1L’ethnomusicologue qui étudie la littérature ethnographique relative à une région donnée risque de tomber sur un grand nombre de descriptions d’instruments prêtant à confusion. Les plus grandes difficultés apparaissent, bien entendu, lorsqu’un auteur est amené a décrire un instrument pour lequel sa propre langue ne lui fournit pas de terme approprié. Il est regrettable qu’au lieu de décrire le mode de production du son, nombre d’auteurs adoptent un terme quelconque et vague, semant ainsi le doute plutôt que de contribuer à une meilleure compréhension de l’instrument en question.
- 1 La plupart des trompes en Papouasie-Nouvelle-Guinée (à embouchure terminale ou traversières, en bo (...)
2En ce qui concerne la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la confusion règne particulièrement dans les descriptions d’instruments faits d’un tube de bambou à embouchure terminale. Le plus souvent, ces instruments sont simplement appelés « flûtes », sans considérations sur la nature de l’émission du son. Parfois, on les appelle aussi « trompettes » ou « trompes ». Il n’est pas dans mon propos de discuter en detail des flûtes et des trompes, mais je tiens à signaler leur principale difference. Dans le cas de la flûte, le joueur dirige la colonne d’air sur le bord de l’instrument ; sur la trompe, en revanche, le son est produit par la vibration des lèvres du joueur. S’il s’agit là, en effet, des techniques de jeu les plus courantes des instruments à air, il ne faut cependant pas oublier qu’il existe une troisième possibilité. Les instruments relevant de ce dernier type, que j’appelle « altérateurs de voix » (voice-distorters), sont ceux dans lesquels on parle, crie ou chante avec l’intention de dénaturer la voix1.
- 2 La seule étude approfondie d’un tel instrument à l’échelle mondiale provient de Balfour (1948) qui (...)
- 3 Un précédent quant à l’usage de ce terme (mais sans le tiret, c’est-à-dire voice distorter) appara (...)
- 4 Une série de termes en Tok Pisin (ou Pidgin de Nouvelle-Guinée) apparaissent dans cet article, car (...)
3Ces instruments ont été successivement appelés « mégaphones » (Jones 1967), « tubes parlants » (Sheridan 1949 : 214), « tubes résonateurs » (Johnson & Mayer 1977) ou « masques de voix » (Duvelle 1975 : 15). En ce qui me concerne, je rejette le terme de mégaphone parce qu’il sous-entend que le son produit est plus fort. Si certains altérateurs de voix amplifient le son, leur principal objectif n’en consiste pas moins, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, à dénaturer le timbre de la voix. C’est pourquoi je suggérerai que le mégaphone est un altérateur de voix mais que l’inverse n’est pas toujours vrai. Le terme de « tube parlant » est, quant à lui, inapproprié dans la mesure où les instruments dont il est question ici ne sont pas nécessairement de forme tubulaire et que ceux qui en jouent ne parlent pas toujours dedans. Le terme de « tube résonateur » est plus adéquat, mais il n’indique pas l’origine du son, et celui de « masque de voix », quoique peu commode, est encore meilleur dans la mesure où il fait ressortir le phénomène du déguisement de la voix. Ajoutons, enfin, que le terme plus neutre de « modificateur de la voix » a été suggéré, qui conviendrait à une classification à l’échelle mondiale2 visant à regrouper les instruments en tant qu’objets, sans référent culturel. Je préfère neanmoins celui d’ » altérateur de voix »3 pour les instruments de Papouasie-Nouvelle-Guinée, car il rend davantage compte du contexte de jeu. En effet, il s’agit ici de bien plus qu’une légère modification de la voix, puisque les altérateurs de voix sont traditionnellement destinés à transformer une voix d’homme en une voix non humaine. Toutes les sources indiquent que leur utilisation (de même que le savoir qui s’y rapporte) est l’apanage des hommes ; ces instruments font généralement partie intégrante de l’attirail cérémoniel d’un culte masculin auquel les hommes doivent être spécialement initiés, et ils sont gardés à l’abri du regard des femmes et des non-initiés. D’une manière générale, les altérateurs de voix servent à produire la voix des esprits (appelés tambaran en Tok Pisin)4.
4Étant donné la confusion qui règne à propos de la dénomination de ces instruments, les travaux d’organologie relatifs à la Papouasie-Nouvelle-Guinée leur ont prêté peu d’attention, quand ils ne les ont pas qualifiés à tort de flûtes ou de trompes (voir notamment Fischer 1986).
