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Dossier : Notes d’humour‎

Faut-il avoir des bolas pour faire une « vraie » murga ? Comique de genre et transgression dans le Carnaval de Montevideo (Uruguay)

Clara Biermann
p. 111-128

Résumé

La murga est un genre musico-théatral polyphonique humoristique du Carnaval de Montevideo (Uruguay), composé d’un chœur accompagné par un trio de percussionnistes. La murga qui m’intéresse ici est un groupe entièrement féminin – situation inédite dans un milieu presque exclusivement masculin – appelé avec ironie Cero Bola « Zéro boule ». À travers l’analyse d’une séquence particulièrement féminine du spectacle de Cero Bola, je veux montrer comment le comique relève ici d’un dispositif pluridimensionnel où s’articulent les procédés textuels, gestuels et musicaux. L’ analyse de deux cuplés du spectacle de Cero Bola, le premier intitulé le cuplé des règles et le deuxième le cuplé de l’orgasme, me permet d’expliciter les techniques du comique de Cero Bola : burlesque, réalisme grotesque, parodie musicale, pitrerie gestuelle. Dans un deuxième temps je m’intéresse à la dimension féminine des choix thématiques humoristiques effectués par Cero Bola à partir d’une analyse de la relation engendrée par le comique de ces deux cuplés. La transgression de la murga Cero Bola réside dans un comique de genre qui engendre une recomposition temporaire des valeurs, des stéréotypes et des places assignées à chacun.

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Texte intégral

Je tiens à remercier les membres de la murga Cero Bola avec lesquels j’ai partagé de mi-janvier à mi-mars 2012 les émotions de cette grande première. Merci à Diego Martín Lozza pour ses images, à Jorge Cabrera pour ses photos et à Dorothée Chouitem pour sa relecture attentive de ce texte. Enfin un merci tout particulier à ma très chère amie Lali, percussionniste de Cero Bola, sans laquelle rien n’aurait été possible. Cet article lui est dédié.

  • 1 « C’est un mensonge [de dire] que si la murga change, le Carnaval meurt. »

« Es mentira que si la murga cambia
Se muere el Carnaval »1
Livret de Cero Bola, Jimena Márquez

  • 2 Les parodistas sont des groupes masculins de théâtre parodique, les humoristas des groupes de théât (...)
  • 3 L’équipe de Cero Bola au sens large comprend des hommes : directeur de la troupe, ingénieur du son, (...)

1Il ne manque plus que quelques heures avant le lever du jour. La fête bat son plein dans le Club La Espada où le groupe Cero Bola, littéralement « Zéro Boule », a répété pendant plusieurs mois le spectacle qu’il vient de présenter, ce soir du 9 février 2012, au Carnaval de Montevideo, dans la catégorie murga. La murga, genre de théâtre humoristique chanté en polyphonie, est l’une des expressions les plus importantes du Carnaval de la capitale uruguayenne : un long concours sur scène qui dure de mi-janvier à mi-mars, dans lequel s’affrontent cinq catégories différentes. En plus des murgas, il existe la catégorie des parodistas (parodistes), des humoristas (humoristes), des revistas (revues) et des Sociedades de Negros y Lubolos (Sociétés de Noirs et de Lubolos)2. Parallèlement à la compétition officielle, Cero Bola a également joué quotidiennement sur les scènes de quartier appelées tablados. Comme le souligne leur nom avec ironie, les membres de cette murga, c’est-à-dire le chef de chœur, le chœur et le trio de percussionnistes qui l’accompagne, sont exclusivement des femmes3. Cero Bola célèbre son deuxième et dernier passage au Teatro de Verano, le théâtre à ciel ouvert où se déroule la compétition. Chacun sait que Cero Bola n’a aucune chance de passer la liguilla (le match de barrage), sans pour autant en éprouver une quelconque déception. Le concours du Carnaval de Montevideo se poursuivra encore une semaine, le temps que le jury voie passer les derniers groupes sélectionnés et détermine les gagnants dans chaque catégorie.

Fig. 1. (De gauche à droite) Jimena Márquez : librettiste et choriste, Belén Cardozo : choriste, Karina Abate : platillos, Ximena Bouso : bombo, Laura « Lali » Ganz : redoblante.

Fig. 1. (De gauche à droite) Jimena Márquez : librettiste et choriste, Belén Cardozo : choriste, Karina Abate : platillos, Ximena Bouso : bombo, Laura « Lali » Ganz : redoblante.

Clara Biermann, 28 janvier 2012.

