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Hommage

Pierre Sallée

Une vie en musique
Monique Brandily
p. 157-164

Texte intégral

1Pierre Sallée nous a quittés le 17 octobre 1987. Tracer de lui un portrait qui ne soit pas une trahison n’est pas une tâche facile, même si une amitié longue de plus de vingt ans m’a permis d’entrevoir des traits de caractère, des inquiétudes, des interrogations qu’une extrême réserve et une sensibilité d’écorché l’amenaient à dissimuler, ou plutôt à préserver, derrière l’écran d’une urbanité dont chacun pouvait apprécier la qualité dans les rencontres et les discussions de travail.

2Les tâtonnements, les choix qui construisent une vie au jour le jour ne donnent que des aperçus fragmentaires de la personne qui les fait tant que le cheminement se poursuit. Quand le parcours est achevé, et à ce moment seulement, la trajectoire qui se donne à voir dans sa forme définitive permet de mieux mesurer l’importance réelle de telle ou telle de ses parties et leur cohérence.

3Pour définir Pierre Sallée on serait tenté d’écrire qu’il était musicien avant tout ; cependant, musicologue passionné il l’était également et pédagogue aussi.

4Il semble qu’il ait été attiré aussi puissamment par le domaine du sensible que par celui de la spéculation intellectuelle tout au long de sa vie, ce qui n’allait pas sans déchirements. Cela s’exprime dans la manière dont il a abordé les deux grands pôles d’intérêt qui furent les siens : la musique et l’Afrique.

5Chronologiquement, la musique vient d’abord. Il commença par une formation de pianiste qu’il mena jusqu’à la Licence de concert obtenue à l’Ecole normale supérieure de musique de Paris en 1956. Après quoi il entreprit une formation d’enseignant et obtint, en 1959, le Certificat d’aptitude à l’éducation musicale. En dépit du caractère très « classique » de cette formation musicale, la vocation africaniste mûrit, et il ne laisse pas échapper l’occasion qui lui est donnée de se joindre à une mission ethnographique du C.N.R.S. au Togo, en 1962, au sein de laquelle il est chargé du travail concernant la musique. Cette confrontation, sur le terrain, avec des musiques profondément immergées dans les diverses activités sociales auxquelles elles sont, le plus souvent, intimement liées lui fait prendre conscience de l’insuffisance d’une formation exclusivement musicale européenne pour aborder de façon satisfaisante ces musiques fonctionnelles des sociétés traditionnelles de l’oralité.

6Il entreprend donc d’acquérir les techniques qui lui manquent et passe le certificat d’ethnologie à la Sorbonne en 1963. A la suite de quoi, en 1964, il part pour le Gabon en qualité de chargé de recherche à l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer). Il passera maître de recherche dans cet organisme en 1977. Il travaille à plein temps au Gabon jusqu’en 1974. Attaché au Musée des arts et traditions de Libreville, il y occupe le poste de responsable de la section « Ethnomusicologie, littérature orale, vie traditionnelle » en vue de la constitution d’archives culturelles intéressant les trois domaines. En conséquence, une partie de son temps est consacrée à la muséographie : collecte et inventaire des masques « blancs » (ethnies Bapunu, Balumbu, Banzani, Masangho, Mitsogho, etc.), artisanat de nattes dans le Nyanga ...

7La littérature orale l’occupe également : collecte, transcription, traduction portant sur la littérature épique des Fang, les contes et les textes rituels des Mitsogho, la langue spéciale des initiés de la société du Bwiti, les mythes et devinettes des Banzabi, ainsi que différents aspects (notamment des procès rituels) de la littérature orale d’autres ethnies du Gabon.

8Il va de soi, cependant, que la partie essentielle de son travail est celle qui concerne la musique et les instruments de musique :

  • inventaire organologique et ethnomusicologique des populations du Gabon ;
  • caractéristiques des différentes musiques du Gabon (formes, échelles, structures mélodiques, polyphoniques et polyrythmiques) ;
  • fonction de la musique dans les rituels ;
  • concepts musicaux ;
  • filiation des instruments à cordes dans l’épistémologie des populations concernées ;
  • les voix de masques ;
  • étude acoustique comparative des différents systèmes d’accordage des instruments à sons fixes ;
  • principes polyphoniques de la musique des Pygmées.

