églises paroissiales). Et, par là même, qui fournira la réserve musicale dans laquelle pourront éventuellement puiser des exploitations hors cadre cultuel de répertoires ou de formes vocales liturgiques.
- 2 Version écrite et bloquée, proposée par les livres liturgiques officiels.
- 3 Par achèvement, j’entends - globalement et lors de situations ponctuelles - ce travail de décryptag (...)
8Une telle perspective nous paraît particulièrement importante notamment dans ce cas de parodies de formes vocales liturgiques à base de cantillation ou de psalmodie. Une approche formelle qui, après analyse interne, se satisferait de la seule référence érudite à une « version-type »2 par rapport à laquelle devrait s’aligner la forme parodique étudiée, présenterait d’évidentes limites si elle ne s’accompagnait pas d’une approche pragmatique. L’enquête ethnographique nous a montré à plusieurs reprises que, précisément, l’exercice parodique ne renvoyait pas tant à quelque version type du livre de chant qu’à la réalisation officielle, concrète et familière qui était procurée localement - parfois, fort éloignée de cette version type - et qui en appelait fondamentalement à une relation de partenariat et à la complicité d’un savoir sciemment partagé (Sperber 1975 : 392) pour trouver achèvement et se faire facétieuse3.
9Pour la période considérée ici et comme le signalait Hector Malot à sa manière, l’accès au corpus musical rituel (Propre, Ordinaire, etc.) s’effectue pour maints fidèles à travers la singularité des réalisations concrètes et régulières qu’en proposent notamment leurs agents qualifiés (cf. infra). En d’autres termes, l’expérience musicale cultuelle serait indissociable des figures locales appliquées à ces réalisations institutionnelles : aspect non négligeable pour l’étude de faits musicaux en sociétés dites parfois d’inter-connaissance.
10Que sait-on, alors, de ces réalisations musicales cultuelles d’églises rurales, en France, tant au siècle dernier que dans la première moitié de ce siècle ?
- 4 Selon la formule maintes fois utilisée dans ce procès et qui entendait signifier par là que le lutr (...)
11Peu de choses assurément, du moins hors du filtre de la musicologie qui instruit, au siècle dernier, un procès de « dénonciation » du lutrin, aboutissant à l’entour de ce siècle à la diffusion progressive du « modèle solesmien », voire (bien que celle-ci n’en soit pas le seul facteur) à la rupture de conduites musicales rituelles et à l’effacement, du moins progressif, du lutrin comme instance soliste de voix d’hommes monopolisant4 les répertoires musicaux du formulaire latin.
- 5 Non que folklore ou ethnomusicologie ne se soient jamais intéressés à certaines pratiques musicales (...)
12Ces réalisations n’étaient pas non plus au programme des folkloristes musicologues qui ont sillonné pendant plus d’un siècle et demi les campagnes, enquête de « musiques populaires » ou de conduites musicales coutumières5. Silence d’autant plus paradoxal, lorsque ces mêmes collecteurs signalent, au détour d’un avant-propos ou d’un commentaire - et volontiers sur un mode pittoresque -, que plus d’un de leurs « bons » informateurs-chanteurs figuraient également ou par ailleurs au lutrin local. En d’autres termes, qu’ils étaient localement, les agents qualifiés des réalisations cultuelles. En somme, de mêmes prestataires musicaux vocaux (un même individu, chanteur et chantre d’église) au sein d’un même groupe, mais chez qui l’on compartimenterait des aptitudes, des techniques, des conduites, des répertoires, comme s’il devait nécessairement s’agir de zones foncièrement étanches, autarciques : conception plus idéologique qu’heuristique, prônant la double vie d’un praticien, l’autonomie ou l’indépendance de manières de voix ou de chant, blindées contre toute extériorité.