5Une autre raison du peu d’intérêt porté à ces instruments est le manque de données ethnographiques sur une des principales régions où les altérateurs de voix sont en usage, région que j’appelle le Madang tambaran. Excepté dans les travaux de Lawrence (voir 1964, 1965, 1984), elle n’a été décrite que sommairement dans les écrits sur le sujet, tels les études linguistiques, les récits de voyages ou encore les rapports de missionnaires. Et si l’activité des cultes masculins fait depuis quelques décennies l’objet de nombreuses recherches, celles-ci portent, pour le nord de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, presque exclusivement sur la région du fleuve Sépik, en particulier sur son cours moyen. Étant donné l’importance qui revient au Madang tambaran dans la présente classification des altérateurs de voix, je définirai d’abord l’étendue de cette région pour décrire ensuite brièvement les activités cultuelles des Gedaged, groupe établi en son centre.
6La région de Madang tambaran, située sur la côte entre Saidor à l’est et Bogia (Lawrence 1964), se distingue des autres aires musicales par la place de choix des altérateurs de voix dans les cultes masculins. Bien qu’il soit impossible, à ce stade, de la délimiter avec exactitude, on peut relever une série de contrastes ethnomusicologiques qui la différencient des régions avoisinantes. Précisons que les groupes établis au sud-est de Saidor, le long des cours supérieurs des fleuves Nankina et Yupna jusque dans la province de Morobe, sont exclus ici, car ils ignorent les altérateurs de voix. A leur place, les aérophones associés aux tambaran comprennent la flûte à embouchure terminale et parfois même la conque, ainsi que le rhombe qui se retrouve chez la plupart des ethnies utilisant un instrument quelconque à usage secret.
Carte 1 : Papouasie-Nouvelle-Guinée (Papua Niugini).
Pour les détails des provinces du Sépik Occidental et orientai, de Madang et de Morobe, voir carte 2.
Carte 2 : Côte septentrionale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (Papua Niugini).
7Le Madang tambaran diffère de la région du Sépik par l’importance que revêtent, dans cette dernière, les ensembles de flûtes traversières plutôt que les altérateurs de voix. Sur les berges du Sépik, on rencontre avant tout des paires de flûtes, les grands ensembles de flûtes traversières étant plus répandus au sud du moyen Sépik, en particulier dans la région des fleuves Karawari et Korosameri. Au nord, dans le massif de Torricelli, les ensembles de flûtes ont moins d’importance que les ensembles de trompes à embouchure terminale, accompagnées de kundu (tambours cintrés à une peau), d’ocarinas et, à nouveau, d’altérateurs de voix.
8Bien que tous ces instruments en bambou — flûtes traversières, altérateurs de voix et trompes à embouchure terminale — soient habituellement pratiqués au sein d’un ensemble du même type plutot qu’en solo, il existe une différence supplémentaire dans la manière dont on en joue pour construire une mélodie. Dans les ensembles, les parties de flûtes ou de trompes sont souvent imbriquées ou superposées afin de compenser les possibilités mélodiques limitées de chaque instrument et de permettre ainsi l’émission d’un son continu. Les altérateurs de voix, en revanche, dont la tessiture est determinée par le registre de la voix, sont généralement joués à l’unisson. La principale exception à cette règle se rencontre sur le moyen Sépik où deux altérateurs de voix produisent des secondes harmoniques, intervalle courant dans la musique dé cette région.
9Les paires de flûtes traversières caractéristiques du Sépik se retrouvent sur le bas Ramu (cf. Johnson & Mayer 1977, 1978) et, semble-t-il, aussi parmi les Tangu (Burrdige 1969 : 175, n. 1). Pour ce qui est du littoral à l’est du Ramu, on a pu les identifier dans une zone qui s’étend jusqu’à Hatzfeldthaven (Tranel 1952 : 461) et peut-être même au-delà. Parmi les Rao du Ramu moyen, par contre, flûtes traversières et altérateurs de voix coexistent, ce qui est également le cas chez leurs voisins Banaro établis sur le haut Keram. Plus en aval, par contre, les altérateurs de voix disparaissent. La région qui s’étend à l’est du Ramu moyen (en particulier autour de Josephstaal) est moins bien connue sous ce rapport, encore que l’existence de flûtes traversières ait été attestée en plusieurs endroits. Vu le peu de données ethnographiques ou ethnomusicologique sur cette vaste zone, il resterait donc à déterminer si le Madang tambaran s’étend à la région du moyen Ramu.
