- 1 Le terme imzad est plus répandu, car il correspond au dialecte tahaggart des Touaregs du Hoggar, eu (...)
- 2 En tamajaq, la langue des Touaregs, le mot anzad est masculin.
1La vièle monocorde anzad1 des femmes touarègues a déjà fait l’objet de plusieurs études dont celle, relativement détaillée, de Balout et Sautin (1950). Dans cet article, les auteurs la décrivent en s’inspirant de Charles de Foucauld (1950 : 1270-3), de Foucauld et Calassanti-Motylinski (1922 : 66, 125), de Benhazera (cité par Rouanet 1922 : 2925-6), et en analysent la morphologie à partir de trois imzad conservés2 au Musée du Bardo d’Alger. Ils en présentent aussi les caractéristiques acoustiques et musicales ainsi que la technique de jeu en se référant aux enregistrements de Joset et Lhote de 1948.
2Depuis, hormis le travail récent de Edda Brandes (1989), aucune étude morphologique approfondie n’est venue enrichir la connaissance de cet instrument.
3Cet article a pour but de compléter les informations déjà existantes et de mettre en valeur les particularités de l’anzad des Tourags de l’Azawagh (Niger). Car, si, dans le Hoggar, la vièle est en voie de disparition, ce n’est pas encore le cas dans les tribus nomades qui transhument dans les plaines de steppe arbustive clairsemée du centre-nord du Niger.
4Les descriptions, photographies et dessins qui suivent proviennent de recherches effectuées au Niger (1973-1983) et de l’étude des six anzad de la collection d’instruments de musique du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN) (voir le tableau annexé).
- 3 Le système de notation utilisé ici est celui qui a été adopté par les services d’alphabétisation du (...)
5Il s’agit d’un récipient hémisphérique (aghezu)3 en bois d’adaras (Commi-phora africana), d’une écuelle émaillée d’importation (teghert) ou d’une demi-calebasse (alkas) (famille des cucurbitacées). L’utilisation du récipient en bois, généralisée chez les joueuses d’anzad des Touaregs Iullemmeden kel Dinnik de l’Azawagh, confère à l’instrument un caractère éphémère, car ce récipient retrouve sa fonction première d’ustensile alimentaire après avoir servi de corps de résonance. Il n’en va pas de même pour la demi-calebasse dont la valeur est bien moindre et qu’il n’est pas nécessaire de récupérer après coup.
6L’usage d’une demi-calebasse est courante chez les Touaregs des plaines de l’ouest de l’Air et du massif lui-même, ainsi que chez les Touaregs du Hoggar. Dans ces régions, l’instrument est souvent construit pour durer et, sauf erreur, son caractère éphémère n’a pas été mentionné jusqu’à présent.
7Le diamètre « standard » de l’ouverture du récipient est de 20 à 30 cm ; sa hauteur (ou profondeur), de 11 à 18 cm.
8Les dimensions de la demi-calebasse sont en général plus constantes : diamètre moyen 30 cm, profondeur moyenne 15 cm.
9Il est à prévoir que l’usage de l’aghezu disparaîtra progressivement. En effet, la raréfaction du bois et des artisans du bois, ainsi que les mesures de protection du Service des Eaux et Forêts en limitent toujours plus l’acquisition. D’où son remplacement fréquent par l’écuelle métallique.
10Elle est faite d’une peau de bouc (egashek), si possible de la peau d’une outre (abayogh) assez usée (agadod). Une peau de bouc ayant servi pour la tente (abakot) n’est pas recommandée ; elle est poussiéreuse, desséchée, teintée et trop fine.
11La plupart du temps, en raison des trous de fixation et acoustiques que comporte cette peau, l’agadod est précieusement conservée, enroulée avec les cordes et le chevalet.
12Les dimensions d’une peau doivent être de 40 x 40 cm environ.
13C’est une branche d’aboraq (Balanites aegyptiaca), éventuellement d’eda-nen (Corida gharaf ou sinensis), fraîchement coupée, légèrement courbe, dépouillée de son écorce (l’acquisition du manche et du bois d’archet doit se faire en cachette, hors de la vue des gardes-forêt). Elle est taillée en pointe à son extrémité inférieure (futur « bouton ») et munie d’une encoche à son extrémité supérieure (« sillet »).