13Lutrins, chorales, hymnes, proses, plains-chants diocésains ; répertoires de motets, de cantiques ; littérature musicale originale ou arrangée pour harmonium : suffirait-il de les rejeter autoritairement pour délits de médiocrité ou parce qu’ils recourent à la notation musicale, ou encore parce qu’ils se caractérisent par quelque écriture « moyenne » ou « distinguée », pour pouvoir évacuer d’emblée toute interrogation sur leur prégnance dans l’environnement familier de groupes, de populations ?
- 6 Selon une formule de Maurice Agulhon visant, par exemple, l’imagerie civique et les décors urbains (...)
14On se propose d’examiner brièvement l’une de ces « réalités culturelles de base »6 inscrite tout à la fois dans les propositions institutionnelles d’Église et les attentes de populations locales : le lutrin, ici dans quelques types de son fonctionnement, en particulier durant la période de l’entre-deux-guerres, en France, en milieu rural.
15L’expression agent qualifié localement, déjà rencontrée, renverra, du moins en première approximation, à l’exécutant officiel et public de répertoires spécialisés tels ceux, dans le cas présent, vocaux, d’Église et de langue latine, notamment pièces de l’Ordinaire et du Propre, à quoi s’ajoutent psalmodie des vêpres, hymnes, proses diocésaines. Le profil de lutrin dont il est question doit être distingué de la chorale. Il peut comprendre un ou plusieurs individus, de sexe masculin. Dépositaires permanents de la fonction cantorale nécessaire à l’accomplissement des offices, à leur marque de solennisation, ils sont reconnus par l’autorité religieuse locale, les fidèles, voire l’ensemble des membres de la collectivité.
Comment, ici ou là, devient-on cet agent qualifié ?
« Moi, ça me plaisait bien [...] Et puis, il fallait bien quelqu’un pour le faire [...] Dans ces petites communes, pas beaucoup voulaient [...] il fallait pouvoir ; ça demande à savoir des trucs, quoi, le plain-chant et tout le bazar. Parce que le plain-chant, attention, c’est pas de la musique. C’est spécial » (Orne, enquête mai 1982 : N.S., 76 ans. Chantre d’Église de 1923 à 1981) ; et celui-ci d’ajouter peu après : « Les chantres, vous en aviez qui chantaient par routine. Même moi [...], j’ai jamais su le plain-chant vraiment. Je savais mes grosses notes, quoi. Mais y avait ce qui allait entre ».
16Tout à fait conventionnel dans son cursus religieux initiatif (catéchisme, fréquentation obligée des offices préalable au rite de communion solennelle), évoluant même dans les « trucs d’église » comme enfant de chœur, doté d’une « belle-voix » et aimant « chanter les cantiques, mais pas que ça », N.S. avait été ainsi familiarisé tant à une manipulation phonétique des répons latins usuels des offices, qu’aux coulisses de la pompe cérémonielle ; familiarité de coulisses qu’il partageait notamment avec les trois chantres du lutrin.
17Le plus âgé de ceux-ci - « maître-chantre » -, entreprend en 1923 de former N.S. aux tâches précises de lutrin. La formation vise une efficacité immédiate ; elle porte sur les hymnes et proses du calendrier liturgique avec, pour objectif, d’aboutir à une prestation publique lors de la prochaine grand-messe et des vêpres au cours desquelles figureront quelques unes des pièces. Ici, le programme usuel du lutrin est relativement limité, constituant un ensemble clos depuis une ou deux générations de chantres : « Messe des anges » en temps ordinaires, « Messe royale de Dumont » les jours de grandes fêtes, Messe des morts (exécutée lentement pour les enterrements de « première classe », plus rapidement pour ceux de « deuxième classe »), quelques hymnes et proses, psalmodie de l’office des vêpres en constituent l’essentiel. Cantiques et motets sont le fait d’une chorale formée, pour N.S., « des bigotes du bourg, des sœurs de l’école et des enfants de Marie ». Bref, quasiment quelque affaire de femmes que semblait regarder de haut le lutrin, chacun coexistant à peu près pacifiquement lors des offices.
