1Voici un livre insolite, difficile à expliquer et à résumer, même si le but de l’ouvrage est parfaitement clair : documenter une exposition portant le même titre, « L’air du temps », qui s’est tenue du 4 mai au 14 octobre 2012 en l’Abbaye de Daoulas, (ancien monastère régi du XIIe siècle à la Révolution par les chanoines réguliers de l’Ordre de Saint Augustin), et proposée par l’établissement public de coopération culturelle Chemins du patrimoine en Finistère. L’exposition a été conçue au Musée d’ethnographie de Genève (MEG) sur la base et les matériaux des Archives internationale de musique populaire (AIMP). Le livre témoigne de cette exposition en présentant ces matériaux, en particulier des photos d’instruments de musique d’une rare beauté ainsi que des clichés d’un intérêt historique considérable, comme ceux, par exemple, où l’on voit Constantin Brăiloiu et André Schaeffner à l’œuvre.
2Ce témoignage est encore renforcé par la présence d’une série d’articles assez brefs qui explicitent la « philosophie » de l’exposition et les problèmes conceptuels dont il a fallu tenir compte. Les dix-neuf articles que comprend l’ouvrage et les schémas qui les accompagnent pourraient du reste parfaitement être utilisés dans un cours universitaire d’introduction à l’ethnomusicologie – le genre de cours intitulé « problems and methodology in ethnomusicology » dans les universités américaines – tant ils mettent en évidence les problèmes liés à la recherche ethnomusicologique et à la transmission/divulgation des connaissances liées à son développement. Ceci étant, il me semble utile de formuler quelques observations à propos de leur contenu.
3Lorsqu’on a ce volume en main, on peut se demander pourquoi un tel livre, qui témoigne de la diversité et de la complexité du patrimoine musical traditionnel de la Bretagne dans le contexte plus large de la recherche sur les musiques du monde, s’intitule « L’air du temps ». La première réponse figure dans l’introduction de Laurent Aubert où il apparaît clairement que cette expression contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas l’équivalent du concept de Zeitgeist formulé par Herder et reprise par Hegel dans sa philosophie de l’histoire dans le sens d’une conception du monde prévalant à une période particulière de l’évolution socioculturelle. « L’air du temps », évoque plutôt, d’une part, l’esprit du temps tel qu’on le perçoit dans un lieu, une ambiance et une communauté particulière (la culture musicale bretonne), et, de l’autre, le climat culturel qui a conduit à la naissance de l’ethnomusicologie européenne. L’exposition dont il est question donne en effet à réfléchir sur une identité locale, sans perdre pour autant la conscience que le local n’a de sens, et ne devient intéressant, que s’il est perçu dans un contexte plus large. Laurent Aubert énumère dans son introduction les questions fondamentales qu’on doit se poser lorsqu’on présente des images et des objets censés illustrer une culture musicale.
4Dans l’article suivant, toujours de Laurent Aubert, une question, plus fondamentale encore, est posée : « exposer la musique » n’est-il pas un paradoxe – certes nécessaire dans certain cas ? Toujours dans la première section figure un article de Luc Charles-Dominique qui reprend un des derniers points mentionnés par Aubert dans son introduction : « Quel domaine recouvre le terme ambigu de “musique(s) populaire(s)”, quelles en sont les limites, et quels sont les critères qui permettraient d’en décider ? ». En fait, Luc Charles-Dominique examine les concepts de « musique savante » et de « musique populaire » et leur développement dans le contexte occidental en montrant à quel point ils peuvent être diversement perçus dans les cultures extra-européennes et en insistant sur la prudence avec laquelle ces termes doivent être utilisés. Dans ce cas précis, on notera que l’expression « musique populaire » est toujours en usage en Europe (dans les régions francophones, italophones et germanophones) alors que dans les pays de langue anglaise, on parle le plus souvent de traditional music ; quant au terme « folk », il acquiert de plus en plus une connotation historique : une façon de conceptualiser les répertoires oraux et traditionnels en usage aux XIXe et XXe siècles. L’auteur souligne la polysémie du terme « populaire » et donc la nécessité de le réinterpréter … justement selon « l’air du temps ».