14C’est le diamètre du corps de résonance qui détermine la longueur du manche, dans un rapport d’environ 1 :2,25.
- 4 Dans certains campements touaregs, surtout ceux de chefferie, on a coutume d’entretenir un cheval, (...)
15Elle est composée d’un faisceau d’une centaine de crins (anzaden, sg. anzad) arrachés à la queue d’un cheval (ays, pl. egishen)4. Après avoir été soigneusement humecté avec de la salive (fig. 1) pour en agglutiner les crins, le faisceau, de section circulaire, est prolongé, à chacune de ses extrémités, d’une lanière en peau qui permet de le fixer au manche et au « bouton » (extrémité inférieure du manche dépassant de 2 à 3 cm du corps de résonance) de l’instrument. La longueur de la corde représente en moyenne les 2/3 ou les 3/5 de la longueur totale de l’instrument (fig. 2).
16Il est constitué d’une paire de bâtonnets croisés (segments de tige de mil) dont les extrémités supérieures sont liées par une petite lanière de cuir ou de fibre végétale, ou par un lambeau de tissu. Ces bâtonnets mesurent en moyenne 10 cm de long.
17Le manche de l’archet est habituellement coupé en même temps et sur le même arbre que le manche de la vièle, mais la branche choisie doit être plus fine et plus souple afin d’être facilement recourbée en un demi arc de cercle presque complet. Déployé, ce manche mesure en moyenne 50 cm.
18Quant à la corde, elle est parfois plus fine que celle de la vièle (une cinquantaine de crins), de section plate, et pourvue d’une lanière de fixation à chaque extrémité. Sa longueur varie peu d’un modèle à l’autre : 33 cm en moyenne.
19Il s’agit d’une succession d’opérations relativement simples, à l’exception des derniers « réglages » qui ne peuvent être effectués que par la joueuse (taman-zat) elle-même et qui lui permettent d’accorder et de personnaliser son instrument.
20Le montage de l’anzad n’exige aucun rituel particulier, contrairement à celui de la vièle monocorde des sédentaires haoussa (goge) ou zarma (godié) (cf. Surugue 1972 : 16-25).
21La présence d’une assistante est parfois requise pour aider la joueuse à nouer certaines lanières, et celle d’un forgeron pour aller se procurer les branches nécessaires. Cependant, c’est toujours la joueuse elle-même qui choisit et coupe les crins du cheval, après en avoir demandé la permission à son propriétaire.
- 5 La demi-calebasse ne pourrait pas supporter la tension exercée par la peau au moment du séchage : e (...)
22Ce montage peut s’effectuer à sec, comme c’est le cas généralement pour la construction des anzad sur demi-calebasse5 (voir la séquence de construction illustrée par les photographies ci-dessous : anzad VI, Ingall, Niger, janvier 1983). Pour le montage des vièles sur récipient en bois, le mouillage préalable de la peau est généralisé.
Fig. 1 : Les crins sont agglutinés par humectation.
Fig. 2 : La longueur du faisceau de crins est évaluée sur la vièle déjà partiellement montée.
Fig. 3 : Des lanières sont découpées afin de fixer la peau.
Fig. 4 : Les franges et lanières de la peau sont nouées à l’anneau commun sous le corps de résonance.
Fig. 5 : A l’aide d’une lame de rasoir, un des deux trous est percé pour y enfiler le manche.
Fig. 6 : Le manche est introduit.
23Après avoir trempé pendant quelques minutes, la peau est tendue sur l’orifice du récipient choisi comme caisse de résonance. S’il s’agit d’une peau n’ayant jamais servi de table, il faut préalablement découper sur son pourtour des franges (fig. 3), parfois prolongées par des lanières en peau ou en fibre végétale ou synthétique. La fixation définitive s’effectue, soit en nouant simplement les lanières sous le récipient, soit en les fixant à un anneau commun en bois ou en peau (fig. 4). De plus, quand il s’agit d’une cuvette en bois, une lanière est enfilée à travers les fronces que forme la peau sur les flancs du récipient, à 2 ou 3 cm du bord de la table, et serrée comme une ceinture de pantalon. Son rôle est de plaquer la peau contre les flancs évasés et concaves du récipient. Deux petits trous diamétralement opposés sont ensuite percés au bord de la table encore humide, le plus souvent à l’aide d’une lame de rasoir (fig. 5). Il est indispensable que ces trous, à travers lesquels le manche est enfilé (fig. 6), ne soient pas trop grands, afin d’éviter que le manche ait du jeu latéral ou vertical. Un troisième trou, plus grand, est percé par la même occasion. Il s’agit de l’ouïe, située à droite ou à gauche du manche, à environ « 2 ou 10 heures » lorsqu’on regarde l’instrument de face, le manche vertical.