- 7 Ce lutrin de l’Orne n’est pas le seul où les livres diocésains publiés au cours du XIXe siècle sont (...)
18N.S. avait effectué son apprentissage à partir d’une ancienne édition diocésaine de plain-chant (diocèse de Sées). Les « grosses notes » et « ce qui allait entre » : la formule renvoie à une graphie grasse, appuyée, en usage au siècle dernier7 et qui pouvait éventuellement permettre une lecture pictographique de la ligne mélodique. « On a lu le grégorien dans le livre du sagien [...], c’était plus facile dans l’ancien livre », dira-t-il.
19L’outillage pratique dont il disposait avait été formé à partir de ce type de notation. L’intervalle de seconde renvoyait ainsi à cette graphie dans laquelle « les notes se touchent presqu’à coin », une difficulté résidant éventuellement dans « la grandeur du passage [...] entre deux notes » qui obligeait parfois « à viser juste », graphie sur laquelle « on voyait bien la ligne, quand ça montait et descendait ». Le recours à la lecture pictographique, lors de l’apprentissage, venait immédiatement après une mémorisation de ce que lui avait communiqué oralement le maître-chantre : l’œil venait confirmer en une ligne mélodique ce qui venait d’être mémorisé. De cette confrontation, à partir d’un livre désormais tout à la fois outil d’exercice et de fonction, surgira une exécution qui, à force d’habitude, se jouera dans la familiarité, voire la désinvolture (cf. infra).
20In labore requies, In aestu temperies, In fletu solatium : de ce passage de la prose Veni sancte spiritus, chant avec lequel il fit son entrée publique au lutrin le jour de Pentecôte 1923, N.S. avait retenu, devant la difficulté à mémoriser, cette correspondance phonétique enseignée, parmi d’autres, par le maître-chantre : « A Labourer qui qui-y est, y es-tu ton père y est, il fait la collation ». Le procédé n’était ni bien neuf, ni isolé. Romanciers et biographes, de George Sand à Hector Malot, ont rarement manqué de prêter calembours ou contre-pétries aux lutrins de campagne. Pour plaisant qu’il puisse être, un tel procédé apparaît bien ici comme une technique de mémorisation, un savoir-faire (régime d’oralité) attaché à une manipulation d’une langue réservée : le caractère « esotérique » et protégé du latin, langue de base des actes rituels et du lutrin, se résoud alors dans la familiarité.
- 8 Ce que décrivent maintes méthodes de plain-chant du siècle dernier. Selon N.S., le curé qui n’y con (...)
21Ici, le lutrin local « tournait » sur un stock relativement limité de répertoires auxquels était associé un savoir-faire lié à l’exécution publique, et forgé in vivo et per usum, il constituait ainsi une sorte d’enclave d’oralité - sur laquelle l’autorité religieuse locale n’avait pas nécessairement prise8 -, au beau milieu d’un domaine, la liturgie, abondamment géré par le livre, outil d’autorité, de diffusion et de contrôle.
- 9 Adoptée progressivement en France selon les diocèses, elle est adoptée par le diocèse de Sées, selo (...)
22Alors, dans ce contexte, qu’une modification intervienne comme dans le cas, en ce siècle, de la nouvelle prononciation du latin dite à la romaine9 et ce n’est plus seulement le savoir-faire mais plus globalement toute la fonction à laquelle il était inextricablement associé qui en serait déstabilisée. D’où, en certains lieux, la violence des réactions de lutrins qui voyaient ainsi devenir subitement caduque tout un pan de cette technicité fondée sur un monnayage phonétique du latin dans le parler usuel, la correspondance assonantique, etc.
Extrait de : Achille Mir. Lou Lutrin de Ladèr
1906, p. 58. (illustrations de Narcisse Salières), Cliché MNATP. Photo : D. Adam.
