- 1 Parmi les rares ouvrages publiés en langues occidentales sur les musiques traditionnelles d’URSS, (...)
1Signe probable de la perestroïka, les musiques d’URSS sont de plus en plus accessibles de ce côté-ci du rideau de fer. La venue de musiciens traditionnels des différentes républiques soviétiques, ainsi que de rares disques et écrits nous permettent peu à peu de nous faire une idée de l’immensité d’un patrimoine mieux préservé des atteintes de la folklorisation qu’on aurait pu le craindre1. Cet ouvrage récent de Jean During en témoigne de façon éloquente, tout en faisant ressortir les rapports étroits unissant la musique d’Azerbâyjân à celles de ses voisins, non seulement caucasiens — arméniens et, à la rigueur, géorgiens — mais, plus encore, persans et turcs, voire arabes. Nombreux y sont en effet les éléments « islamiques » apportés par la civilisation musulmane.
2La musique d’art âzeri, dont il est plus particulièrement question dans ce livre, partage avec celles du Moyen-Orient le concept fondamental de muqâm (maqâm) dans son acception courante de « mode mélodique », mais, comme nous l’avons vu plus haut à propos du livre sur L’Improvisation, elle y ajoute celle de « tradition savante âzeri » (5). C’est à celle-ci, à ses aspects théoriques et pratiques et à son contexte qu’est dédiée la première partie de cet ouvrage (15-137), alors que la seconde (141-208) ouvre quelques « perspectives historiques et comparatives » éclairant la situation de la musique d’Azerbâyjân à la lumière des écrits des théoriciens arabes, persans et turcs. Les sources âzeri ne permettent en effet pas aisément de remonter au-delà de la première moitié du XIXe siècle, et une connaissance préalable de la musique persane a permis à l’auteur de saisir les données fondamentales d’une culture musicale qui lui demeure somme toute assez proche.
3« Les relations entre la musique âzeri et persane sont très profondes, et l’on peut les considérer chacune comme les branches maîtresses d’un même arbre », note-t-il (16) ; toutes deux ont, par exemple, été marquées dès les années 1840 par l’influence d’un genre nouveau d’opéra religieux shi’ite appelé ta’zie, influence encore perceptible chez les chanteurs contemporains d’Azerbâyjân. Même si celle-ci a coïncidé avec l’introduction de la musique européenne et, à travers elle, avec une certaine occidentalisation du goût musical et des techniques instrumentales, la musique d’art âzeri n’en a pas été entachée et demeure « la plus haute forme de maqâm de tout l’Orient, selon l’opinion — peut-être partiale ... — de ses interprètes actuels » (32).
4C’est, semble-t-il, dans les coutumes nuptiales (toy) que la musique âzeri a trouvé le cadre le plus propice à son épanouissement, alors que les cercles de lettrés favorisaient pariculièrement ses formes les plus raffinées, dans le cadre de réunions (majlis) d’amateurs exigeants. Contrairement à ce qui est le cas dans le monde arabo-turco-persan, le chant n’y est en principe accompagné que de trois instruments : le luth à long manche târ, la vièle à pique kamânche et le tambour sur cadre daf. Cette formation réduite permet aux interprètes de développer l’ornementation mélodique à un degré de finesse qu’un ensemble plus large n’autorise pas. Essentiellement monodique et modal, l’art du muqâm, qui fait l’objet du deuxième chapitre, repose sur douze modes principaux ou dastgâh. A ceux-ci s’ajoute une quantité de ce que l’auteur appelle des « sous-modèles » ou « types mélodico-modaux » (sho’be), des « mélodies-types » (gushe) et des « compositions » rythmées (tasnif, reng, diringa, etc.), ces dernières constituant « un niveau plus populaire de la musique classique » (38-40). Même si sa théorie demeure en grande partie implicite parmi ses détenteurs, cette musique témoigne d’une extrême complexité mélodique, qui en fait « un art subtil et hermétique dont seuls les initiés détiennent la clef » (51).
5Le troisième chapitre consiste en un décryptage de cette « science des modes qu’est le muqâm âzeri. During aborde pour commencer le problème des intervalles, dont on connaît l’importance théorique et expressive dans tout système non tempéré. Mesurés en savarts et en cents à partir de ses propres observations, ceux-ci sont au nombre de dix-huit par octave, avec un certain nombre de spécificités par rapport aux échelles communes à la plupart des traditions du Moyen-Orient. Ayant déterminé ces matériaux avec précision, l’auteur consacre une soixantaine de pages à la description des différents types de muqâm, qu’il classe en « muqâms principaux ou dastgahs », « muqâms secondaires », « muqâms composés » et « muqâms mesurés (zarbimuqâmlar) ». De nombreuses transcriptions permettent de se familiariser avec les particularités de chacun, ce qui est d’autant plus utile que plusieurs muqâm peuvent se développer sur la même gamme, comme Râst et Mâhur-i hindi. On relèvera que certains noms de muqâm sont des toponymes ou des éponymes, dont il est cependant difficile d’établir l’origine avec certitude en l’absence de documents et d’éléments comparatifs probants.