2Nous sommes quelques-uns à nous être éloignés de la sono pour pouvoir écouter sur une petite radio à piles les différentes émissions qui commentent les représentations du jour, l’oreille tendue vers l’appareil crachotant. Une journaliste commente le spectacle de Cero Bola en s’attardant plus particulièrement sur deux de ses extraits, l’un ayant pour thématique les règles et l’autre l’orgasme. Elle raconte que les femmes rient beaucoup et se sentent particulièrement identifiées lors de ce passage. L’un de ses collègues s’insurge alors de ne pas se sentir, lui, en tant qu’homme, identifié. Il poursuit en considérant que les voix de femmes ne peuvent pas atteindre les exigences qu’on attend d’un chœur de murga (un chœur d’hommes donc) et juge qu’il faut créer une catégorie spécifique pour les femmes, en avançant qu’un juré ne peut pas noter selon les mêmes critères un chœur féminin et un chœur masculin. Il insiste sur le fait que le Carnaval est un concours, que les gens payent leur place, et se défend surtout d’être machiste tout en réitérant d’un ton furieux sa proposition de créer une catégorie spécifique. Même si ce journaliste n’a pas exactement la réputation d’être un grand spécialiste de la murga ni un grand progressiste, la remise en cause de la légitimité de Cero Bola à concourir au même titre que les autres murgas renvoie immanquablement à cette question : la première troupe exclusivement féminine à se présenter au concours officiel est-elle ou n’est-elle pas une « vraie » murga ?

3Catégorie reine du Carnaval de Montevideo, la murga est un genre musical et théâtral caractérisé par une polyphonie. Le chœur, constitué d’une quinzaine de personnes, est dirigé par un chef qui s’accompagne à la guitare pour donner l’harmonie aux murguistas (membres d’une murga). L’accompagnement instrumental est joué par un trio de percussionnistes appelé la bateria (batterie) de murga, comprenant des platillos (cymbales), un redoblante (caisse claire) et un bombo (grosse caisse). La murga fonctionne sur une polyphonie tonale reposant sur trois voix principales qui sont généralement harmonisées en tierces avec l’intervention de solos, duos et trios (Lamolle & Lombardo 1998 : 37). Dans la murga d’aujourd’hui, un arrangeur écrit le plus souvent les parties chantées, tandis qu’un auteur se charge de l’écriture du livret. Combinant différents registres tels que la critique sociale, la dénonciation des injustices ou le lyrisme nostalgique, une murga doit essentiellement divertir les spectateurs, comme le précise le règlement du concours.

4En tant que pratique musicale et théâtrale humoristique et satirique, la murga présente un intérêt tout particulier pour engager une réflexion sur le comique. À travers l’analyse de deux extraits du spectacle de Cero Bola, l’un traitant des règles et l’autre de l’orgasme, je me placerai tout d’abord du point de vue de l’intentionnalité comique. Je montrerai sur quel type de dispositif pluridimensionnel combinant les plans musicaux, textuels et gestuels et selon quels procédés se construit le comique de la murga Cero Bola. Je m’intéresserai ensuite à la mise en relation singulière qu’entraîne la dimension féminine des thématiques et des références mobilisées par Cero Bola dans ces deux extraits, tout en mesurant la portée transgressive de ce comique de genre dans un milieu presque exclusivement masculin.

La murga dans le Carnaval de Montevideo

5Si, pour l’historienne Milita Alfaro, il est difficile de dater précisément quand les Montévidéens ont adopté cette « “barbarie” carnavalesque, héritée sans doute d’Espagne », elle indique que les premiers arrêtés municipaux pour tenter de se prémunir contre des désordres liés à la fête (batailles d’eau, de farine et autres projectiles, jeux de masques dans la rue, etc.) datent de la fin du XVIIIe siècle (Alfaro 1998 : 41). Le Carnaval de Montevideo comme il est fêté aujourd’hui s’est consolidé pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, période pendant laquelle la promotion de groupes préparés spécifiquement pour l’occasion figure une nouvelle façon de vivre la fête (Alfaro 1991 : 63). Les groupes hétérogènes défilant dans la rue au début du XIXe siècle font progressivement place à des groupes structurés et pourvus de répertoires spécialement préparés pour le Carnaval dans lesquels on retrouve notamment les comparsas de negros (groupes de Noirs), très présentes au Carnaval, et également un grand nombres d’expressions d’origine espagnole. Pour Milita Alfaro, l’une des caractéristiques du Carnaval de Montevideo est qu’il devient à cette époque un « Carnaval chanté, dansé et parlé […] où l’inversion du monde et toute la symbolique de la fête passent chaque fois un peu moins par le faire que par le dire (et par l’écoute de ce que les autres disent) » (op. cit.).