23Pour N.S., ce passage à la nouvelle prononciation s’était effectué quelques années après son arrivée au lutrin (vers 1925 ?) : « On était prévenu [...] qu’on chantait le grégorien. Plus ou moins, des fois, on tombait sur le vieux principe [...] vous en aviez, les uns qui faisaient « om » et les autres « oum ». Fallait s’y habituer [...] mais [...] les vieux chantres, ils avaient toujours fait avec ». Pour ce chantre qui avait « lu le grégorien dans le sagien », le grégorien devait-il consister principalement en un changement de prononciation ?
24La prononciation défectueuse du latin occupait une place non négligeable dans le procès de dénonciation du lutrin instruit par liturgistes et musicologues au siècle dernier. Bon nombre des méthodes faciles, élémentaires, pratiques de plain-chant destinées notamment aux « lutrins de village » ne se font guère d’illusion sur ce régime d’oralité qui domine au lutrin. Expliquant aux chantres comment prononcer, à partir de ce qu’ils font (et qu’il ne faut pas ou plus faire), elles constituent d’étonnants documents ethnographiques.
25Cette prononciation stigmatisée par de tels documents sous des épithètes du type rustique, grossière - l’enquête ethnographique nous a permis de relever maints des exemples signalés par ces méthodes - devrait être replacée dans le contexte plus global de manières de la voix et de chants liés au fonctionnement même du lutrin dans la « société traditionnelle ». Le « cantus », ici, n’est pas sans rapport avec la structure sémiotique du Masque.
26Les chantres, souvent employés ou artisans du bourg, ne visaient pas nécessairement ou prioritairement la conformité ou l’exactitude musicale « écrite ». La prestation cantorale procédait peut-être bien davantage d’une conduite bloquée, ou plutôt, d’un objet-conduite à exécuter, à reproduire comme tel - « appris depuis toujours » - déclenché par intangibilité calendaire.
27Plus proche de nous, N.S. voyait dans sa fonction un « service » quasiment public, s’agissant notamment des cérémonies d’obsèques, qui drainaient « même ceux qui n’étaient pas trop de la religion ». Ce service, dira-t-il, « il fallait bien le faire » ; « que quelqu’un le fasse ».
28L’enquête ethnographique sur une dizaine d’anciens lutrins (dont l’exemple précédent constituait pour nous un intéressant témoignage en raison de la durée d’activité de N.S. et de sa loquacité) nous a conduit à profiler, pour nos besoins, la notion de qualification locale comme ajustement de traits commodément répertoriables pour l’analyse le long de deux axes.
29Un premier axe regrouperait ainsi critères de sélection et d’aptitude. La sélection, préconisée ou appuyée par l’autorité religieuse locale, s’effectuait ici et là sur la base d’aptitudes notamment (mais non exclusivement) vocales (« savoir chanter », « avoir une belle voix », par exemple). Les dispositions publiques à l’égard de l’église, l’accomplissement régulier du cursus initiatif religieux et des passages constituent, dans nos exemples, une autre série de critères dont le poids précis reste à évaluer. L’ensemble de ces critères pour un même individu autorise l’accès à un contact privilégié et suivi avec un dépositaire légitime de la fonction qui prépare ainsi, officiellement, un suppléant ou un successeur.
30Un autre axe serait formé de critères tributaires des précédents et plus spécifiquement liés à la reconnaissance publique d’un individu dans cette fonction, par les membres de la collectivité locale, pratiquants assidus, réguliers ou occasionnels (en ce dernier cas : participants aux cérémonies liturgiques liées aux grands passages de la vie humaine, aux obits).
