Emmanuelle OLIVIER, dir. : Musiques au monde. La tradition au prisme de la création
Emmanuelle Olivier, dir. : Musiques au monde. La tradition au prisme de la création
Sampzon : Delatour France, 2012. 320 p.
Texte intégral
1Bien qu’âprement discutée, la répartition institutionnelle de l’étude des répertoires musicaux entre musicologie (pour les musiques savantes, écrites) et ethnomusicologie (pour les musiques de tradition orale) constitue, on le sait, l’un des repères théoriques qui balisent le champ disciplinaire des recherches concernant les musiques connues, transmises et/ou jouées un peu partout dans le monde. Mais, rappelons que, malgré sa plasticité, ce socle fondateur prête dans la période contemporaine le flanc à la critique pour au moins deux raisons principales. Premièrement parce que – même si cela peut paraître implicite – il postule une inégale répartition des savoirs entre une abstraction écrite dominante dans le monde occidental et, à l’opposé, un sens pratique et une dimension fonctionnelle de la musique dans le reste du monde (c’est-à-dire « en périphérie » pour employer une catégorie marxiste répandue dans les années 1970). Secondement, cette typologie minore le brouillage croissant dans la bipartition entre musiques « savantes » et musiques « patrimoniales de tradition orale » à l’œuvre depuis le développement massif des supports enregistrés et, plus largement, des réseaux de diffusion et de commercialisation liés aux industries culturelles et médiatiques implantées sur tous les continents au cours de la seconde partie du XXe siècle (même si les dotations capitalistiques des entreprises sont inégalement réparties).
- 1 « Popular music » vue comme un phénomène dialectique, ni « folk music », ni « art music » ou, autre (...)
- 2 http://iaspm2013.espora.es/. On peut d'ailleurs constater que la plupart des musicologues espagnols (...)
2D’abord définis, d’une manière qu’on pourrait qualifier de romantique, comme spécialisés dans une ethnographie de l’urgence, les ethnomusicologues qui avaient parfois tendance à se considérer – pour des raisons aussi bien historiques que théoriques – comme les seuls spécialistes capables de traiter et de comprendre les musiques non savantes, ont dû faire face à l’explosion de musiques hybrides utilisant amplification, instruments électriques et interfaces numériques et citant comme références des stars américaines du blues, du jazz, du rock ou du hip-hop. La première réaction de nombre d’ethnomusicologues, non dénuée de fondement, fut, dans une perspective critique se référant notamment à l’école de Francfort, de classer ces nouvelles musiques enregistrées et reproduites en série du côté du commerce et du divertissement. La catégorie « world music » utilisée par l’industrie du disque à compter de la seconde partie des années 1980 fut ainsi assimilée à ce mouvement de marchandisation. Mais cette interprétation n’épuise pas l’évolution récente de la pratique de la musique dans toute sa complexité. À l’image du mouvement qui avait généré dans les recherches anglophones les popular music studies 1, Il fallait donc que les ethnomusicologues francophones développent de nouvelles grilles d’analyse pour comprendre la manière dont les dynamiques individuelles et collectives passées et présentes fonctionnent spécifiquement dans les musiques du monde. Après tout, la récente biennale internationale de l’IASPM (Association Internationale d’Étude des Musiques Populaires), co-organisée par la Société espagnole d’ethnomusicologie 2, qui se déroulait en juin 2013 à Gijón, donnait lieu, comme à son habitude, à d’importants dialogues pluridisciplinaires (si ce n’est interdisciplinaires). On a pu notamment y assister à un atelier sur les festivals de musiques celtiques au Portugal animé par des ethnomusicologues et sociologues lusophones.