9Pour exploiter ses documents musicaux, il dispose de tous les outils nécessaires (entre autres, il était titulaire du premier prix d’Analyse et Philosophie de la musique du Conservatoire national supérieur de musique de Paris — Classe d’O. Messiaen). Pour la littérature orale, en revanche, il était moins armé. Il décide donc de faire de la linguistique de façon intensive et, sans doute pour exorciser sa perpétuelle angoisse et son manque de confiance en soi, il éprouve le besoin d’obtenir la sanction universitaire de ces études. Entre 1974 et 1975, il obtient une licence complète de linguistique générale à Paris V. Il y ajoute un certificat d’ethnolinguistique africaine et une Initiation au Kikongo (à l’INALCO). Plus tard, en 1982, il passera encore avec succès l’Agrégation d’éducation musicale et chant choral. Enfin, en 1986 à Paris X-Nanterre, il soutient sa thèse (Directeur : Gilbert Rouget) intitulée : L’Arc et la harpe. Contribution à l’histoire de la musique du Gabon. Cette « étude historique de la diffusion de la harpe à huit cordes au Gabon et de sa signification dans le cadre de la société initiatique du Bwiti », comme il la définit lui-même, lui permet d’utiliser sa riche documentation de terrain, son érudition et les acquis méthodologiques des différentes disciplines auxquelles il s’est intéressé pour enrichir son travail ethnomusicologique.

10Son long séjour au Gabon a certainement constitué un jalon très important pour Pierre Sallée. Dans sa vie personnelle d’abord, et l’on pouvait en juger au fait qu’il y faisait très fréquemment référence à propos des sujets les plus variés, mais aussi et surtout dans sa vie professionnelle, la seule que nous ayons à considérer ici.

11Comme exemple de sa réussite comme chercheur « de terrain », je mentionnerai le film superbe qu’il a réussi à réaliser au cours d’un rituel d’initiation dont on sait que c’est un genre de cérémonies dans lesquelles les caméras sont rarement les bienvenues. Ce rituel a lieu chez les Mitsogho. C’est chez eux qu’a pris naissance la société initiatique du Bwiti (parfois orthographiée Bwété), dans ce conservatoire culturel que constitue leur territoire, difficile d’accès, montagneux et, malgré l’altitude, couvert par la forêt équatoriale.

12Avant la cérémonie, le nouvel initié a dû mastiquer la racine d’une plante, l’iboga (Tabernanthe iboga) qui l’aidera à percevoir « la signification des perceptions visuelles et auditives que les rites déroulent devant lui en une succession théâtrale », nous explique P. Sallée. Le mérite du film est de nous entrouvrir, sans l’aide de l’iboga, la porte de ce monde de perceptions insolites, visuelles et auditives, notamment dans une séquence exceptionnelle au cours de laquelle les masques surgissent de la nuit pour s’y fondre à nouveau après une danse exécutée dans la lumière incertaine d’une torche tourbillonnante.

13Après l’expérience gabonaise, une autre phase commence par un retour (comme chargé de cours à l’Institut national de musique d’Alger) vers cette Algérie où il était né et à laquelle il restait très attaché. Il y travaille à la constitution d’un corpus de musique « classique » algérienne, réalise de nombreuses transcriptions et travaille plus spécialement sur des particularités rythmiques qu’il appelle « les faux aksak de l’inseraft dans la nouba algérienne ».

14Revenu en France, il donne beaucoup de temps à l’enseignement (Universités de Metz, Lyon, Paris X-Nanterre), toujours très présent auprès de ses étudiants. Il n’abandonne pas pour autant la recherche, comme en témoignent ses contributions à de nombreux colloques, tables rondes et séminaires, notamment au Séminaire européen d’ethnomusicologie auquel il s’intéressait tout particulièrement.

15Il avait de nombreux projets et il s’était orienté, au cours des dernières années, vers un type de recherche utilisant les nouvelles technologies. Il venait d’être nommé au poste de Maître de conférence en ethnomusicologie à l’Université de Paris X-Nanterre quand tout s’est arrêté un mauvais jour d’octobre 1987, qui laisse un grand vide au sein de la communauté des ethno-musicologues.