31Cette reconnaissance publique s’actualisait à chaque fois notamment par une démarche de sollicitation auprès du chantre, démarche tacitement obligée de la part de la proche famille de futurs mariés ou des défunts et qui venait doubler celle, officielle et organisationnelle de l’autorité religieuse ou de son mandataire (personnel d’église ou de cure). La participation du lutrin, comme dans le cas de funérailles ou d’obits, était de toute façon incluse dès la « commande » de l’office à l’autorité religieuse, et inscrite au casuel. Chez N.S., la démarche familiale constituait une forme de rétribution symbolique, honorifique. La reconnaissance publique passait également par une forme de convention tacite entre le chantre, s’il était salarié, et son employeur. Ce dernier l’autorisait dans son travail quotidien à quitter son lieu de travail le temps nécessaire de l’acquittement de la fonction cantorale, sans pour autant procéder à une amputation de salaire. A charge, pour le chantre de « rattraper » le retard occasionné par l’accomplissement de la fonction d’église durant son activité salariée.
32Faut-il considérer pour autant que, dans cette reconnaissance publique, tout « se joue sur du velours » en quelque sorte ? Que pense la collectivité de l’acquittement de la fonction cantorale, dans une société d’interconnaissance, où chacun connaît quasiment tout de l’autre, de sa famille, de son passé, de ses aptitudes ?
« Il faisait le sabotier et le vigneron [...] il l’aimait la bouteille [...] quand arrivaient les après-midi, il était défoncé. Heureusement [...] il y avait pas d’offices [...] son vin, c’était pas du vin de messe. Pour les services, le matin au chœur, il allait chercher son journal avant d’aller à l’église [...]. Il se mettait dans la stalle quand il avait pas à chanter, et il lisait son journal ; ça se voyait. Mais le curé lui disait trop rien, il faisait semblant de rien voir, sans doute » (Enquête 1981, Loire-Atlantique) ; « Il baragouinait le latin [...] on est de la même classe, il sait le latin comme moi je sais la musique ». « Ils étaient tous bénévoles [...] pas un seul qui avait fait [...] du plain-chant. Ils chantaient tout ça par routine. Ils avaient tellement la routine qu’ils articulaient même plus [...] » (Enquête 1982, Loire-Atlantique).
33Ainsi, chacun avait-il son idée sur ces individus, issus d’ici, retranchés dans la fonction cérémonielle le temps de l’office ; individus et fonction dont chacun s’accordait à reconnaître le caractère indispensable pour l’accomplissement social de telle ou telle cérémonie, et notamment pour en faire une « belle cérémonie » : « Un enterrement sans musique, c’est pas un enterrement ».
34Chacun savait bien, alors, que la « belle voix » - un don, disait-on parfois -était une chose. D’ailleurs, ici ou là, tel chantre était bien connu pour son aptitude à « aimer chanter », à « en savoir des chansons », des unes et « les autres », ajoutait-on d’un air entendu pour désigner quelque répertoire grivois. Mais le plain-chant et son latin ? Comment pouvait-il émarger à ce savoir spécialisé, partager avec le curé les prérogatives de sa manipulation, lui qui n’avait pas fait plus de latin que les autres, de ce latin pratique, délibérément bricolé depuis des lustres et si volontiers taquiné à la moindre occasion ? A qui ferait-on croire que d’un coup, il maîtrisait les arcanes de la fonction ? Avait-il pu recevoir plus que n’avait pu lui transmettre son prédécesseur, issu lui aussi d’ici et qui n’avait pas toujours été le dernier à rire de ses connaissances et prérogatives ?
35En somme, l’on admettait volontiers sa sélection, cautionnée de toute façon par l’autorité religieuse locale. Preuve que la manière dont il s’acquittait de sa fonction ne pouvait nuire à l’accomplissement institutionnel de la chose, dont était premier juge cette même autorité.