  • 4 Gaditan-o/-a est le terme utilisé pour « originaire de Cadix ».
  • 5 Une chirigota (littéralement « plaisanterie ») est un groupe choral humoristique composé d’un chœur (...)

6Les premières traces d’ensembles identifiés comme murgas datent de la fin du XIXe siècle et trouvent leur genèse dans les différents groupes carnavalesques satiriques du Carnaval du XIXe siècle (Alfaro 1998 : 225). Mais il existe un récit mythique de l’origine de la murga. En 1906, une compagnie de théâtre originaire de la ville espagnole de Cadix serait restée à Montevideo faute de moyens pour repartir et aurait inspiré un groupe local qui se présentera au Carnaval de 1907 sous le nom de Murga La Gaditana4 que se va (Murga de Cadix qui s’en va). Cette histoire renvoie à une filiation qui n’est pas uniquement légendaire, puisqu’on trouve en effet au Carnaval de Cadix une série de formes chorales et notamment les chirigotas, les comparsas et les coros5, qui présentent de grandes similitudes avec la murga uruguayenne. Ainsi la murga s’inscrit dans une longue tradition satirique et parodique des pratiques expressives carnavalesques espagnoles (Caro Baroja 2006 [1967]) et, plus largement, européennes. Le carnaval a été largement étudié comme un espace social marqué par un symbolisme du monde inversé et par la transgression temporaire des normes morales et religieuses et des hiérarchies sociales (Bakhtine 1982 [1965]). Pour Milita Alfaro, malgré le processus de domestication du désordre par les élites dominantes à partir de la moitié du XIXe siècle, le Carnaval de Montevideo est profondément marqué par une dimension critique et parodique de la vie officielle et des puissants (1991 : 69). Malgré sa forte institutionnalisation, sa réglementation et son conservatisme formel et esthétique certain, on peut encore considérer que le Carnaval de Montevideo reste un moment de licence où « des chansons caustiques et des vers mordants peuvent être entonnés directement à la tête des tourmenteurs auxquels on peut pour un moment manquer de respect, [où] les jeunes peuvent réprimer les vieux, [et] les femmes tourner les hommes en ridicule » (Scott 2006 : 190).

Une nouvelle génération de murguistas

7Alors que certaines troupes de murga marqueront « avec leur rire de dérision […] le temps de l’engagement et incarneront un mouvement de contre-culture » pendant la dictature militaire entre 1973 et 1985 (Chouitem 2010 : 3), les années 1990 voient une baisse de fréquentation du Carnaval et la fermeture progressive des tablados (Alfaro & Fernández 2009 : 54-55). Mais en 1995, la Mairie de Montevideo et le TUMP (Taller Uruguayo de Música Popular, « Atelier Uruguayen de Musique Populaire ») ouvrent des ateliers de murga destinés aux jeunes, qui connaissent une grande popularité. Trois ans plus tard, un concours de murga joven (jeune murga) est créé (ibid. : 124). Dans les années 2000, plusieurs groupes issus de cette jeune génération montent au Carnaval et l’un d’entre eux, Agarrate Catalina, gagnera même le concours à trois reprises, en 2005, 2006 et 2008. Associée à la diffusion télévisuelle des étapes du concours, cette « révolution culturelle » (ibid. : 55) a contribué à redynamiser le Carnaval de Montevideo et profondément bouleverser les codes esthétiques de la murga.

8Ces jeunes murgas se distinguent des ensembles définis comme « traditionnels » par différents aspects : les sujets traités, l’importance donnée à la mise en scène et au fil conducteur du spectacle, et surtout la manière de chanter. La murga est historiquement liée au prolétariat urbain (ateliers de bois, usines frigorifiques), aux petits artisans et aux vendeurs de journaux ambulants. L’esthétique vocale de la murga est ainsi souvent liée à l’origine sociale de ces acteurs et à leur mode de vie, le travail dans la rue, les cigarettes et le vin. La voix du murguista, éraillée, nasale et puissante, marque la différence entre les chœurs de murgas dites traditionnelles et les jeunes murgas, comme en témoignent ces propos de l’historienne uruguayenne Milita Alfaro, issus du livre d’entretiens à deux voix avec le journaliste de carnaval Marcelo Fernández :

