1Cette réalisation est le fruit d’une collaboration entre Laurent Aubert, (ethnomusicologue indianiste), Paul Grant (musicien familier du Cachemire) et Renaud Millet-Lacombe pour une prise de son optimum. Au cours d’un séjour d’un mois à Srinagar en 2010, l’équipe a noué des liens avec les plus éminents représentants du sūfyāna kalām, notamment la famille Sāznavāz, lesquels en retour ont été invités à présenter leur art à Genève l’année suivante. Il y a lieu d’espérer que d’autres événements ou publications contribueront à faire connaître les musiques du Cachemire et à renforcer la position de leurs représentants au sein de leur propre société. En effet, parmi les traditions de musiques savantes d’Asie, le sūfyāna kalām est probablement la plus méconnue, tant des spécialistes que des amateurs de « musiques du monde ».
- 1 Dans le CD qui accompagne cet ouvrage on trouve notamment Ghulām Mohammad Sāznavāz, enregistré ving (...)
- 2 Voir entre autres : http://www.youtube.com/watch?v=zAZDWlYfaH8. Depuis quelques mois, leur nombre a (...)
- 3 C’est notamment l’innovation du maître Yaqoob Sheikh, comme on le voit sur le site http://www.youtu (...)
2Le premier mérite de la publication est donc d’attirer l’attention sur cette musique de qualité dont par ailleurs les spécificités sont très intéressantes pour les musicologues. À ce jour on n’y avait accès que par l’ouvrage incontournable de Jósef Pacholczyk (1996) 1, qui en fit un état des lieux plutôt pessimiste à la fin des années 1980 et en analysa les structures et le fonctionnement selon une méthode exemplaire. La consultation de Youtube ou d’autres sites Web sous la rubrique Cachemire, n’apportera pas grand chose de plus. On y verra les musiciens figurant sur la pochette du CD, et on découvrira au passage d’autres musiques de cette nation, d’accès plus aisé 2. De fait, le sūfyāna kalām (qui signifie « parole soufie ») est un des rares genres soufis qui ait échappé aux médias et été épargné par la mise en spectacle et la touristification. Il faut s’attendre toutefois à ce que sa revitalisation passe par le recours à des adaptations du cadre de la performance et de la transmission, le recours aux archives locales, et l’ouverture du répertoire canonique aux femmes 3.
- 4 Pour une meilleure compréhension des formes mélodiques et rythmiques nous avons accéléré le tempo d (...)
- 5 Une vièle à pique similaire au kamânche, mais plus grande et dotée de cordes sympathiques. Il avait (...)
- 6 Un important transmetteur au XXe siècle fut un pandit cachemirien (Pacholczyk 1996 : 41).
3Cette musique sort donc peu à peu de l’ombre, ce qui induit la question : pourquoi y est-elle restée si longtemps ? Cela tient à plusieurs facteurs, notamment le tarissement progressif des sources de transmission du répertoire au cours du XXe siècle. Les grands maîtres Ghulām Mohammad Qalinbaf et Mohammad Abdullah Tibetbaqal ont toutefois pu passer le flambeau à Ghulām Mohammad Sāznavāz, qui a formé à son tour ses fils et sa descendance. Après une phase de déclin, le sūfyāna kalām trouve depuis quelques années un second souffle, dont témoignent les enregistrements de ce beau CD, ainsi que les commentaires et les photos qui l’accompagnent. Du côté de la réception, une raison de sa méconnaissance est probablement sa difficulté d’écoute : uniformité modale, lenteur des tempi 4, apparence de fixité, redondance, ambitus restreint, absence de virtuosité vocale et instrumentale, uniformité des timbres avec au maximum les instruments santūr, setār, sāz-e-kashmīrī 5, plus des tabla. Cela explique sans l’excuser qu’un responsable de l’Unesco avait rejeté il y a quelques dizaines d’années une demande de soutien pour la préservation du sūfyāna kalām, au prétexte qu’il n’en valait pas la peine… Pourtant, sans argumenter en faveur de la notion esthétique de « fadeur », qui donne leur sens à certaines formes liturgiques, une écoute attentive, notamment en situation, répond aux attentes des amateurs exigeants, et ce d’autant plus si l’on saisit le message transmis par les paroles (kalām). Ces chants spirituels, organisés en suites cohérentes (plage 1 du CD) et étendues sur une nuit entière, plongent dans une douce méditation un auditoire de derviches, de connaisseurs, de pieux musulmans et éventuellement hindous 6, sans pour autant s’insérer dans un rituel religieux particulier (du moins de nos jours).
- 7 Les occasions d’entendre le sūfyāna kalām sont rares. En 1865, un ensemble du Cachemire a été en ré (...)