24Ces opérations sont suivies du séchage de la peau (fig. 7) qui peut durer quelques heures selon la saison. En séchant, celle-ci va se tendre et donner la rigidité nécessaire à une bonne sonorité, tout en accentuant la courbure du manche. A ce moment, l’instrument est ighraf (= « la peau est tendue »).
Fig 7. : Après la fixation de la peau, celle-ci est séchée au soleil avant la suite des opérations (il s’agit ici de l’instrument IV).
25Une fois la peau séchée, il est parfois nécessaire de renforcer la fixation du manche par une lanière double tendue entre l’emmanchure et le bouton, et passant sur la table de résonance ou sous le corps de résonance, ou même par les deux voies.
26La corde est tout d’abord fixée au bouton à l’aide de la lanière inférieure formant une boucle (la corde proprement dite, lorsqu’elle est tendue, ne commence qu’à partir du premier tiers de la table). Ensuite, la lanière prolongeant l’autre extrémité de la corde est tendue et appliquée dans l’encoche sommitale du manche, puis enroulée en une spirale descendante le long du manche, jusqu’au nœud la reliant à la corde (au niveau de la moitié du manche) (fig. 8a). S’il reste encore un segment de lanière, il est enroulé en une spirale ascendante croisant la précédente, et noué au sommet du manche (fig. 8b). A noter que, plus la spirale de fixation est longue, plus elle est stable. Dès lors, la corde est tendue, sur un plan légèrement surélevé par rapport à celui de la table de résonance et du manche, selon la courbure de celui-ci.
Fig. 8
27Le chevalet déployé est posé à plat sous la corde, dans la partie supérieure de la table de résonance, la petite fourche formée par les sommets exactement à la verticale de la corde. Il est alors dressé fermement mais délicatement, de manière à ne pas abîmer les crins. La tension est toujours assez importante et parfois, le chevalet se démonte ou se casse. Parfois même, il arrive que la base des bâtonnets, n’ayant pas été polie ni biseautée, perce la peau à l’endroit où elle s’appuie.
28Ce sont donc la longueur du chevalet et la tension de la corde qui en déterminent l’emplacement provisoire. En effet, de nombreux réglages interviendront encore au cours des essais préliminaires.
Fig. 9 : Une lanière est fixée à une extrémité de la corde de l’archet.
Fig. 10 : La corde de l’archet est fixée au manche.
29Si le manche de l’archet mesure en moyenne 50 cm et la corde 30 cm, cela suppose que le premier doit être courbé presque en un demi-cercle avant que ne soit fixée la corde, toujours à l’aide de lanières de peau (fig. 9 et 10). Celle-ci demeurera tendue par l’élasticité du manche, du moins pendant quelques jours.
30Contrairement à l’imzad, dont l’archet est court en raison surtout de la technique de jeu particulière aux femmes du Hoggar — « extrémité proche de la poitrine de l’exécutante » (cf. Balout et Sautin 1958 : 212) — l’anzad est joué avec un archet dont la corde est en général plus longue que celle de la vièle (cf. tableau des mesures en annexe). Cela peut s’expliquer aussi bien par la position de jeu des femmes de l’Azawagh, laquelle ne limite en rien les mouvements de va-et-vient de l’archet, que par leur style fait de notes longuement tenues.
31Le montage de l’anzad est maintenant terminé (fig. 11). Pour la joueuse, il s’agit dès lors de l’essayer et d’en régler les éléments d’accordage à sa convenance.
Fig. 11 : L’anzad monté et sa terminologie
1. alakam = « ce qui vient derrière », c’est-à-dire le bouton de l’instrument ou l’extrémité du manche à laquelle est fixé le cordier.
2. aseder = « lanière » servant à fixer la corde (cordier) ; ou tazbet = « boucle d’oreille » ; ou azzemi/wan/alakam = « petite lanière/celle-de/derrière ».
