- 1 Extraits de l’entretien que nous avons réalisé le 10 juillet 2001 avec Diego Carrasco en Arles. Die (...)
- 2 Tio est la traduction castillane d’oncle, mais l’emploi de ce terme est ici générique pour signifie (...)
- 3 A Jerez de la Frontera, certaines familles gitanes travaillaient en qualité de saisonniers auprès d (...)
- 4 Diego Carrasco est un petit-neveu de Tio Parrilla par sa grand-mère paternelle.
- 5 Cf. n 1.
1Le choix de réaliser un disque de Parrilla de Jerez, guitariste flamenco, est pertinent à plusieurs titres : de son vrai nom Manuel Parrilla, il représente un pan de l’histoire du flamenco liée à Jerez de la Frontera par son appartenance à la dinastia (dynastie) des Parrilla, un des grands piliers du flamenco comme nous le rappelait récemment le guitariste et chanteur Diego Carrasco1. L’ascendance flamenca de Manuel Parrilla est précisément évoquée par Laurent Aubert dans le livret accompagnant le disque. Son vécu flamenco s’inscrit au sein même de la vie familiale, puisque, du temps de la jeunesse de Tio Parrilla2 – le père de Manuel –, les membres de cette famille « partageaient le travail aux champs3, le cante (chant), le baile (danse), et ce tous ensemble. Ma grand-mère, nous dit Diego Carrasco4, me racontait que Tio Parrilla jouait du violon, et dansait comme personne. Et son fils aîné, Manuel, a recueilli entre ses mains toute la science de son père, hormis l’intuition et la gitanería (gitanerie) qui lui sont personnelles »5.
- 6 Javier Molina, natif de Jerez de la Frontera, connaissait tous les vieux toques – c’est-à-dire tous (...)
2La formation flamenca de Manuel Parrilla est le fruit de la transmission familiale dont l’identité flamenca est forte de la présence de très grands cantaores (chanteurs flamencos) marquant successivement les diverses époques de l’histoire du flamenco depuis Curro Frijones au surnom artistique de Frijones de Jerez (XIXe – XXe siècles). Elle témoigne aussi d’une influence de la technique de la guitare classique, et d’une connaissance guitaristique flamenca issue du siècle passé, par l’intermédiaire du maître Rafael del Aguila (1900-1976). Lui-même disciple de Javier Molina (1868-1956)6, Rafael del Aguila semble avoir joué un rôle essentiel dans la formation de nombreux guitaristes flamencos natifs de Jerez de la Frontera comme Manuel Parilla, Paco Cepero, Niño Jero, Diego Carrasco… ou d’autres comme Paco de Lucía et Manolo Sanlucar. Au dire de Diego Carrasco, c’était un homme très étonnant par son choix de vie et exceptionnel par ses connaissances musicales : retiré du monde, bohème dans l’âme, il se consacra durant cinquante ans à l’unique tâche d’enseigner la guitare en privilégiant l’aspect technique, harmonique, et la composition musicale.
- 7 Toque : est un terme spécifique du vocabulaire flamenco. Sa traduction en langue française est le « (...)
3Le cheminement musical de Manuel Parrilla constitue un des jalons de l’histoire de la guitare flamenca. Sa guitare incarne aussi deux qualités musicales définies par Federico Garcia Lorca à propos du toque (jeu instrumental flamenco)7 : « le senti » et « la sincérité ». Elle trouve son inventivité et son style dans sa profonde connaissance de l’accompagnement du cante. Manuel Parrilla est réputé pour remplir cette fonction, notamment auprès de la cantaora (chanteuse flamenca) La Paquera de Jerez, en qualité de guitariste attitré.
- 8 Artistes, soit artistas en castillan, est un terme désignant, dans le langage flamenco, les musicie (...)
- 9 Falseta : variation mélodique élaborée en respectant le cycle rythmico-harmonique ou seulement ryth (...)
- 10 Tercio est une phase de la mélodie vocale se déployant sur une partie de la letra, synonyme de copl (...)
4Au sujet de la relation musicale entre le cantaor et le tocaor (guitariste), Federico García Lorca « propose que la guitare ne se subordonne en aucun cas au chanteur et ne s’aliène pas à sa propre autorité dramatique, sinon qu’elle soit un co-protagoniste ‘avec senti’, c’est-à-dire en faisant preuve de sincérité : le terme est très important ; le poète souhaite que le guitariste établisse sans artifice un dialogue entre son art et l’art du chanteur, un dialogue dévoilant leur intimité propre, et un dialogue entre cette complicité musicale et l’auditeur. Ceci étant, il exige qu’il privilégie la prépondérance du moment créateur flamenco à l’intruse tentation du succès solitaire. Mais il ne veut pas qu’il renonce à ses connaissances artistiques, à sa richesse émotionnelle, à la complexité de sa technique instrumentale. Il lui demande d’allier le ‘senti’ […] à la ‘sincérité’« (Grande 1990 : 411-412). Ce commentaire de la pensée de Federico Garcia Lorca par Felix Grande met en perspective la notion de « senti » qui relève de l’expressivité dans le langage des artistes flamencos8, avec celle de la « sincérité » qui pose le problème de l’esthétique flamenca au travers des diverses étapes historiques du flamenco. L’idée de sincérité renvoie à celle d’esthétique étrangère à la fois à toute virtuosité gratuite, et à tout écart de l’esprit musical flamenco fondé sur une expression plurielle aux nuances très riches, née d’un matériau musical paradoxalement assez restreint. Cette proposition esthétique situe l’art du toque à son fondement même. Autrement dit, la falseta9 doit être un « commentaire des cordes au tercio10 qu’élabore le chanteur » (ibid.). Ainsi est-elle variation au sens de Constantin Bråiloiu : « la variation nous fait comprendre […] par quels moyens la musique populaire tire ses grands effets de moyens relativement réduits : leur exploitation intense ou même […] à proprement parler systématique lui tient lieu de richesse » (1973 : 116). Elle est même variation de la variation, puisque le cante,à travers l’exécution de ses tercios, est une variation d’un style donné ou une variation en soi de la forme. Cette approche de l’accompagnement du chant est au cœur du jeu guitaristique de Manuel Parilla.