Les petits jeunes, tant par leur âge que par leur expérience de vie, ont peu ou même rien à voir avec les anciens chœurs. Pourtant je les entends et je trouve qu’ils revendiquent et récupèrent certaines clés qui font l’essence du chant murguero dans sa version classique, par exemple le chant collectif, le fait de chanter en chœur. Et pour moi c’est fondamental parce que, sans ignorer les mérites des solistes formidables que comptent certaines grandes murgas, ça me plaît que le protagoniste soit le chœur. […]. Des jeunes hommes qui ont aujourd’hui la vingtaine ne peuvent pas sentir la murga comme il y a soixante ou quatre-vingts ans. Ils ont grandi dans un monde différent et ils n’ont pas bu le vin qu’ont bu les vieux, ni passé des années à vendre le journal en criant. Et je crois qu’en ce sens les jeunes ont les idées bien au clair et qu’ils savent parfaitement qu’ils doivent parler leur langue (Alfaro in Alfaro & Fernández 2009 : 66-67).

9La différenciation faite entre les jeunes murgas et les murgas traditionnelles repose principalement sur les capacités vocales. D’un autre côté on reconnaît aux jeunes murgas une fraîcheur dans l’écriture des livrets, dans la mise en scène et dans leur maniement de l’ironie et de l’insolence (ibid. : 65). Au sein du concours, les réticences du milieu des murgas « traditionnelles » face aux jeunes sont fortes, d’autant plus que les enjeux économiques sont très importants – le Carnaval, comme il m’a souvent été répété, génère en Uruguay plus d’argent que le football. Mais ce qui est en jeu dans ces conflits esthétiques et générationnelles, c’est également une tension liée à l’appropriation de pratiques issues des classes populaires par la classe moyenne et des transformations qui en découlent. On assiste au même processus avec le candombe afro-uruguayen : un changement du statut social des pratiques expressives populaires dépréciées par les élites, qui sont progressivement devenues des emblèmes nationaux dans l’Uruguay post-dictatorial (Biermann 2011).

Cero Bola, les reines du mensonge

10Composée de jeunes femmes âgées de 20 à 35 ans, issues de la classe moyenne, étudiantes, professeures de lycée, éducatrices ou encore fonctionnaires municipales, Cero Bola a gagné le premier prix des rencontres de « jeunes murgas » en 2007, 2008 et 2009. Le nom Cero Bola joue à la fois sur l’absence d’hommes et sur l’expression « no dar bola » (s’en foutre), pied de nez aux potentiels détracteurs de cette murga féminine dans un milieu presque exclusivement masculin, comme le souligne ici la musicologue uruguayenne Marita Fornaro :

[La murga] est une polyphonie masculine […] [qui] se vit, même en Espagne, comme une espèce de club masculin. Des entretiens réalisés à Cadix, Merida [Espagne], Montevideo, Salto, Colonia [Uruguay] montrent une intéressante coïncidence d’arguments masculins sur l’inconvenance de la présence de la femme dans la murga qui vont de considérations technico-musicales pour les arrangeurs à des arguments de portée morale parmi les membres (Fornaro 2002).

  • 6 Néanmoins selon les recherches effectuées par Dorothée Chouitem dans le cadre d’un doctorat intitul (...)

11Selon mes informateurs, il a fallu attendre 1999 et le groupe La Bolilla que faltaba (Le numéro manquant) pour qu’une murga au chœur féminin se présente au Carnaval6. Elle se présentait également au concours cette année, faisant du Carnaval 2012 un crû relativement exceptionnel. Cependant la batterie de La Bolilla que faltaba étant composée d’hommes, Cero Bola est la première murga exclusivement féminine à participer au Carnaval. Pour autant, les membres de Cero Bola ne définissent pas leur groupe comme féministe. Tout en sachant que faire monter exclusivement des femmes sur une scène induit une question de genre, elles aiment à préciser que leur choix de former la murga ne s’inscrivait pas dans la volonté d’ouvrir un espace pour les femmes, mais dans la réalisation de leur rêve de sortir au Carnaval.

Fig. 2. Cero Bola, second passage au Teatro de Verano, 9 février 2012.

Fig. 2. Cero Bola, second passage au Teatro de Verano, 9 février 2012.

Photo Jorge Cabrera, 9 février 2012.