3. tedist = « ventre », c’est-à-dire table de résonance.
4. sadef = « poignée », c’est-à-dire lanière renforçant la fixation du manche entre le bouton et l’emmanchure.
5.shat ou tyett (en dialecte taert) = « œil », c’est-à-dire ouïe.
6. tishkawin = « les petites esclaves », c’est-à-dire le chevalet.
7. anzad ou anzaden = « le(s) crin(s) », c’est-à-dire la corde.
8. iri = « le cou », c’est-à-dire le manche ; ou tasewit/tan/ares = « celle-qui-fait-frapper/celle-de/en-bas ».
9. tagersut = « gorge, œsophage », c’est-à-dire lien d’accordage, étrangloir.
10. esirkeb = « ce qui tire », c’est-à-dire lanières de fixation de la peau ; ou idaran = « les pieds ».
11. Sous le récipient : seggewer = « s’asseoir », c’est-à-dire anneau de fixation des lanières ; ou asekkanken = « lanière servant à attacher les tresses regroupées » ; ou tizuken = « les fesses ».
12. « Ceinture » de l’instrument.
13. esirkeb = « ce qui tire », c’est-à-dire extrémité de la lanière supérieure de fixation de la corde ; ou azzemi/wan/dat = « petite-lanière/celle-de/devant ».
14. tasewit/tan/afalla = « celle-qui-fait-frapper/celle-de/en-haut », c’est-à-dire l’archet ; ou esa-wey = « celui-qui-fait-frapper » ; ou teganze = « arc ».
32Cette terminologie révèle une part du symbolisme dont est chargé l’anzad. L’anthropomorphisme y est surtout utilisé pour désigner certaines parties essentielles à la sonorité de l’instrument : le nom anzad, à lui seul, est interprété par les Touaregs comme se rapportant avant tout aux cheveux humains. Le terme « œil », représentant le trou acoustique équivalent à l’ouïe du violon, est également utilisé par les forgerons pour qualifier de petits cercles décorant un bijou, selon un langage symbolique ésotérique. Incidemment, la référence aux bijoux est présente dans la comparaison faite entre le cordier et la boucle d’oreille tazbet. Quant au chevalet, il doit supporter tout le poids et la tension de la corde, d’où son appellation « les petites esclaves ».
33Plus proches encore de la morphologie même du corps humain, le « ventre », les « pieds », les « fesses », la « gorge » et le « cou » donnent une idée de la position dans laquelle les Touaregs se représentent l’instrument, c’est-à-dire couché « sur le dos », en position de jeu, l’ » arrière » (c’est-à-dire le bouton) proche du corps de la joueuse.
34Une attention particulière doit être portée aux expressions tasewit et esawey, traduites par « celle (ou celui) qui fait frapper ». Une ambiguïté demeure quant au verbe dont elles seraient des formes causatives : s’agit-il de ewet, « frapper, jouer d’un instrument » ou de awey, « porter, transporter », sous-entendu ici « une mélodie, un air, un rythme » ?
35Quant aux autres termes, ils expriment des analogies formelles ou fonctionnelles avec des gestes et des éléments tirés de l’univers technologique et artisanal touareg, dont le vocabulaire reste fortement imprégné de métaphores anthro-pomorphiques.
36La position de jeu est à peu près identique d’une joueuse à l’autre (fig. 12 et 13). Elle s’assied en tailleur, les jambes croisées ou partiellement tendues, et elle pose l’instrument sur ses cuisses. Si elle est droitière — je n’ai jamais vu de joueuse gauchère — elle incline plus ou moins la table du côté droit, le manche pointant sur sa gauche et reposant ainsi dans la fourche formée par le pouce et l’index de la main gauche. L’archet est tenu entre le pouce, l’index et le majeur de la main droite et il est mis en mouvement par tout l’avant-bras, tandis que la souplesse du poignet permet de limiter le « fauchage » de l’archet sur l’instrument. Si le plan de l’archet par rapport à celui de la table de résonance est en général perpendiculaire, ce n’est pas toujours le cas de l’intersection de la corde de l’archet avec celle de la vièle : la fatigue aidant, le mouvement de l’archet a tendance à s’orienter progressivement du côté de l’épaule gauche de la joueuse, ce qui par ailleurs n’altère en rien la qualité du son de l’instrument.