10Tournons-nous maintenant vers les Gedaged établis au centre du Madang tambaran, pour passer en revue les types d’instruments secrets caractéristiques de la région (Mager 1952 ; complété par nos notes de terrain) :
- 5 Selon la classification de Hornbostel et Sachs (1961 : 24), les aérophones sont les instruments da (...)
Altérateurs de voix5
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kag
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gourde
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sabung
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tube de bambou long
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adug
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tube de bambou court
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tererek
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tube de bambou court à paroi fendue
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Aérophones
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kasuzi
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ocarina faite d'une noix de coco, percée d'un trou de jeu au moins
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idiku
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mirliton (brin d'herbe ou feuille)
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ngubngub/tod
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rhombe
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Idiophones
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Gilanggilang
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Hochet de cosses (Panguin edule)
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11Certains de ces instruments sont décrits differemment par Dempwolff (1929 : 231-232), mais les données fournies par Mager me semblent plus complètes et plus précises. D’autres groupes du Madang tambaran possèdent des instruments semblables à ceux énumérés ci-dessus ou en ignorent l’un ou l’autre. De plus, dans certaines zones, le tambour à fente (garamut en Tok Pisin) fait également partie des instruments associés aux tambaran.
- 6 Il est intéressant de noter la récurrence du thème de l’eau dans les descriptions du Madang tambar (...)
- 7 Pour des informations plus détaillées au sujet de la version ngaing de ce culte masculin, consulte (...)
12Chez les Gedaged, tous ces instruments sont entreposés au grenier (falalak) de la maison des hommes (dazem) et n’en sont sortis que pour accompagner le culte masculin appele meziab. Au singulier, ce dernier terme se réfère à l’esprit d’un défunt. Le plus souvent, le meziab ne se trouve pas au village mais outre-mer avec sa pirogue. Pour honorer les esprits des ancêtres, les hommes vont chercher les instruments au falalak et les transportent au bord des rivières où résident les esprits6. Les instruments sont joués par les hommes initiés au culte, qui conduisent l’esprit au village. Après que le meneur de la danse a fendu une noix de coco, une danse commence qui dure trois ou quatre semaines. Le plus souvent, le kag et le tererek sont associés au garamut (do) et au kundu (duwag), le tout étant accompagné de chants reproduisant la voix des tambaran : voilà l’ensemble le plus répandu dans la région de Madang. Tandis que le meziab danse à l’intérieur du dazem, les femmes exécutent une danse autour de celui-ci. Le meziab consomme la part spirituelle de la nourriture préparée pour l’occasion, tandis que les hommes en mangent la part matérielle. Les novices (malan faun) sont circoncis et reçoivent des scarifications en forme de demi-lunes sur les tempes. Plus tard, on dira aux femmes et aux enfants que ces marques ont été appliquées par les dents du meziab qui a ingurgité, puis recraché le malan faun. La cérémonie se clôt par la descente du meziab du dazem dans le village, où il participe à un autre festin ; ensuite, il est raccompagné à sa pirogue pour qu’il puisse prendre le large (Mager 1952 : 199-200)7.
13Le but de cet article est de décrire les types et la distribution des altérateurs de voix en Papouasie-Nouvelle-Guinée, tout en fournissant des informations générales sur leur utilisation. Les nombreuses citations et l’explicitation des sources paraîtront peut-être fastidieuses au lecteur. Elles sont néanmoins indi-pensables pour dissiper la confusion entourant ces instruments. On trouvera en annexe la liste détaillée des références par catégorie d’altérateur de voix.
I. Bambou
- paroi rigide
- à extrémité distale libre
- de longue dimension
- de courte dimension
- à extrémité distale bouchée avec des feuilles
- à extrémité distale placée dans un récipient
- A paroi fendue
II. Gourde/bois
III. Noix de coco/feuilles de bananier
IV. Conque
14Les altérateurs de voix sont communément joués à l’unisson, mais on les pratique aussi en solo. Dans le Madang tambaran, en particulier, les altérateurs de voix en calebasse et ceux en bambou à paroi fendue sont accompagnés d’autres instruments.
15I. Bambou. C’est sans doute le matériau le plus fréquemment employé, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans la fabrication des instruments de musique en général tout comme des altérateurs de voix en particulier. Tous les modèles en bambou sont ouverts aux extrémités proximale et distale. On peut en distinguer différents types selon l’état du bambou lui-même, ainsi que selon le traitement de l’extrémité distale de l’instrument.