3On peut affirmer que l’ouvrage Musiques au monde entre dans cette dynamique nouvelle, cherchant à analyser, dans le cadre de terrains contemporains contextualisés avec rigueur, la musique « telle qu’elle advient », avec ses dispositifs et ses objets, ses spécificités et ses paradoxes, mais aussi les défis que ces musiques posent aux sciences de la société en général et à l’ethnomusicologie en particulier. Ainsi, derrière un titre rassembleur, Musiques au Monde se distingue par son inscription dans les débats théoriques, méthodologiques et empiriques les plus contemporains. En prenant pour exemple les terrains étudiés par les onze auteurs en présence, le recueil traite plus spécifiquement de la problématique du singulier et de l’individuel dans les pratiques de musique et de danse ou dans les genres musicaux analysés. Comme le rappelle Emmanuelle Olivier (qui dirige l’ouvrage et le programme de recherche ANR Globalmus duquel il émane) c’est ainsi la question de la création qui préoccupe les auteurs, là où, traditionnellement, l’ethnomusicologie et l’anthropologie se focalisent en général sur la reproduction ainsi que sur les actes communautaires, à plus forte raison lorsque l’écriture n’est pas connue.
4Après avoir posé en introduction l’ensemble des tensions auxquelles fait face l’ethnomusicologie en situation de globalisation, l’ouvrage s’articule en trois parties. La première s’intéresse à des figures de compositeurs ou de chorégraphes et met en évidence, par la description riche de situations concrètes, la complexité des phénomènes sociaux incluant des rituels musicaux. Les approches biographiques permettent notamment de déceler, derrière d’apparentes perpétuations immuables d’usages et de normes, l’individualisation croissante des parcours et l’apparition notable de phénomènes de starification, qu’il s’agisse d’une chorégraphe burkinabè (Sarah Andrieu), d’une chanteuse de candombe afro-uruguayenne (Clara Biermann), de la réappropriation de la figure de Zappa en Tchécoslovaquie par des musiciens locaux durant la guerre froide (Didier Francfort) ou d’un mouvement confessionnel d’inspiration chrétienne au Sénégal (Fabienne Samson). La seconde partie se penche plus spécifiquement sur les pratiques qu’on pourrait qualifier d’une manière ou d’une autre de « création ». Il en va ainsi du chapitre d’Emmanuelle Olivier sur les louanges islamiques au Mali et sur les procédés de renouvellement du répertoire, de la contribution d’Esteban Buch sur Gotan Project et le phénomène du « tango électronique » et du texte de Catherine Servan-Schreiber qui s’intéresse aux phénomènes de créolisation et d’orientalisation à partir de la musique chutney de l’île Maurice. Enfin, la dernière partie du livre aborde la problématique de la création en s’intéressant, plus en amont, aux sources et ressources de l’inspiration : elle se focalise sur les dynamiques de circulation des répertoires et des jeux d’échelle territoriaux (entre le local et le global). Guillaume Samson traite le cas du reggae et du ragga dancehall (originaires de la Jamaïque) au sein de l’île de La Réunion. Elina Djebbari s’intéresse à la manière dont les troupes de ballet maliennes articulent tradition et contemporanéité. Marie Tholon étudie les formes sabar et ballets mandingues au Sénégal. Quant à Juan Paulhiac, il étudie le courant musical Champeta à Cartagena (Colombie), montrant le rôle que jouent à la fois les règles de l’industrie musicale et les canaux de diffusion liés à Internet dans l’implantation du genre.
5Dépassant les perspectives binaires ou artificiellement divisées, Musiques au Monde met donc en évidence, en contexte et à partir de terrains divers et complémentaires, les transformations parfois radicales des phénomènes musicaux aujourd’hui dans les faits et/ou les représentations.
Notes
1 « Popular music » vue comme un phénomène dialectique, ni « folk music », ni « art music » ou, autrement dit, ni simplement oral ni écrit, mais avant tout enregistré.
2 http://iaspm2013.espora.es/. On peut d'ailleurs constater que la plupart des musicologues espagnols membres de l'IASPM qui étudient le rock et les autres « musiques populaires » sont aussi membres de la société d'ethnomusicologie de leur pays.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Gérôme Guibert, « Emmanuelle OLIVIER, dir. : Musiques au monde. La tradition au prisme de la création », Cahiers d’ethnomusicologie, 27 | 2014, 323-325.
Référence électronique
Gérôme Guibert, « Emmanuelle OLIVIER, dir. : Musiques au monde. La tradition au prisme de la création », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 27 | 2014, mis en ligne le 14 novembre 2014, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2211
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