- 1 Depuis son indépendance en 1821, le Pérou était divisé en departamentos. La réforme de 2002 les a d (...)
- 2 Dès les débuts de la conquête puis de la colonisation, les autorités espagnoles procédèrent à des r (...)
1Issu d’une thèse soutenue en 2010 à l’EHESS sous la direction de Carmen Bernand, cet ouvrage nous plonge dans le monde des sociétés traditionnelles villageoises andines, plus précisément celles de la región 1 de Cuzco autour de la musique associée à la liturgie et chantée en langue quechua. En effet, contrairement à ce qui se pratiquait dans les enceintes religieuses telles que les séminaires et les couvents, la catéchisation des Indiens se fit dans les paroisses la plupart du temps en langue quechua 2. Drames religieux, catéchisme et chants liturgiques en langue quechua occupèrent dès les premiers temps de la conquête une place importante dans les pratiques musicales liturgiques et paraliturgiques des prêtres « quechuistes ». Ces « maestros de coro » ou « maestros de capilla » connaissaient la langue vernaculaire soit par filiation culturelle, soit par immersion, étant eux-mêmes bien souvent métis, à la frontière entre le « monde indien » et la culture espagnole dominante.
2Aujourd’hui, dans le cadre urbain de Cuzco, comme le souligne Enrique Pilco « la musique religieuse en quechua est essentiellement pratiquée par des métis issus des classes sociales les moins aisées, pour la plupart petits commerçants ou petits artisans » (p. 26). Ces confréries sont très actives lors des nombreuses fêtes religieuses qui ont lieu selon un rythme calendaire particulièrement soutenu tout au long de l’année. Parmi celles-ci, deux fêtes sont considérées comme les plus importantes du Diocèse de Cuzco : la Semana Santa et la Fête-Dieu durant lesquelles se tiennent les « veillées » (veladas) en l’honneur du Señor de los Temblores et de la Virgen de Belén. Ces chants religieux en quechua, quoiqu’étant conformes aux conventions liturgiques officielles, sont de moins en moins utilisés aujourd’hui par l’Église, mais restent très présents dans un catholicisme populaire qui se manifeste lors des nombreuses commémorations, fêtes patronales et autres.
3Les questions posées par l’auteur découlent ainsi de ce qui précède, notamment la nature des catégories de la société cuzquénienne, qui s’identifient avec ce répertoire en interaction avec les fidèles et l’image religieuse.
4Précisons qu’il s’agit d’une approche plus anthropologique que musicologique. L’auteur nous fait suivre son parcours de musicien, violoniste et chanteur (p. 37), qui connaît ce monde de l’intérieur depuis son enfance. Cette intimité, parfois trop présente, où l’auteur est à fois sujet et objet de son étude, l’obligera, comme il le dit lui-même, à prendre une distance et à définir sa position d’« agnostique de classe moyenne ». L’auteur analyse avec un regard critique des concepts tels que ceux de population, de culture ou de musique « indigène » ou « traditionnelle », tout comme celui d’« homme andin » : « image abstraite de l’Indien dont le locuteur, souvent de classe moyenne se distingue » (p. 38).
5Avec raison, Enrique Pilco s’attaque à ces notions bien établies dans les mentalités locales (et pas seulement au Pérou, car ces catégories à caractère essentialiste se retrouvent un peu partout en Amérique latine) avec des arguments sérieux, tout en regrettant de ne pas pouvoir développer ces questions dans le livre, peut-être en raison de contraintes éditoriales.
6La vision « indigéniste » des société andines, avec sa construction abstraite d’un archétype indien, a, selon l’auteur, eu pour conséquence un certain désintérêt pour le milieu urbain et les populations métisses.
7Nous ne pouvons le suivre que partiellement sur cette question car nous ne pensons pas qu’il existe un « monde indien », à côté d’un « monde métis » ou métissé, mais un seul univers andin, certes très diversifié, avec des doses plus ou moins importantes d’éléments amérindiens et européens qui se sont interpénétrées de façon complexe et dans des proportions variables depuis plus de cinq siècles.