16LA) A paroi rigide. Dans leur forme la plus simple, ces instruments consistent en un tube de bambou dont les nœuds ont été enlevés. Le joueur chante ou crie dans une extrémité. La longueur du tube varie entre trente cm et quatre mètres. Exceptées les données disponibles pour les Baining, sur lesquelles je reviendrai, les altérateurs de voix en bambou à paroi rigide se limitent à la partie septentrionale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée continentale ; ils peuvent être subdivisés en trois grandes catégories selon le traitement de l’extrémité distale.
- 8 Les données fournies par Reche (1913 : 426-27) au sujet des instruments en bambou du bas Sépik (la (...)
- 9 Etant donné qu’aucune autre description relative aux Baining se réfère spécialement à un tel instr (...)
17I.A.1) A extrémité distale libre. Dans cette catégorie, l’extrémité distale de l’instrument n’est ni recouverte, ni ceinte, ni modifiée d’aucune autre manière. Bien qu’il manque des renseignements précis au sujet de certains de ces instruments8, il semblerait que la distribution géographique des instruments de courte et de longue dimension respectivement soit fondamentalement différente : les premiers se retrouvent dans la région du moyen Sépik et du Madang tambaran, les seconds dans le Madang tambaran, sur le moyen Ramu et le haut Sépik. Bien que Sheridan (1948 : 2) n’en mentionne pas la longueur, c’est apparemment aussi le type d’instrument dont se sert le chaman chez les Baining pour proclamer, en cachette, la mort imminente de ses victimes9.
- 10 Collection établie en 1959 par Donald C. Laycock. Cet enregistrement a été transcrit par Jones (19 (...)
- 11 En plus de la référence indiquée, voir l’illustration sonore de cet instrument dans le disque de N (...)
18I.A.1.a) De dimension longue. Quand les descriptions parlent d’instruments « longs », j’interprète cet adjectif au sens conventionnel comme qualifiant les instruments dont la longueur excède la taille du joueur, soit plus d’un mètre et demi. Les instruments les plus longs semblent atteindre quatre mètres. Certains auteurs ont relevé que les groupes établis sur le haut Sépik, notamment les Bahinemo, Ngala et Wogamusin, qualifient ces instruments de féminins (Chenoweth 1976 : 29 ; Newton 1971 : 19, 34-35, 52). Chez les Kwoma, le son produit est réputé imiter le cri des oiseaux (Newton 1971 : 87) ou le bruit des crocodiles (IPNGS x82-104)10. Ces longs instruments en bambou ont été repérés dans de nombreuses zones du Madang tambaran, du moyen Ramu et du haut Sépik11 (voir la liste des références en annexe I).
- 12 Hauser-Schàublin (1983 : 51) émet l’hypothèse que l’origine des masques mai des Iatmul, associés à (...)
19I.A.1.b) De courte dimension. Dans la région du moyen Sépik, les alté-rateurs de voix en bambou sont les célèbres tubes mai ou mwai12, par ailleurs absents de la région située immédiatement au sud de Chambri, à Bisis par exemple (Takanori 1988). On les retrouve aussi au Madang tambaran où ils coexistent avec les modèles de longue dimension, dont il faut cependant les différencier. En général, les altérateurs de voix courts mesurent moins d’un mètre. Sur le moyen Sépik, les tubes mai sont généralement joués par paires, mais ils peuvent aussi faire partie d’un grand ensemble instrumental comprenant des garamut, des kundu et des flûtes traversières (voir la liste des références en annexe II).
20I.A.2) A extrémité distale bouchée avec des feuilles. Cette catégorie d’instruments n’est signalée que chez les Abelam où les joueurs crient ou aboient dans l’extrémité ouverte d’un altérateur de voix mesurant un mètre environ. Aufenanger (1972 : 314) rapporte que l’extrémité distale est remplie de feuilles séchées du palmier sago pour créer la voix d’un calao. Hauser-Schäublin (1986) précise que le son « de ces instruments [est] décrit comme des voix d’oiseaux et de chiens adoptées par les esprits » et qu’il sert de signal aux femmes et aux enfants pour qu’ils se cachent lors du transport d’objets sacrés. L’obturation de l’extrémité distale de l’instrument avec des feuilles semble être facultative, puisque Forge (1988) évoque divers instruments semblables qui ne sont pas traités de la sorte. On peut comparer cet instrument au koruimbangi des Iatmul, à l’instrument des Chambri décrit par Aufenanger, au timbalen des South Arapesh et au yin’aza des Kwoma, qui figurent tous ci-dessus sous la rubrique « altérateurs de voix en bambou de courte dimension ». Le terme de Koriumbangi se réfère à un ancêtre masculin qui est toujours représenté par un homme aboyant comme un chien à travers le tube ouvert en bambou. Les instruments des Chambri et des Kwoma sont également employés pour produire le hurlement d’un chien. Quant au timbalen, on crie dedans pour produire la voix du calao. Aucune de ces descriptions ne mentionne cependant l’obturation de l’extrémité distale avec des feuilles (voir la liste des références en annexe III).