- 11 Palo : forme musicale dans le langage flamenco.
5Intitulé « Nostalgia », le quatrième disque signé par Manuel Parrilla est dédié à la guitare flamenca en tant qu’instrument soliste. Le chant se retire du dialogue vocal et instrumental, la guitare se transforme en la voix unique de cette conversation musicale intime. Ici, Manuel Parrilla n’oublie pas cet enjeu musical et esthétique, ce qui peut être à l’origine de la définition « à l’ancienne » de son jeu instrumental par les flamencologues. Cette caractérisation n’est pas à juste titre reconnue par lui, car elle s’inscrit dans un débat polémique opposant le style ancien au style nouveau. Or une spécificité du flamenco est la coexistence de styles dont certains, en vue de plaire à un large public, sont privilégiés au détriment d’autres. La pertinence de ce disque réside dans le fait qu’un artiste flamenco tel que Manuel Parilla a la maîtrise de son travail artistique, et peut présenter les palos11 représentatifs de sa sensibilité musicale.
- 12 Le compas correspond généralement à un cycle rythmico-harmonique propre à chaque palo. Les compases(...)
- 13 Remate : conclusion musicale généralement codifiée.
6Les palos choisis sont les toques por bulerias, por alegrias, por tientos-tangos, por malagueñas, por soleares, por siguiriyas et por romances. Cette dernière forme atteste ce lien direct entre le chant et la guitare prévalant pour Parilla, car elle se prête seulement au chant, voire au chant sans accompagnement instrumental. Leurs constructions traduisent ce dialogue où s’immisce parfois l’influence de la danse lorsque celle-ci marque la structuration du palo comme dans les alegrias dédiées à Javier Molina, ou son essence comme dans les bulerias. La rigueur de la construction de chaque palo présenté suit généralement le découpage suivant : une introduction musicale souvent codifiée, l’articulation binaire d’une série de compases12 avec des falsetas, que le guitariste enchaîne jusqu’à atteindre le moment de conclure par un remate13.
- 14 Escobilla de baile : est une séquence de danse consacrée au travail rythmique des pieds. Ce terme d (...)
7Dans cette construction traditionnelle issue de l’accompagnement du chant, Manuel Parrilla trouve son sens de la variation qui ne s’épuise pas en de longues digressions musicales. Au contraire, ses falsetas sont caractérisées par un phrasé ramassé, elliptique ou incisif. Il signe son jeu instrumental par une perception de la variation où priment le rythme et le timbre. Certaines cellules rythmiques apparaissent dans l’interprétation des toques por siguiriyas (plage 1) et por bulerias (plage 8), d’autres marquent l’interprétation même d’un palo, dévoilant ainsi quelques fondements de son imagination musicale. L’usage de la note-pédale sur la première corde relève de la même sensibilité, et participe de la tension émotionnelle comme dans son toque por siguiriyas, por tientos-tangos, por soleares ou por bulerias. Le timbre particulier de sa guitare est mis en valeur par un toucher produisant des sonorités à la brillance exacerbée pour les trois cordes aiguës, et des sonorités très profondes pour les trois cordes graves. Parrilla ne crée pas une continuité entre les différents registres, mais accentue leur contraste, ce qui renforce la richesse expressive de ses falsetas. Il privilégie aussi la répétition de formules rythmico-mélodiques et rythmico-harmoniques pour mieux jouer des résonances et des silences, référence stylistique au toque de Jerez de la Frontera. Ces traits caractéristiques servent la dramaturgie propre aux siguiriyas, aux malagueñas, aux soleares, les nuances expressives particulières aux alegrías ou aux tientos-tangos, un dialogue intérieur mis à nu dans le dernier toque por bulerías (plage 8) où la profusion des falsetas rappelle que sa structure musicale plus souple offre au guitariste, par son seul cadre rythmique, toute inventivité mélodique et harmonique. Mais même ici, Manuel Parrilla rend manifeste une cohérence dans la succession des falsetas grâce à des éléments mélodiques ou rythmiques communs ou similaires. Si son interprétation musicale le conduit à associer l’escobilla complète du baile por caña14 apprise auprès de Rafael del Aguila, pour conclure son toque por soleares, Manuel Parrilla évoque cependant une pratique que Ramón Montoya réalisait dans certaines versions de ses soleares (s.d. : plage 3).
8Loin des effets stylistiques et de la virtuosité gratuite, Manuel Parrilla nous parle à travers ce disque de ce lien indéfectible entre le cante et le toque, ferment de l’imagination musicale flamenca.