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Bibliographie

PUBLICATIONS ET TRAVAUX DIVERS DE PIERRE SALLÉE

Bibliographie

1969
[avec B. BLANKOFF, E. EKOKAMVE, L. PERROIS]

Gabon, culture et technique, Musée des Arts et Traditions de Libreville. Libreville/Paris : ORSTOM, 90 p., 18 pl. h.t. (15 ill.), héliogr., 2 cartes. (Catalogue du Musée de Libreville, sélectionné parmi les 50 livres de l’année 1969 par le Comité permanent des expositions du Livre et des Arts graphiques français).

1972
« La Ngounié. Estuaire, histoire, tourisme ». Electrons (Libreville : Société d’énergie et d’eau du Gabon) 7 :6-11 (schémas, photos).

1973
« Die Künste im Gabun ». In : Gabun heute und morgen (Katalog). Hildesheim.

1975a
« Les masques mitsogho ». In : O. GOLLNHOFER, P. SALLÉE, R. SILLANS. Art et artisanat tsogho. Musée des arts et traditions du Gabon. Paris : Travaux et Documents de l’ORSTOM 42 : 88-108 (photos, un disque 33 t. 1/2 [17 cm] encarté).

1975b
« Statuaire et littérature orale ». In : O. GOLLNHOFER, P. SALLÉE, R. SILLANS. Art et artisanat tsogho, Musée des arts et traditions du Gabon. Paris : Travaux et Documents de l’ORSTOM 42 : 109-119 (photos, un disque 33 t 1/2 [17 cm] encarté).

1975c
« Musique tsogho ». In : O. GOLLNHOFER, P. SALLÉE, R. SILLANS. Art et artisanat tsogho. Musée des arts et traditions du Gabon. Paris : Travaux et Documents de l’ORSTOM 42 : 121-123 (photos, un disque 33 11/2 [17 cm] encarté).

1978
Deux études sur la musique du Gabon. Paris : Travaux et Documents de l’ORSTOM 85, 86 p. (transcriptions musicales, 10 pl., un disque 45 t. [17 cm] encarté).

1980
« Gabon, folk music of... » In : New Grove’s dictionary of music and musicians. London : McMillan, vol. 7 : 49-54 (5 photos, une carte, transcriptions musicales).

1981
« Ethnomusicologie et représentation de la musique – Jodel et procédés contrapunctiques des Pygmées ». Le Courrier du CNRS H.S. du N° 42 : 9 (augmenté de trois articles et d’un disque 45 t. [17 cm] encarté M. H. 8101) (transcriptions musicales, exemple musical).

1982
« La musique traditionnelle de l’Afrique Noire et ses instruments ». In : Musique de l’Afrique noire. Metz : Musée d’art et d’histoire, pp. 7-19 (Catalogue de l’exposition « Musique de l’Afrique Noire », organisée dans le cadre des 11e Rencontres internationales de musique contemporaine, 2 octobre-6 décembre 1982 ; 23 photos, une bande d’enregistrements sonores), [republié ici sous le titre : Richesse et diversité : les musiques traditionnelles d’Afrique et leurs instruments].

1986
[en collaboration avec J. GANSEMANS, B. SCHMIDT-WRENGER et al.] Zentralafrika. Leipzig : DVfM (Musikgeschichte in Bildern Bd. 1, Lieferung 9) (photos, transcriptions musicales, bibliographie).

1987
« Improvisation et/ou information. Sur trois exemples de polyphonies africaines ». In : B. LORTAT-JACOB éd. L’improvisation dans les musiques de tradition orale. Paris : SELAF, pp. 95-104.

s.d.
« Quelques hypothèses, constatations et expériences à propos de l’échelle pentaphone des Pygmées du Gabon ». Hommage à Alexander Ellis, 1885-1985. (European Seminar in Ethnomusicology, Belfast, mars 1985) (transcriptions musicales, enregistrements) [à paraître Cambridge University Press].

s.d.
« Une histoire de la musique des peuples bantu est-elle possible ? » (Premier Colloque international sur les civilisations bantu [CICIBA], Libreville, avril 1985) [à paraître].

Discographie

« Musique des Mitsogho ». In : Art et Artisanat tsogho. Paris : ORSTOM, 1975. Disque 33 t. 1/2 CETO 749, encarté.