- 13 Dans leur mythe d’origine des altérateurs de voix de type nggwal, les South Arapesh expliquent que (...)
21I.A.3) A extrémité distale dans un récipient, ou recouverte. Dans la région du Maprik, province orientale du Sépik, on insère l’extrémité distale des altérateurs de voix de longue dimension dans un récipient ou on la recouvre d’une enveloppe quelconque étendue par terre. Parmi les groupes linguistiques South Arapesh, Bumbita et Kwanga, ce récipient est un kundu sans peau recouvert de feuilles du cocotier. Les South Arapesh utilisent aussi un garamut (tambour ou gong à fente), tandis que leurs voisins Abelam se servent d’un kundu sans peau (Aufenanger 1972 : 327-28), d’une « bûche évidée »13 (Losche 1982 :280-82), d’une statue creuse (Gerrits [1974 ?]) ou d’une sorte de couverture en feuilles (Forge 1988). Tous les instruments de cette catégorie s’intègrent aux ensembles de tambaran les plus secrets de la région du Maprik. Le plus souvent, le tube de bambou atteint une longueur de deux mètres et demi environ, à l’exception de celui des South Arapesh, placé dans un garamut, qui ne mesure qu’un mètre et demi (Tuzin 1988). Les Boiken et les South Arapesh Mountain, établis respectivement à l’est et au nord, utilisent des paires de flûtes traversières que l’on retrouve également parmi les Abelam orientaux où elles ne revêtent cependant plus beaucoup d’importance (Forge 1988). Chez les South Arapesh, une seule flûte tra-versière est jouée — fait notable dans la mesure où de tels instruments sont habituellement joués par paires. La diffusion de l’instrument vers l’ouest et le sud est moins certaine, mais les Gnau, les Olo et les Kwoma semblent ignorer ces altérateurs de voix (voir la liste des références en annexe IV).
- 14 Il ne faut pas confondre ces altérateurs de voix avec les instruments morphologiquement semblables (...)
- 15 Pour une illustration sonore de ces instruments, voir Niles & Webb ( 1987 : Madang — 1 ; New Irela (...)
- 16 Collection établie en 1983 par Bergh Amos.
22I.B) A paroi fendue. Contrairement aux instruments énumérés précédemment, la paroi des instruments en bambou entrant dans cette rubrique est fendue. Chaque instrument observé consistait en un entre-nœud de bambou à paroi fendue dans le sens de la longueur. Le tube mesurait 35 à 45 cm environ. La voix de celui qui chante dans une extrémité du tube est dénaturée principalement par la vibration de ces sections découpées14. Ces instruments se retrouvent dans trois zones distinctes de Papouasie-Nouvelle-Guinée. A nouveau, ils font partie de l’ensemble associé aux tambaran, répandu dans de nombreuses zones de la province de Madang. On les retrouve également dans certaines régions du nord de la province occidentale de Nouvelle-Bretagne, et ils semblent accompagner le rituel des Malanggan de Nouvelle-Irlande septentrionale15. Parmi les Nakanai occidentaux, de tels instruments sont utilisés pour demander de la nourriture lors de certains rituels pendant lesquels il est interdit d’élever la voix (IPNGS 83-15816) (voir la liste des références en annexe V).
- 17 La situation se complique par la présence de trompes à embouchure terminale en calebasse (voir, pa (...)