Fig. 12 : Position de jeu de l’anzad V joué par Medina willit shimena
Ingall (Niger), 22 septembre 1982. A noter : l’inclinaison marquée de l’instrument.
Fig. 13 : Position de jeu de l’anzad VI
Joué par Anghelen et construit quelques jours auparavant par Keddisha willit Kari à Ingall, en janvier 1983.
37Ce « dressage » (anen, « être dressé », pour un animal) consiste d’une part à préparer la corde de la vièle et celle de l’archet et d’autre part, à accorder la vièle à la tonalité désirée.
38Pour préparer la corde de la vièle, la joueuse l’humecte à plusieurs reprises dans sa bouche remplie d’eau et de salive. Parfois aussi, elle complète ce mélange en mâchant des feuilles d’agar (Maerua crassifolia). La même opération est répétée pour l’archet. Ensuite, elle esquisse quelques notes pour essayer l’instrument, la corde à vide et l’octave, puis un motif mélodique, un incipit (tasegmetnet — « sa direction ») tiré du répertoire « classique » et immédiatement identifié comme tel par les auditeurs. Tant que la joueuse tâtonne, qu’elle s’arrête, qu’elle reprend, on dira de l’instrument : wer inneyne( = « il n’est pas dressé »). Une fois les cordes sèches, elles les enduit de résine taghalbest, une sorte de collophane, extraite de l’arbre adaras (Commiphora africana). Tout en jouant, l’exécutante va fréquemment s’interrompre pour humecter les cordes et leur redonner ainsi le mordant indispensable à une bonne sonorité. Le fait de s’arrêter de jouer au beau milieu d’un air n’est pas interprété comme une maladresse d’apprentie mais fait partie intégrante de la technique instrumentales.
39L’accordage de la vièle s’effectue en modifiant l’emplacement (oses = « serrer, nouer ») du lien d’accordage tagersut. Mais la hauteur ainsi obtenue peut être modulée en cours de jeu à l’aide du pouce. Quant à la position du chevalet, dont dépend la transmission de la vibration, elle est fréquemment ajustée pour améliorer et personnaliser le timbre de la vièle, qui distinguera la joueuse de toutes ses rivales. C’est à ce moment qu’elle dira : inneyne (= « il est dressé, prêt »).
40Sur les six anzad de la collection du MEN, quatre ont fait l’objet d’enregistrements, lors qu’ils étaient joués par leur constructrice et pour deux d’entre eux, par d’autres joueuses aussi. En outre, trois musiciennes ont pu être enregistrées à plusieurs années d’intervalle, mais sur d’autres anzad. Il était donc intéressant de dresser l’inventaire des hauteurs de la corde à vide de ces instruments pour savoir d’une part, s’il existe une sorte de tradition régionale dans l’accordage de la vièle, peut-être inconsciente ou due simplement à la morphologie de l’instrument, et d’autre part, si, d’une occasion à une autre, une joueuse accorde toujours son instrument à la même hauteur et si elle possède en quelque sorte sa propre oreille.
41Dans le tableau ci-dessous, la hauteur absolue prise en considération est approximativement celle de la corde à vide au début de la prestation. (Rappelons que cette hauteur n’est que rarement stable. Elle varie en cours de jeu, soit parce que la musicienne la modifie intentionnellement, soit parce que la tension de la corde et de l’ensemble table-chevalet augmente ou diminue selon la dessication ou l’humidification des éléments.) L’indice 2 ou 3 précise à quelle octave se trouve la note (référence la3 = 440 Hz). L’écart d’accordage indique l’intervalle à l’intérieur duquel s’effectue :
-
l’accordage de la même vièle par des joueuses différentes ;
-
l’accordage de la vièle par la même joueuse au cours de séances espacées dans le temps.
Tableau des hauteurs des cordes à vide
anzad III
|
corde à vide
|
écart d’accordage
|
Lalla
|
Do3
|
}
|
|
|
Mama
|
la2
|
|
1 1/2 ton
|
Sawdatta
|
la2#
|
|
|
anzad IV
|
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|
|
|
Alghadawyyet
|
la2#
|
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|
–
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|
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anzad V
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|
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Medina (1982)
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la2
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—
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anzad VI
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|
|
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|
Kedissha Anghelen
|
la2# la2#
|
|
hauteur inchangée
|
Joueuses
|
|
|
|
Medina 1980* Medina 1982
|
la2 la2#
|
}
|
1/2 ton
|
Tshikennu 1973 Tshikennu 1983
|
si2 la2
|
}
|
1 ton
|
Fatimatu 1980 Fatimatu 1987
|
la2 ré2
|
}
|
2 1/2 tons
|
Fatu 1971 Fatu 1981
|
Ré3 Ré3
|
}
|
hauteur inchangée
|
* La première fois qu’elle a été enregistrée (1980), cette joueuse utilisait un autre instrument.