Gabon, Musique des Mitsogho et des Batéké. Paris : Collections du Musée de l’Homme, 1975. Disque 33 t. OCORA OCR 84, notice 16 colonnes, 1 photo couleur, photos n. et b.

Musique des Pygmées du Gabon et des Bochimans du Botswana. Paris, 1977. Disque 33 t. CBS 80212.

Gabon, chantres de l’épopée, chantres du quotidien. Paris, 1977. Disque 33 t. OCORA 558 515, notice 11 colonnes, 1 photo couleurs, 4 photos n. et b.

« Un musicien chez les Nkomi ». In : Deux études sur la musique du Gabon. Paris, 1978. Disque 45 t. (17 cm) encarté CETO 757.

Filmographie

Disumba, liturgie musicale des Mitsogho du Gabon central, scènes de la vie initiatique de la confrérie du Bwété. 16 mm, n. et b., son synchrone, 50 min. Réalisation, prises de vue, prise de son : P. Sallée. Montage : ex-Service de la Recherche de l’ORTF (1969). Production et diffusion P. Sallée et CNRS Audiovisuel. Paris : SERDDAV, 1976.

Musique dans les rituels du Gabon. 16 mm, n. et b., 20 min. Réalisation, prises de vue, prise de son : P. Sallée. Montage : ex-Service de la Recherche de l’ORTF. Paris : SERDDAV, 1977.

Mémoires originaux et publications ronéotées à diffusion limitée

1962
Rapport Mission Ethnomusicologie Nord Togo. Paris : CNRS, Bureau 2B 502, 50 p., transcriptions musicales. 20 bandes magnétiques enregistrées.

1965
[avec H. PEPPER] Les jeux d’enfants myènè - Azéva mwana wi ngé myènè. Libreville : ORSTOM, 49 p.

1964/77
Archives culturelles gabonaises. Catalogue des documents enregistrés du Musée des arts et traditions de Libreville (avec textes transcrits et traduits). Collections P. Sallée. Libreville : ORSTOM, N° 1 (1964-1966) et N° 2 (1967-1973).

1973
[avec E. EKOGAMVE] Un mvet d’Akwé Obianga. Transcription et traduction d’un chant épique des Fang du Gabon. Libreville : ORSTOM/Musée des arts et traditions du Gabon, 100 p. et enregistrements.

1973
[avec J. de D. MOUBEGNA] Dialogues avec le Ya Mwèi. Rituel du Motombi. Transcription, traduction, commentaires. Libreville : ORSTOM/Musée des arts et traditions du Gabon, 50 p. et enregistrements.

1973
[avec J. de D. MOUBEGNA et M. MONDJO] Dictionnaire ghé-tsogho-français. Edition provisoire d’un document manuscrit de A. RAPONDA WALKER. Libreville : ORSTOM/Musée des arts et traditions du Gabon.

1976
Les devinettes avec accompagnement d’arc musical des Fang et Bandzabi du Gabon, étude ethnomusicologique et ethnolinguistique. Mémoire de maîtrise d’ethnolinguistique, Paris, 50 p.

1976
Un problème d’aksak : le rythme de l’inseraft de la Nouba d’Algérie. Alger : Institut national de musique, 15 p., transcriptions musicales.

1977
« Un problème de logique dans l’art musical et la littérature orale du Gabon ». Premier Symposium international d’ethno-esthétique africaine, Paris, 11 p.

1978
Les nattes de la région de la Nyanga. Libreville : ORSTOM/Musée des arts et traditions du Gabon, 50 p., 50 photos.

1986
L’arc et la harpe. Contribution à l’histoire de la musique du Gabon. Etude historique de la diffusion de la harpe à huit cordes au Gabon et de sa signification dans le cadre de la société initiatique du Bwiti. Thèse de troisième cycle, Université de Paris X-Nanterre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Monique Brandily, « Pierre Sallée »Cahiers d’ethnomusicologie, 1 | 1988, 157-164.

Référence électronique

Monique Brandily, « Pierre Sallée »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 1 | 1988, mis en ligne le 15 août 2011, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2307

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Auteur

Monique Brandily

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CC-BY-SA-4.0

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