12Cero Bola s’est présenté au Carnaval avec un spectacle de structure classique, intitulé « Las Reinas de la Mentira » (Les reines du mensonge), d’une durée de 45 minutes comprenant une presentación, la chanson d’ouverture et de présentation du groupe, des cuplés, séquences théâtrales à la charge d’une ou deux personnes appelées les cupleteros/as qui introduisent des parties chantées, un salpicón, chanson en quatrains centrée sur une compilation de thèmes d’actualité, et enfin une retirada ou despedida, la chanson finale ou les adieux. Je m’intéresserai plus particulièrement à deux extraits : le cuplé de la menstruación (le couplet des règles) et le cuplé del orgasmo (le couplet de l’orgasme), qui se suivent dans le spectacle, et qui font partie de la séquence la plus orientée d’un point de vue féminin. Ce dernier n’est en effet pas exclusivement écrit sur des sujets spécifiques aux femmes, le mensonge n’étant en rien – chacun en conviendra – l’apanage exclusif du beau sexe. De telles thématiques ne passent cependant pas inaperçues dans un milieu du Carnaval particulièrement machiste, où les blagues graveleuses, misogynes et homophobes relèvent presque d’une esthétique nécessaire, comme le relève ici l’hispaniste Dorothée Chouitem :

Traditionnellement les murgueros, des hommes comme les autres, mobilisés pour un événement précis – puis restitués en principe à l’époque qui nous concerne à un bien heureux anonymat –, […] critiquent les excès, proposent une actualité satirisée, des défauts exagérés et bien souvent des solutions proches de l’absurde. Leurs joutes touchent des domaines allant de la mode – les us et coutumes féminins étant une cible privilégiée – aux valeurs de justice sociale et économique habituellement revendiquées en passant par une critique des mœurs jugées déviantes – homosexualité et prostitution en tête de liste – et tout ceci agrémenté de jeux de mots grivois, recours comique élevé au rang d’ornement par excellence (2010 : 4).

13Costumées de manière identique, les chanteuses et les percussionnistes présentent un ensemble homogène, une masse bien plus qu’une somme d’individualités. En revanche la chef de chœur, appelée localement directora (directrice), est habillée différemment. Le rôle hiérarchique du directeur de la murga est traditionnellement marqué par un costume distinct des autres membres du groupe, inspiré très souvent du costume trois pièces des chefs d’orchestre symphonique. Les costumes de la Cero Bola ont été pensés pour être « bien murgueros et bien féminins », selon les termes de la librettiste Jimena Márquez. L’aspect bien murguero renvoie à la recherche d’emphase de la présence corporelle afin de générer un impact visuel autour d’esthétiques proches de la figure du clown ou du bouffon. Les coiffes toujours volumineuses, ici inspirées des cheveux en serpent de la Méduse, font notamment l’objet d’un travail particulier à partir de matières à la fois solides et souples. La dimension féminine s’exprime plutôt par le port d’une jupe longue et bouffante. En effet, les rares femmes qui chantent dans d’autres murgas utilisent plutôt les mêmes costumes que ceux des hommes. Le maquillage est identique pour chaque membre du groupe et dessine un visage peint en blanc, une caractéristique historique de la murga, sur lequel les traits sont exagérés : ici les sourcils sont surélevés, la paupière peinte en bleu irisé, les cils allongés, la bouche peinte en noir et le cou peint de motifs de damier et de cœur. Avec le costume et le maquillage qui s’apparente à un masque, les murguistas assument un corps et un visage de carnaval. Cette transformation du visage relève d’un déguisement et d’un anonymat caractéristiques des pratiques carnavalesques (Scott 2009 : 190). Grâce au costume et au masque, on assiste dans la murga à un nivellement des corps et des visages et à un effacement des individualités. Le groupe forme une masse d’êtres identiques démultipliés, presque des marionnettes, effet qui sera accentué par la polyphonie et la gestuelle comme nous allons le voir dans l’analyse des deux extraits du spectacle de Cero Bola.

Fig. 3. Préparatifs avant le Teatro de Verano : Karina Abate (cymbales), Virginia Cabrera (choriste) et Ximena Bouso (grosse caisse).

Fig. 3. Préparatifs avant le Teatro de Verano : Karina Abate (cymbales), Virginia Cabrera (choriste) et Ximena Bouso (grosse caisse).

Photo Clara Biermann, 16 février 2012.

Le cuplé des règles ou le « réalisme grotesque »

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‎1. « Le cuplé des règles », par Cero Bola.‎

Documents 1 et 2 : images : Diego Martin Lozza, filmées le 3 mars 2012 ; montage : Clara Biermann.

15Nous sommes environ à la minute 13 après la chanson de présentation de la murga et un long passage dédié aux mensonges classiques proférés par les adultes et les maîtresses d’école. Les murguistas abordent cette partie en criant tour à tour des mises en garde répétées comme des vérités absolues : « Il faut attendre deux heures après avoir mangé pour se baigner ! », « Si tu passes sous une échelle, ta vie est foutue ! » puis « Ne te lave pas les cheveux si tu as tes règles, tu pourrais devenir stérile ! », qui marque le début du cuplé des règles.