-
Huit joueuses sur dix ont accordé leur instrument avec un écart de 1/2 ton (la2 — la2#) et parmi elles, cinq l’ont accordé à la même hauteur (la2#).
-
Une joueuse (Fatu) l’a accordé à la même hauteur après dix ans.
-
Une autre joueuse (Medina) l’a accordé avec 1/2 ton d’écart après deux ans.
-
L’écart d’accordage maximum entre toutes les joueuses est de 2 tons 1/2 (la2 — ré3).
42Cette constance remarquable dans l’accordage prouve donc que, malgré l’appartenance de ces femmes à des zones culturelles différentes, et malgré le recours à des éléments constitutifs disparates dans la construction de leur instrument, celui-ci demeure un exemple de technologie particulièrement bien maîtrisée et de fidélité à un modèle fortement identitaire.
43En langue touarègue, on désigne le doigté de l’anzad par les expressions : /azemmezzery/n/duduan = « /faire aller en sens contraire sans se recontrer/des/doigts/ », ou : /asemetkwy/n/duduan/ = « /se mettre en route/des/doigts », ou encore : /ashiwel/n/duduan/ = « /parole/des/doigts/ ».
44Il s’agit ici, à l’aide de quelques croquis, de présenter les positions fondamentales occupées par les doigts de la main gauche. (Les croquis de la fig. 14 montrent les doigtés vus d’en haut.) Une première remarque s’impose : pour la raccourcir, les doigts n’appuient pas la corde contre le manche, mais la pressent latéralement. Comme décrit plus haut, le manche repose dans la main gauche, les doigts écartés, lorsque la corde est jouée à vide (fig. 14a).
- 6 L’échelle des joueuses anzad est comprise dans une octave et elle est constituée de cinq tons princ (...)
45Quand la joueuse commence un air d’anzad, ou quand elle fait une transition entre deux airs, elle joue une tasenkert (« elle fait se lever ») en alternant la corde à vide et l’octave, qu’elle obtient avec l’auriculaire dont la position (fig. 14b) correspond effectivement à la moitié de la corde vibrante. Cette octave détermine en général l’ambitus de l’échelle adoptée par les joueuses d’anzad6. L’auriculaire lui permet aussi de jouer, par glissement, une septième (« sensible ») ou de dépasser parfois le cadre de l’octave avec une neuvième. Le pouce (fig. 14c) présente trois fonctions principales :
Fig. 14
-
marquer le tempo de la mélodie en frappant la corde à vide de petits coups rapides et répétés (asohoku = « faire se lever » ou asatagh = « donner un coup, une gifle ») ;
-
remplacer la « tonique » de la corde à vide, auquel cas il presse en permanence contre la corde, en position de seconde ou de tierce mineure ;
-
servir de « vis-à-vis » à l’index quand celui-ci est en position de seconde ou de tierce mineure : la corde est alors pincée entre les deux doigts (fig. 14d).
46Le majeur permet de jouer la quarte et, par glissement, la quinte (fig. 14e).
47Quant à l’annulaire, bien que rarement utilisé, il permet de faciliter le doigté dans certains motifs particulièrement rapides. Il remplace alors l’auriculaire en position de « sensible » (fig. 14f).
En résumé, le doigté standard se présente schématiquement ainsi :
pouce : rythme/tonique/appui à l’index
index : seconde/tierce mineure
majeur : (tierce)/quarte/quinte
[annulaire : (sixte)/septième]
auriculaire : septième/octave/(neuvième)
48Au-delà des métaphores et des références à l’anthropomorphisme soulignées dans la terminologie organologique, l’anzad est aussi, en lui-même et à travers ses répertoires d’airs, le véhicule de tout un symbolisme où se mêlent des notions de guerre, de classe et de feminineté, que les Touaregs se plaisent à perpétuer et à enrichir dans des proverbes, dictons et poèmes, d’autant plus intensément maintenant que l’instrument demeure un des rares signes évoquant leur passé glorieux.