4Une musique restée dans l’ombre, ou du moins dans des assemblées restreintes (mehfil), certes, mais aussi parce que ceux qui ont un rôle à jouer dans la connaissance et la diffusion des cultures musicales n’ont pas fait beaucoup d’efforts pour s’y intéresser, ce qui rend d’autant plus méritoire la réalisation de ce CD 7. Cela peut se comprendre pour des raisons contingentes : la situation géopolitique et culturelle du pays, son isolement de l’Asie centrale au cours du XXe siècle, son partage entre l’Inde et le Pakistan, ses spécificités linguistiques et religieuses, une situation politique jamais apaisée depuis plus de vingt-cinq ans. À l’écart des axes de circulation, niché dans les contreforts de l’Himalaya, le Cachemire n’est pas d’un accès facile, la vie y est dure et la situation toujours tendue.
- 8 Sur les 47 maqām, 14 ont aussi un nom de rāga, mais leur contenu ne correspond à rien de connu. Sur (...)
- 9 Avec un septième majeure ou mineure. Quelques-uns ont une tierce mineure comme Mahur-Tilang (plage (...)
5Le sūfyāna kalām reflète cette situation : entre maqām et rāga 8, entre kashmiri et persan, entre soufisme et shivaïsme, entre fixité et flexibilité, il échappe aux catégories habituelles. Vu sous l’angle indien, c’est une tradition mineure, voire inférieure ; sous l’angle moyen-oriental, le kashmiri maqām (comme on le désigne aussi) est un hapax dans la grande famille du maqām. Ses représentants, quant à eux, affirment haut et fort son identité persane (concédant quelques éléments indiens), justifiée par des références à des sources historiques remontant à cinq siècles, et par la langue principale des poèmes (Rūmī, Sa’dī, Hāfez, Bīdel), que pourtant ils ne parlent pas ou plus. Cependant un rapide examen comparatif du système musical ne révèle pratiquement aucun lien avec le Moyen-Orient, mais plutôt quelques affinités avec l’Asie centrale (maqām boukharien et ouïghour). Presque tous les modes se ramènent à une gamme diatonique majeure 9 de sorte que sur la quarantaine de noms de maqām recensés, il n’y a guère que Rāst qui soit clairement identique à ses variantes moyen-orientale et ottomane, et Segāh qui soit assez proche. Curieusement, tous les maqām finissent d’ailleurs en Rāst, une particularité mentionnée dans un opuscule du XIIIe siècle et citée encore au XVIIIe siècle, mais jamais constatée ailleurs.
- 10 On retrouve les éléments du système modal persan du XVIe siècle, avec ses 6 āvāz, 12 maqām, 24 sho’ (...)
6Plus on s’y intéresse, plus les questions fusent. Le concept de maqām a-t-il évolué pour désigner non plus des gammes modales, mais des types mélodiques bien identifiés, ou la taxinomie ancienne a-t-elle été appliquée arbitrairement à un répertoire de mélodies 10 ? Cette dernière hypothèse est mise en doute par le fait que le sūfyāna kalām est la seule tradition « maqāmique » où l’on chante encore sur des cycles extrêmement étendus (16, 22, 24, 32 temps), qui avaient cours il y a six siècles au Moyen-Orient et qui sont passés en Inde du Nord. Le traitement des vers persans sur ces cycles relève aussi, semble-t-il, d’un art antique qui aurait bénéficié de conditions de préservation favorisées par le contexte mystique. Les références aux interconnections des modes (X dérivé de Z + Y, etc.), à leurs correspondances symboliques (heures du jour, voix des animaux, effets thérapeutiques) sont-elles tirées de traités du XVIIe siècle ou ont-elles été transmises oralement comme le suggère la notice du CD ? Dans le premier cas, il s’agit d’un recours à des données livresques pour consolider une tradition orale, et dans la seconde hypothèse, d’un exemple unique de transmission orale d’un savoir qui a perdu sa pertinence – à l’exception des correspondances avec les moments de la journée, qui fait que les maqām-rāga du soir ne sont jamais diffusés par la radio, où les enregistrements ont lieu aux heures ouvrables.
- 11 Un travail entamé par Dilorom Karomat (2011-2012).
7Ces quelques questions suffiront à donner un aperçu de l’étendue d’un vaste champ qui reste encore à découvrir en mobilisant des compétences interdisciplinaires, en particulier une connaissance des sources manuscrites (notamment indo-persanes) 11, tant historiques que musicologiques, des musiques voisines classiques et soufies, ainsi que des règles de vocalisation de la poésie. C’est la conclusion tirée d’un séminaire récent qui s’est tenu à Srinagar en 2013. Il y a des raisons d’espérer que ce CD d’un haut niveau artistique et d’une excellente tenue scientifique ouvre l’entrée du sūfyāna kalām et des autres genres du Cachemire dans une phase de reconnaissance des spécialistes et d’appréciation par un plus large public, au niveau tant local que global.