5Vient ensuite la contribution de Denis-Constant Martin, « La tradition, masque et révélateur de la modernité ». Il démontre combien le concept de « tradition », tel qu’on l’utilise aujourd’hui dans les sciences sociales et en ethnomusicologie, a un caractère dynamique en expliquant comment les innovations et la modernité sont capables de respecter les contraintes culturelles et pourquoi le neuf non seulement n’interfère pas, mais constitue au contraire un apport à ce sens d’identité locale que nous appelons justement « la tradition ».
6Tout ceci est contenu dans « Exposer la musique », la première section du livre, qui est suivie de deux autres : « Collecter la musique » et « Revisiter la musique ». Vu dans son ensemble, l’ouvrage comporte des articles de caractère théorique général (Aubert, Charles-Dominique, Martin) auxquels il faut ajouter un extrait du célèbre essai d’importance historique, le « Pourquoi et comment recueille-t-on la musique populaire ? » de Béla Bartók. Plusieurs contributions sont consacrées à la tradition bretonne (Marie-Barbara Le Gonidec, Françoise Daniel, Laurent Bigot, Éva Guillorel, Vincent Morel, Charles Quimbert, Ifig Troadec, Michel Toutous), alors que d’autres abordent des problèmes de recherche musicale en contexte extra-européen (Laurent Aubert) ou le monde contemporain de la musique pop (Bertrand Dicale, Daniel Lesueur, Erik Marchand, Victor A. Stoichită, Elina Djebbari). Pour terminer, mais répartis dans les sections mentionnées plus haut, deux articles mettent en perspective historique les travaux de Brăiloiu et de Schaeffner.
7Le livre, je l’ai dit, est difficile à résumer car il comporte à la fois : la documentation d’une exposition dédiée aux traditions de la Bretagne, une introduction aux problèmes et aux méthodes de l’ethnomusicologie, mais aussi un hommage à Constantin Brăiloiu et André Schaeffner, les deux chercheurs qui, dans le domaine francophone, ont probablement le plus contribué au développement de l’ethnomusicologie à l’époque où elle était en train de se séparer et de s’émanciper des études folkloristes. À Brăiloiu, Speranţa Rădulescu consacre un article « Constantin Brăiloiu (1893-1958), pionnier de l’ethnomusicologie moderne » qui, dans sa brièveté, offre un portrait intéressant du savant, accompagné d’informations biographiques difficilement accessibles ailleurs. L’œuvre d’André Schaeffner est décrite et commentée dans deux articles : celui de Madeleine Leclair, « Les instruments de musique de la mission Daka-Djibouti », et celui de Brice Gérard, « La mission Dakar-Djibouti (1931-1933), André Schaeffner et l’histoire de l’ethnomusicologie en France » : deux contributions qui rappellent la célèbre publication de Guillaume A. Villoteau, « De l’état actuel de l’art musical en Egypte » (1809), et donc l’importance qu’ont pu avoir certaines expéditions de recherche scientifique dans le développement de l’ethnomusicologie en France.
8Idéalement, les articles consacrés à la musique bretonne constituent le noyau central du livre, même s’ils sont répartis au sein des trois sections, tout le reste étant en quelque sorte le contexte général dans lequel on souhaitait situer la musique bretonne. Pour présenter la Bretagne musicale dans le contexte le plus large possible (à l’exposition comme dans le catalogue), il aurait peut-être été judicieux de proposer une ou deux contributions sur la musique celtique en général, ce qui aurait permis d’évoquer, ne serait-ce que brièvement, les musiques traditionnelles d’Irlande, d’Ecosse, du Pays de Galles et de Bretagne bien entendu, mais aussi leurs pendants en Australie et au Canada. La bibliographie aurait aussi pu mentionner les contributions qui vont dans ce sens (Stokes et Bohlman 2003), ainsi que, par exemple, l’article de Lois Kuter publié dans la Garland Encyclopedia of World Music (Kuter 2000). Ce sont là les seules lacunes, mineures, d’un ouvrage vraiment plein de qualités.