49Henri Duveyrier, dans Les Touaregs du Nord (1864), avait déjà évoqué ainsi la connotation guerrière à laquelle était lié l’anzad :
« [...] les Touaregs sont encore sollicités à l’héroïsme par leurs femmes qui, dans leurs chants, dans leurs improvisations poétiques, flétrissent la lâcheté et glorifient le courage. Un targui qui lâcherait pied devant l’ennemi et qui, par sa défection, compromettrait le succès de ses contribules, ne pourrait plus reparaître au milieu des siens [...]. Entre Touaregs, quand deux partis en sont venus aux mains, et que l’un des deux est battu, les vainqueurs crient aux vaincus, de ce cri sauvage particulier aux Touaregs :
Hia hia ! hia hia !
Il n’y aura donc pas de rebâza !
- 7 A la page 405 des Touaregs du Nord, Duveyrier mentionne, dans l’inventaire du mobilier de la tente (...)
50Le rebâza est le violon sur lequel les femmes chantent la valeur de leurs chevaliers7.
51A la menace du silence des rebâza, les vaincus reviennent à la charge, tant est grande la crainte du jugement défavorable des femmes » (p. 450).
52Dans son Dictionnaire (1951-52), Charles de Foucauld évoque une fonction de l’instrument directement dérivée de celle décrite ci-dessus :
« L’imzad est l’instrument de musique favori, noble, élégant, par excellence ; c’est lui qui a toutes les préférences, qu’on chante dans les vers, après lequel on soupire quand on est loin du pays, dont il est comme le symbole et dont il rappelle toutes les douceurs ; [...] on en joue aux hôtes qu’on veut honorer » (III : 1270).
Plus loin :
« ‘Jouer du violon [à quelqu’un]’ signifie quelquefois ‘dire des paroles très agréables et très flatteuses [à quelqu’un]’ (III : 1272) ;
et encore :
« imzad ! « violon » : exclamation de surprise, d’étonnement, d’admiration, d’émotion ; cri de guerre (id.) ».
53Plus près de nous, Paulette Galand-Pernet (1978 : 32) analyse l’image de la femme à travers les Poésies de Charles de Foucauld et dresse l’inventaire des éléments d’un code esthétique dont font partie les dents et le violon :
- 8 Dans le Hoggar, l’ahal est une réunion « galante » du soir, où les femmes et les hommes rivalisent (...)
« [...] on a en effet une série de termes qui se réfèrent à des éléments significatifs du code esthétique de la femme : traits physiques choisis, accessoires témoignant d’un haut rang social et d’une culture raffinée, ils deviennent des symboles culturels. Quand ils apparaissent dans un poème, ils peuvent se vider de leur signification, c’est-à-dire d’une part que leur lien avec le référent, avec l’objet qu’ils désignent n’est plus le même, que leur valeur change dans le système lexical, d’autre part qu’ils n’ont plus d’articulation logique avec ce qui précède ou ce qui suit ou que cette cohérence s’affaiblit. Ces faits linguistiques sont pleins d’enseignement : en dehors de leur emploi en référence à des données de la culture, « dents » et « violon » ont des emplois poétiques où la signification usuelle s’estompe, mais où reste une image de beauté, de raffinement, une association avec les moments importants dans la vie affective individuelle et dans la vie sociale que sont les réunions d’anal »8.
54Actuellement, la langue touarègue compte encore plusieurs expressions courantes dans lesquelles apparaît le mot anzad. Ainsi l’expression ihor anzad ( = « il mérite l’anzad ») veut dire « il est digne de louanges, d’être flatté », sous-entendu : « c’est un homme courageux, valeureux ».
55Pour mon informateur Hamed Ibrahim, des Maraboutiques kel Aghlal : « Dans le mot anzad, on trouve izod (= « c’est qui est doux, sucré ; ce qui fait plaisir à l’âme ») ».
56Enfin, un des poèmes d’Afellan recueillis par Francis Nicolas (1944 : 182-3, v. 35-37) compte les vers suivants, dans lesquels l’auteur parle d’un cheval qui naîtra de sa jument, elle-même fille d’une jument que des envieux ont tuée :
- 9 Le génie-du-vent joue du violon en frappant les tiges d’herbe.