- 3 Rappelons qu’à l’époque coloniale, dans les Vices-royautés de Nueva España et du Pérou, il existait (...)
8En effet, l’autodénomination de monde « métis » ou « métisse », dans une société encore très marquée par la discrimination raciale, est certes moins présente qu’à l’époque coloniale 3 mais encore bien réelle, et elle permet surtout de montrer que l’on n’est pas indien. Qualifier quelqu’un d’« indigène », c’est bien en effet « marquer son altérité », comme le relève l’auteur, ou sa « distinction » au sens de Bourdieu. Mais parler d’une « créativité métisse urbaine », comme le fait l’auteur, c’est aussi reconnaître en creux l’existence d’un monde indien.
- 4 Sur ces questions d’auto-proclamation raciale, voir Laurent et Leclère (2013).
9Notons au passage que si l’auteur retient la définition de « indigena » du Dictionario de la Acedemia Real, soit « originaire du pays ou du lieu dont il s’agit » (originario del pais o lugar del que se trata), le terme d’« indigène » n’a pas le même sens aujourd’hui ni en français ni même en espagnol. En Amérique latine, le terme « indigena » ne désigne pas seulement la personne originaire du lieu, mais les Amérindiens en général et en particulier ceux des basses-terres (Argentine/Provincias Chaco, Salta, Formoza, Colombie, Venezuela…) avec une connotation péjorative très marquée dans de nombreux cas. Ainsi en Colombie, les habitants de Bogotá, qui bien souvent s’autoproclament de vieille souche espagnole 4 quoiqu’habitant le lieu depuis plusieurs siècles, ne seront donc jamais des « indigena » En France, même si le terme d’« indigène » était encore utilisé par Claudie Marcel-Dubois en 1957 à propos de ruraux français, le terme a fait long feu.
10Quoi qu’il en soit, il est vrai que le cliché universel de la « musique des Andes » – par nature rurale avec l’Indien, son lama, sa quena et le Machu-Picchu en arrière-fond – a été mis sous les feux de la rampe bien plus que la musique des milieux urbains. Il faut pourtant noter que la tradition d’ensembles d’instruments à cordes pincées appelés « estudiantinas », a donné à partir des années 1960 de merveilleuses musiques, qui sont complètement urbaines autant que profanes.
- 5 Si l’orgue de la cathédrale de Cuzco a récemment été entièrement restaurée grâce notamment à du méc (...)
11Les musiques qu’étudie Enrique Pilco sont d’un autre ordre : il s’agit de celles que pratiquent les confréries catholiques, comme la Cofradía Santísima Trinidad, jusqu’à récemment liée à la cathédrale de Cuzco, et aussi celles d’autres paroisses plus modestes que Pilco a pu rencontrer. Ces musiques autrefois somptueuses, aujourd’hui en désuétude, mobilisaient des dizaines de milliers de participants, ainsi que des centaines de musiciens et de chanteurs 5.
12L’émotion qui court tout au long du livre d’Enrique Pilco nous fait entrer dans l’univers merveilleux de ces musiques, dans lesquelles se sont entremêlés la musique d’origine européenne et le vieux fonds préhispanique pentatonique, omniprésent dans les Andes péruviennes comme en témoigne le célèbre Hanaqpachap cusicuinin, aujourd’hui repris par nombre d’ensembles de musique baroque. Les musiques consignées dans des manuscrits conservés aux Archives de la Bibliothèque de l’Archevêché de Séville ou à la Bibliothèque Nationale de Lima, dans le Fonds Paul Rivet, correspondent de manière troublante à celles que l’on peut encore entendre aujourd’hui dans les Andes péruviennes, jouées par des musiciens au statut très modeste.
13L’intérêt scientifique de ces manuscrits et de ces musiques, nous dit l’auteur, s’enrichit aujourd’hui de la « volonté de conservation et de valorisation de cette musique » autant que de celle de sortir ces musiques de la pénombre dans laquelle elles ont survécu tant bien que mal, à l’instar de ces orgues, longtemps laissées dans un état déplorable, saisies par le grand photographe andin Martin Chambi dans les années trente (Chambi 1990).