23II. En gourde/bois. Les altérateurs de voix fabriqués à partir d’une courge calebasse (Lagenaria sp.) semblent être les principaux instruments de l’ensemble de Madang tambaran de la côte Raï. En dehors de cette région, leur nombre diminue, car les groupes vivant au-delà de la ville de Madang devaient les importer en faisant du commerce avec les peuples du littoral. Dans les environs de Korak et plus en amont de la côte, les altérateurs de voix de ce type ont disparu, alors que les altérateurs de voix en bambou y subsistent. Ils semblent également être absents de la zone côtière et intérieure à l’est de la frontière avec la province de Morobe (par exemple, chez les groupes de langue Malasanga et Komutu)17. Par conséquent, leur aire de diffusion est une sous-aire de celle des altérateurs de voix en bambou de longue dimension à paroi rigide. Les altérateurs de voix fabriqués à partir d’une courge calebasse sont légèrement courbés et atteignent une longueur de 105 cm environ. Une ancienne description d’un tel instrument figure dans Miklukho-Maklai (1951 : 106-107) qui avait visité la région entre 1871 et 1883. Un peu plus tard, Hagen (1899 : 189) note leur absence de la région de Finschhafen. Une illustration ainsi qu’une description sommaire figurent aussi dans Aufinger (1940-41 : 125-26). Lawrence (1965) fournit une bonne description de leur utilisation dans le culte des tambaran chez les Ngaing, bien qu’il les nomme « trompettes-calebasse ». Au pays des Ngaing, ces instruments font partie d’un ensemble qui comprend également des voix, des kundu, des garamut et des altérateurs de voix en bambou à paroi fendue. La seule description d’un altérateur de voix confectionné dans la racine évidée d’un arbre figure dans Miklukho-Maklai (1951 : 107), mais puisque Putilov émet des doutes quant à la nomenclature utilisée, cet instrument a été provisoirement groupé avec les altérateurs de voix en calebasse (voir la liste des références en annexe VI).
24III. En coque de noix de coco/feuilles de bananier. Le long du Sépik et dans certaines parties de la province occidentale de la Nouvelle-Bretagne, on dénature la voix au moyen d’une coque de noix de coco. Sheridan (1958 : A3d) rapporte que sur le Sépik, l’utilisation rituelle d’un tel objet évoque la coutume, pratiquée par ceux qui construisaient leurs demeures dans les arbres, de transmettre des messages d’une cabane à l’autre sans risquer d’être compris des guerriers qui se déplaçaient à même le sol. Aufenanger (1972 : 327) relève que les Abelam déguisent leur voix à l’aide d’une coque de noix de coco ou bien en pressant une feuille de bananier contre la bouche pour demander de la nourriture. Puisqu’il s’agit là du seul cas documenté de l’utilisation de feuilles, il a été classé avec les instruments confectionnés dans la coque d’une noix de coco. Chez les Arawe, les hommes crient dans ces coques pour produire le bruit des Wongtamari, esprits liés à la circoncision (Berman 1983 : 41). D’autres sources relèvent l’utilisation de tels instruments pour empêcher les femmes de comprendre les paroles de certains chants ou pour les faire fuir (voir la liste des références en annexe VII).
25IV. Conque. La seule source attestant l’utilisation d’une conque en guise d’altérateur de voix provient de Landtman (1927 : 402) qui en rapporte l’usage chez les Kiwai dans le rituel nigori de reproduction des tortues. L’objectif consiste ici à imiter la voix de Muiere, homme mythique associé au harponnage des tortues, lorsqu’il demande de la nourriture aux femmes. Landtman ajoute que ce rituel appartient en propre aux îles du détroit de Torres situées entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’Australie (voir la référence en annexe VIII).
26A l’échelon national, la catégorie des altérateurs de voix est somme toute peu répandue, en comparaison d’instruments comme les guimbardes, les kundu et même les garamut. Cependant, en ne considérant que les instruments qui servent à imiter la voix des esprits, on constate que les altérateurs de voix sont assez largement répandus. S’ils ne sont pas aussi fréquents que les rhombes et les flûtes traversières, ils se répartissent néanmoins dans une zone assez vaste par rapport à la distribution plus restreinte d’instruments comme les flûtes et les trompes à embouchure terminale, les « tambours d’eau » et les blocs à friction.
27En Papouasie-Nouvelle-Guinee, les instruments destinés à produire la voix des esprits ont été identifiés et décrits depuis longtemps, mais ces descriptions ont été presque exclusivement centrées sur les flûtes, les rhombes et les garamut (voir, par exemple, Gourlay 1975). Cet article a abordé un autre instrument d’usage similaire, mais négligé en raison de la confusion provoquée par le manque général de données et, surtout, par le fait que les altérateurs de voix ont été décrits en des termes exclusivement européens. Nous espérons qu’en attirant l’attention sur ces instruments, nous amènerons les chercheurs à être plus précis dans les descriptions d’instruments de musique qui ne leur sont pas familiers, afin de parvenir à une meilleure compréhension des manières de produire, d’utiliser et d’interpréter l’univers sonore en Papouasie-Nouvelle-Guinee.