« Quand il se tient dressé, tu dirais qu’il observe le génie-du-vent qui joue du violon avec l’herbe que les Imghad appellent l’adreïlal »9.
57Une des premières descriptions relativement détaillées de Yanzad de l’Aïr est donnée par le Lieutenant Jean (1909 : 211) :
« Le violon monocorde (amzad), callebasse [sic] (demi-citrouille) recouverte par une peau de mouton bien tirée ; par les deux trous dont la peau est percée passe un bâton recourbé aux deux extrémités duquel est attachée la corde faite de crins de cheval. L’archet, quand il y en a, est également formé d’un bâton recourbé et d’une corde en crins. La colophane est inconnue ».
58Cette description souligne l’originalité de Yanzad, dont seule la table en peau, et non le corps de résonance, est embrochée par le manche. En revanche, l’utilisation d’une peau de mouton, de même que l’absence de colophane, semblent improbables. Par ailleurs, l’auteur néglige le chevalet et laisse supposer que Yanzad pourrait être joué en pinçant la corde, car, à la page précédente, il mentionne que :
« Dans chaque famille se trouvent quelques exécutants qui savent tirer d’un violon ou mandoline monocorde quelques airs connus » (p. 210).
59Dans son Real-Lexikon ( 1962 : 11-12), Curt Sachs s’est inspiré de cette description et a entretenu la confusion entre corde pincée et frottée. Il y a même transformé l’anzad en un arc musical pourvu d’une calebasse de résonance, et dont la corde peut à l’occasion être frottée :
- 10 « Amzad, arc musical des Touaregs (N.-O. de l’Afrique) avec une calebasse de résonance recouverte d (...)
« Amzad, Musikbogen der Tuarek (N.W. Afr.) mit einer Resonanzkalebasse, durch deren Ziegenfelldecke der Stock gesteckt ist ; als Saite dient eine Strähne Pferdehaare. Gelegentlich wird das Instrument gestrichen »10.
60Par contre, Curt Sachs a rétabli la vérité sur l’origine animale de la peau de chèvre.
61Cependant, nulle position organologique n’est prévue pour Yanzad dans la classification qu’il a élaborée avec E.M. von Hornbostel (1914). En effet, la catégorie des luths (à cordes frottées ou pincées) n’envisage que la possibilité de pique traversant le corps de résonance (p. 579, position 321.31 : « Spiess-laute » = luth à pique) ou celle de manche taillé dans la masse ou rapporté.
62En revanche, André Schaeffner précise bien dans sa description de l’imzad (1936 : 219-20) qui lui est aussi inspirée par le Lieutenant Jean :
« L’imzad des Touaregs se distingue [...] par la flexibilité de son manche, pris, comme certains luths égyptiens, entre une ouverture de calebasse et la peau qui y est tendue. [...] le brochage [de la table] ne se fait qu’aux deux endroits où le manche rencontre la table sur le bord de l’ouverture » (p. 220).
63Ainsi, comme celle de Jean, la description de Schaeffner respecte l’originalité de Yanzad dont le corps de résonance demeure intact.
64Que penser alors de la classification communiquée en 1984 par les organo-logues du CIMCIM (ICOM-UNESCO) dans la Newsletter 11, où l’imzad figure (p. 51) sous la même position organologique que celle des vièles pourvues d’un manche traversant la caisse, en compagnie de la vièle godje des Djerma du Niger ? Nombreuses sont d’ailleurs les publications spécialisées et les encyclopédies qui perpétuent cette erreur organologique, notamment les ouvrages de Jacqueline Cogdell Djedje (1978, 1980) et celui de Ulrich Wegner (1984 : 116), dont on aurait pu attendre une recherche documentaire plus fouillée.
65Ces quelques lignes demanderaient à être complétées par l’examen approfondi des autres aspects relatifs à l’anzad : système musical, répertoire, fonctions et occasions, musiciennes, etc., bref, autant de sujets d’études qui laissent entrevoir que l’univers musical de l’anzad offre davantage de perspectives de recherche que ne laisse supposer E. Bernus (1981 : 139) : « Et la conversation s’anime, tandis que l’on sort un amzad (vièle) qu’une femme se met à faire grincer ».