36Pour le groupe, il n’y avait aucun doute sur l’aptitude du chantre à exercer la fonction, du moins au regard de la validité rituelle inscrite dans les attentes du groupe. Le tout relevait plutôt d’une sorte de complicité entre les uns et les autres, ou d’un jeu : jouer à y croire, en quelque sorte. On voyait, on savait. Et l’on en savait bien d’autres sans doute, sur cet individu retranché parfois avec superbe, là-haut, dans le sanctuaire et dans l’apparente gravité de sa fonction. Sans songer à mettre en cause cette réalisation locale de la fonction (couverte par le curé) on entendait cependant faire savoir que l’on pouvait se prêter volontiers à ce jeu d’y croire. Et malheur au chantre qui en oublierait les règles : « Une belle arsouille, oui [...] remarquez, y avait que ça, par ici, des arsouilles [...]. Quand il était là-haut, fier comme Artaban [...] il se prenait pas pour n’importe qui [...] comme si les gens le connaissaient pas [...] quel latin vouliez-vous qu’il sache ! » (Enquête 1981, Loire-Atlantique).
37La description technique que nous faisaient certains de nos informateurs -peu assidus, il est vrai, à la fréquentation des offices hormis ceux, spécialisés, d’obsèques - de leur chantre virait volontiers, et parfois rapidement, à la parodie facétieuse de conduites vocales, de manières de chant et de voix. Encore que des fidèles assidus ne dédaignaient pas ce type de description : « Le père B. [...] aux vêpres, avec Monsieur le curé [...] ; on comprenait pas ce qu’ils chantaient [...] quelques fois, on aurait dit qu’(ils) s’engueulaient en latin. Ils envoyaient de ces bramées ! Nous, on disait que c’était à propos de la Suzon, la bonne du curé, qu’ils s’engueulaient, [...] et couillous et cu tuo (Enquête 1979, Haute-Vienne).
38« Baragouiner » semblerait, ici, un terme approprié pour évoquer ce débit syllabique bousculé ou précipité, parlando-rubato, sur une corde récitative extensible qui s’achèverait du moins par quelque courte incise mélodique descendante, chargée de provoquer un effet cadentiel, le tout bien allant, entretenant quelque résonances latines qui, au passage et avec l’apparence de la meilleure foi du monde, recherchaient négligemment une équivalence phonétique dans la zone stercoraire du parler usuel : la chose visant à faire plus vrai que nature, devant un auditoire esclaffé.
- 10 Cet équipement dessinant, dans le cas présent et de notre point de vue, une aire familière d’audibi (...)
39S’agissait-il plus précisément d’un ton de psaume ? d’un extrait de cantillation d’oraison ou de préface ? Ici, pas plus l’exécutant que l’auditoire n’avaient jamais eu accès à la version type notée dans les livres (ce dont, à vrai dire, on n’avait cure). Tout se passait comme si corde récitative et dispositif approximatif de ponctuation constituaient un équipement pratique10 permettant de faire mouche à tout coup, et appuyé par quelques indices comportementaux, de jouer à la réalité. A s’y méprendre, à en croire l’auditoire.
40Ce « masque récitatif » n’entendait aucunement faire la nique au Tout-Puissant. Pas davantage, en découdre avec la religion.
41Il renvoyait, non à des versions types mais à leurs réalisations locales préconisées par le lutrin : réalisations devant lesquelles peu se voulaient dupes et n’escomptaient point se faire gruger. L’exercice parodique permettait de régler entre soi la situation et s’offrait comme une marque locale de reconnaissance de la qualification en appelant à la plaisanterie familière et à la complicité du groupe.
- 11 L’exercice parodique ciblant ostensiblement une réalisation locale s’effectuant généralement de man (...)
42En définitive, l’exercice parodique mettait en scène ce que l’on percevait déjà, en plein chœur, comme quelque peu burlesque et dont on s’accommodait par ailleurs11.
43Lieu « terrible » que celui-ci ? Mais qui n’excluerait pour autant ni la familiarité (chez les fidèles), ni la désinvolture (chez ses fonctionnaires) : de cette désinvolture que semble parfois offrir l’acquittement régulier, paisible et comme mécanique de la tâche. Ce que d’aucuns nommeraient la routine ?