  • 7 Le terme quinceañera est le nom donné à l’anniversaire des quinze ans pour les jeunes filles, très (...)

16Ce passage commence par une courte séquence théâtrale d’hypnose effectuée par la librettiste et chanteuse de la murga, Jimena Márquez, qui incarne une psychanalyste caricaturale à l’accent français (dans l’imaginaire national uruguayen les scientifiques au sens large sont des Français). Ce personnage pousse Rosario Ferrari, dite « Petite », à se remémorer le moment de ses premières règles et à dire ce qu’elle ressent. La chanson commence par l’interprétation de deux chanteuses solistes rejointes ensuite par le chœur. À peine Petite a-t-elle prononcé les premiers mots de la chanson que le public se met à rire à gorge déployée : tout le monde reconnaît le thème musical qui est parodié par Cero Bola, celle du générique d’une telenovela mexicaine intitulée « Quinceañera7 ». Cette série, qui a commencé à être diffusée en 1987 en Amérique latine, a connu un grand succès et a marqué l’imaginaire d’une génération entière, largement représentée parmi les membres de Cero Bola. Jimena Márquez raconte ainsi le processus d’écriture de ce cuplé :

Je suis en train d’écrire le cuplé des règles et ça me parait drôle d’utiliser la chanson du «Yo no sé» (Je ne sais pas). Parce que pour moi une des formes d’humour qui fonctionne et qui me paraît très bonne c’est quand le public connaît la chanson que tu utilises et que ça contribue à la blague, parce que tu lui changes une petite parole. […] Surtout si cette chanson a à voir avec la thématique que tu chantes et que tu la tords un petit peu (Jimena Márquez, entretien du 10 mars 2012).

17Elle décrit ici un procédé central dans l’écriture de la murga appelé le contrafactum, c’est-à-dire la modification d’un texte par un autre sans altération substantielle de la musique. Il y a plusieurs niveaux de contrafactum : un premier sans aucune relation spécifique entre le nouveau texte et la musique choisie, un second avec une relation entre le nouveau texte et la charge sémantique de la chanson originale, et un troisième lorsqu’il s’établit une relation entre le texte original et le nouveau texte qui en devient plus efficace (Fornaro 2002). Dans le cas qui nous intéresse, on a un contrafactum qui articule les deux derniers procédés. La charge sémantique de la chanson originale marque une forme d’archétype musical et télévisuel niaiseux de l’adolescence féminine. Le nouveau texte se construit sur une alternance entre la reprise des paroles originales et de nouveaux vers (indiqués en italiques dans les paroles à la page suivante).

  • 8 Alquimia, Edú Pitufo « Lombardo », murga Contrafarsa, Carnaval 2000.

18On a affaire à un détournement ironique de la chanson originale : le thème de l’adolescence et de l’éveil des sens est traité par Cero Bola de manière nettement plus crue en se centrant sur un épisode trivial et tabou, les premières règles. Les bouleversements émotionnels qui étaient traités dans la version originale sur un mode très imagé renvoient dans la version de Cero Bola aux sensations liées aux cycles hormonaux (« Pourquoi je me sens si différente aujourd’hui ? », « Pourquoi je me sens bizarre ces jours-là ? »). La cinquième strophe fait rupture au niveau tant musical que textuel, reprenant la mélodie et le premier vers d’une chanson de la murga Contrafarsa intitulée Alquimia8 dans un désenchantement qui repose sur la réalité matérielle : le prix des serviettes hygiéniques et les douleurs ovariennes. Enfin la dernière strophe reprenant la mélodie de Quinceañera entérine la désillusion face à l’enthousiasme du début de la chanson et à « l’aventure de la vie ».

19Au sein de ce cuplé, il y a un jeu entre la métaphore délicate des changements corporels et hormonaux de l’adolescence et la trivialité des réalités de ces transformations : flux corporels, douleurs, gonflements et mauvaise humeur. Ce procédé a été utilisé précédemment dans la partie théâtrale introduisant la chanson, lorsque Jimena Márquez parle tout d’abord de « la terrible maladie » avec pudeur pour terminer sur des détails crus, en disant « Tu ne sais pas si tu t’es coupée ou si tu t’es chiée dessus », tandis que les filles derrière regardent sous leur jupe d’un air inquiet. Le comique réside dans le traitement du sujet sur un registre soutenu alternant avec un registre trivial, dans un rabaissement de sujet noble qui s’inscrit dans les ingrédients du burlesque (Sternberg-Greiner 2003 : 221).