6Dans ses descriptions, During se garde bien de tomber dans la confusion fréquente entre les concepts de « mode » et de « gamme (ou d’échelle) modale ». Il note que l’identité et le caractère de chaque muqâm reposent sur un ensemble complexe de données, telles que la structure interne du mode, les motifs distinctifs ou clichés, et d’une manière générale une forme mélodique propre, encore que la vision âzeri soit à cet égard « plus fragmentaire et moins dogmatique » que celle des Iraniens (137).
7Une fois énoncées les principales caractéristiques de la musique d’Azerbâyjân, During consacre la fin de son ouvrage à l’étude de quelques repères théoriques destinés à « éclairer la situation de la musique persane et âzerbâyjânaise, par rapport aux autres traditions anciennes et contemporaines du Moyen-Orient » (141). Bien que les premiers écrits sur la musique arabo-persane remontent au IXe siècle, il s’attache en premier lieu à l’apport de Safioddin (XIIIe siècle), né en Azerbâyjân et mort à Baghdâd, avec lequel « la musicologie du Moyen-Orient prend tout son essor » (141). D’une portée considérable « malgré ses aspects confus, hermétiques et scolastiques », l’œuvre de Safioddin allait marquer celles de la plupart de ses successeurs, à tel point qu’au XIXe siècle, la pratique de la musique persane et âzeri ne correspondait plus que de très loin à sa formulation théorique classique. La décadence de la dynastie safavide au XVIIIe siècle avait provoqué une rupture, et la « nouvelle tradition » qui apparut sous les Qâjâr au début du XIXe siècle fut élaborée à partir « des fragments de l’ancienne, préservés d’une part par quelques lettrés amateurs et soufis, et d’autre part par les troupes de motrebs qui maintenaient la tradition de divertissement » (166).
8Le concept irano-caucasien de dastgâh se distingue de plus en plus nettement de celui de maqâm, pour devenir autre chose qu’un simple mode : un véritable système, englobant un certain nombre de « développements », de « modèles d’enchaînements modaux », et au sein duquel les maqâm ne sont plus que des « éléments d’une combinatoire » (162). Le maqâm est implicitement contenu dans le radif qui est une forme fixe, un modèle mélodique se suffisant à lui-même, alors que dans la musique arabe le maqâm n’est qu’une forme abstraite, « un modèle structurel qui s’exemplifie à chaque fois qu’un musicien le met en œuvre » (168).
9L’auteur conclut en brossant un « Tableau synchronique des muqâms âzeris, persans et turcs » visant à faire ressortir leurs similitudes et leurs divergences. Cette vue comparative lui permet de dégager les principales composantes actuelles de la musique traditionnelle âzeri, à savoir : « a) Un vieux fonds remontant aux Safavides (XVIe-XVIIIe s.) ou même antérieur. [...] b) Un fonds persan original constitué par des emprunts directs remontant au XIXe, voire au XXe s. [...] c) Une couche importante et proprement âzeri. [...] d) les musiques occidentale, turque et arabe contemporaines » (180). Parmi les éléments synthétisés dans la musique âzeri, il souligne aussi l’influence de l’Islam shi’ite, partagé par les Azerbâyjânais et les Iraniens, qui a contribué au réseau de relations étroites tissées entre les deux nations au cours des siècles.
10Dans une perspective ethnomusicologique large, ce livre montre bien à quel point le sujet détermine les méthodes d’investigation. L’étude d’une musique de type « ethnique » ou populaire peut à la rigueur se baser exclusivement sur un abord synchronique des différents niveaux de réalité observés, pour autant qu’ils soient corroborés par les données comparatives et les sources bibliographiques nécessaires. Par contre, dès qu’il s’agit de traditions savantes, de « musiques d’art », pour reprendre la formulation de During, le chercheur ne saurait faire abstraction de tout un substrat historique, éthique et théorique. La manière dont la connaissance musicale a été perçue et conceptualisée par des générations d’érudits orientera nécessairement sa recherche des fondements, et sa compréhension du contexte médiat de la musique envisagée. Ses méthodes devront emprunter autant à celles de la musicologie historique classique qu’à celles de l’ethnomusicologie, permettant ainsi de créer un pont entre les deux disciplines et d’alimenter chacune des acquis de l’autre.
Kamil Ahmadov
Maître de târ et luthier à Bakou (Azerbâyjân).
Photo : J. During.
- 2 Voir la bibliographie pour ses principaux travaux.
- 3 Tout d’abord, notons qu’une édition un peu hâtive a laissé subsister un certain nombre de coquille (...)
11A cet égard, la démarche de During est exemplaire, et sa profonde connaissance des traditions moyen-orientales est le gage de sa qualification pour traiter un tel sujet. Son analyse minutieuse de l’art et de la science des muqâm âzeri est ainsi constamment mise en perspective dans une vision large et englobante. Prolongeant et approfondissant des études antérieures sur la musique de l’Iran2, cet ouvrage contribuera sans aucun doute à faire reconnaître son auteur comme un des grands spécialistes actuels des musiques savantes du Moyen-Orient, et les rares critiques qu’on pourrait lui adressser ne touchent qu’à des questions formelles sans commune mesure avec l’ampleur de la réalisation3. Derrière les exigences scientifiques du chercheur, on perçoit aussi la passion d’un authentique ’âshuq (« amoureux », nom donné en Azerbâyjân aux troubadours) qui, de plus, sait manier le verbe et communiquer de façon vivante la substance de ses découvertes et de ses émerveillements.