Paroles originales de Quinceañera

Paroles du cuplé des règles

Je ne sais pas

Je ne sais pas

Pourquoi je me sens si différente aujourd’hui
Pourquoi je n’en ai plus rien à faire des gens
Qu’est-ce que c’est ?

Pourquoi je me sens si différente aujourd’hui
Pourquoi mes seins poussent… tout d’un coup.
Qu’est-ce que c’est ?

Je ne sais pas.

Je ne sais pas.

Pourquoi mon corps change jour après jour ?
Et que je sens que je ne suis déjà plus la même ?
Qu’est-ce que c’est ?
Qu’est-ce que c’est ?

Pourquoi je me sens bizarre ces jours-là ?
Et je sens des choses qu’avant je ne sentais pas ?
Qu’est-ce que c’est ?
Qu’est-ce que c’est ?

Maintenant,
La femme qui sommeillait en moi se réveille
Et petit à petit la petite fille se meurt
L’aventure de la vie commence

Maintenant,
La femme qui sommeillait en moi se réveille
Et petit à petit la petite fille se meurt
L’aventure de la vie commence

Maintenant,
Le printemps m’enflamme comme un soleil
Fait de mes rêves des promesses
Et bouleverse mon cœur d’adolescente

Maintenant,
J’enfle comme un soleil au printemps
Et maintenant je peux être mère quand je veux

Pleurs de bébé, mère…

« Grenouille, poisson et fleuve »
Mais il faut voir le budget en serviettes hygiéniques
Et comment ça fait mal aux ovaires
Et maintenant…

Maintenant
La femme qui sommeillait en moi se réveille
Et petit à petit la petite fille se meurt
L’aventure de la vie commence

Maintenant
J’en ai plus rien à foutre de l’aventure de la vie
Je suis de mauvaise humeur et j’en ai ras le bol
Je me sens comme María Marta Serralima.

20Une partie du travail sur cette chanson consiste également à opérer certaines transformations du point de vue musical. L’interprétation vocale des deux solistes relève de la parodie, à la fois du style de la chanteuse dans la version originale et de l’adolescence : elles chantent d’une voix un peu tremblotante, pas très en rythme et pas très juste, tout en accentuant leur air niais avec leur gestuelle, comme me le faisait remarquer Victoria Gutiérrez, directora de Cero Bola :

Quand la Petite commence à chanter, ce n’est pas comme une chanteuse soliste qui chanterait à pleine voix. Elle fait une pantomime, elle se moque […]. Elle fait des têtes super exagérées et elle le fait parfois presque parlé, presque sans chanter […] (Victoria Gutiérrez, entretien du 10 mars 2012).

  • 9 La marcha camión porterait ce nom car c’était le rythme que l’on pouvait entendre sortir des camion (...)

21Du point de vue rythmique, la chanson un peu accélérée est accompagnée par un rythme appelé funky puis par une marcha camión9 (marche camion), l’un des rythmes les plus emblématiques du répertoire de la bateria de murga. Cero Bola propose ici sa version plus « rock and roll » de l’adolescence, encore accentuée par le « Wo yoh yoh », qui s’élève au dessus du chœur, interjection caractéristique du rock ou encore du reggae qui sémantise la chanson du côté des musiques de jeunes et fait appel à une référence générationnelle.

22ll faut également être attentif aux gestes effectués par les interprètes et à leurs expressions faciales participant de la mise en scène. Cependant je préfèrerai pour l’analyse le terme de gestuelle, qui me semble plus approprié au procédé que j’ai pu observer lors des répétitions de mise en geste des chansons. Par exemple dans cet extrait, la chorégraphie caricaturale de ballet classique pendant la partie chantée des solistes, activité féminine par excellence dans les imaginaires, renforce la dimension parodique de la chanson. Dans cette chorégraphie relativement libre, il est intéressant de voir les petits détails d’interprétation individuelle comme Virginia Cabrera se reniflant le dessous des bras avec une grimace au moment où Petite chante « Pourquoi mon corps change ces jours-là ? ». Au vers suivant, « Pourquoi mes seins poussent… tout d’un coup ? », toutes les filles miment la poussée soudaine de leur poitrine, accompagnée par une frappe des percussions, rappelant les pitreries des clowns. Cette gestualisation du texte participe au comique en accentuant la trivialité grâce au mime littéral des paroles qui sont chantées. La dimension collective de ce procédé donne à voir un geste multiplié et effectué par une masse mécanique, ingrédient fondamental du comique selon Henri Bergson dans son célèbre essai sur le rire :

Le rire sera bien plus fort encore si l’on ne nous présente plus sur la scène deux personnages seulement, […] mais le plus grand nombre possible, tous ressemblants entre eux, et qui vont, viennent, dansent, se démènent ensemble, prenant en même temps les mêmes attitudes, gesticulant de la même manière. Cette fois nous pensons directement à des marionnettes (Bergson 1993 [1900] : 22).

23À un autre moment, le chœur chante « La femme qui sommeillait en moi se réveille » et Sabrina Umpiérrez fait un pas en avant et s’extrait du chœur aligné pour venir saluer le public, puis « La petite fille en moi se meurt » qui donne lieu à l’assassinat par étranglement de Petite. Sur ces paroles extraites du texte original, un décalage comique est créé à partir de ce procédé qu’on pourrait définir comme « le geste au pied de la lettre », qui crée une relation ludique au sens.

24Au delà des différents procédés du comique verbal, sonore et gestuel que nous venons d’analyser, cette parodie du générique de la tele novela, en tournant en dérision les marques stylistiques de la version originale, nécessite une culture et des références partagées, un « sujet riant » compétent (Sternberg-Greiner 2003 : 232). La dimension parodique et burlesque de ce cuplé renvoie également aux caractéristiques de l’humour carnavalesque, et de ce que Mikhaïl Bakhtine, désignant le « système d’images de la culture comique populaire », définit comme « réalisme grotesque » construit sur le « rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel » (1982 [1965] : 28/29). La ligne comique la plus forte dans ce cuplé s’articule autour du jeu sur le bas corporel : le ventre, la chair, les organes génitaux et la vie sexuelle. Ce matérialisme corporel est rendu plus fort encore par le contrafactum du texte du générique de la tele novela qui tire une bonne part de son ridicule du style très imagé utilisé pour parler des émois de l’adolescence.

Le cuplé de l’orgasme ou le comique déchaîné

25La chanson des règles se termine sur cette phrase énigmatique pour un public non uruguayen : « Je me sens comme Maria Marta Serralima ». Une des murguistas, Sabrina Umpiérrez, s’insurge alors contre le mensonge proféré par la murga, arguant que Maria Marta Serralima, chanteuse star argentine, a perdu beaucoup de poids et exhorte ses compagnes à faire un spectacle un peu plus audacieux, sur un ton qui prend des tournures de meeting politique latino-américain. Sabrina propose alors de « parler de quelque chose dont personne n’a jamais parlé, dont personne ne parle, et dont personne ne parlera jamais… de l’orgasme ». Les filles derrière elle poussent un cri horrifié, mais Sabrina poursuit en déclarant que Cero Bola va enfin dire la vérité sur l’orgasme et révèle que « très souvent les orgasmes sont des mensonges ». Elle annonce ensuite à un public dans l’expectative et à la manière d’un présentateur enflammé que Cero Bola va leur montrer « dix-sept manières différentes de feindre un orgasme ».

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‎2. « Le cuplé de l’orgasme », par Cero Bola.‎

  • 10 La cuica est un membranophone à friction utilisé notamment au Brésil dans les batteries des écoles (...)

27Le tabou et le jeu dramatique stimulent d’emblée le rire et la curiosité du public. Dans le livret du spectacle, il est indiqué que chacune des filles doit jouer un orgasme, en émettant des sons de plus en plus stupides jusqu’au coup de cymbales final. La réalisation de ces dix-sept orgasmes est construite sur des cris en série. À ceux qui sont à peu près réalistes succèdent des cris d’animaux (hennissement de cheval, grognement de cochon, barrissement d’éléphant), des compliments de plus en plus enthousiastes : « Tu es un crack ! », « Superman ! », « Etalon ! », en passant par des interjections beaucoup plus incongrues telles que « Afrique ! », « Ariouken ! » cri bien connu des amateurs du jeu vidéo Street Fighter ou encore le célèbre flow de dancefloor « You got the pom pom pe dop ». Des bruits s’intercalent à ces interjections : un bruit de frottement de la caisse claire, un son de cuica10 imitant la voix ou encore une sirène de paquebot. Jimena Márquez explicite ainsi l’intention et les choix comiques effectués pour ce cuplé :

La première chose c’est qu’on a cherché à faire de l’humour et c’était un risque du fait que c’était sur un thème, disons, tabou. Ca nous semblait fort et drôle de reproduire les bruits de femmes en train d’avoir un orgasme, on était curieuses de la réaction des gens, du sourire au rougissement. D’un autre côté, l’idée était de faire grandir le geste et le son lentement jusqu’à l’absurde et au ridicule, qui est justement le moment où ça provoque le rire. Et en troisième lieu, le son aussi était intéressant […] accompagné d’images photographiques corporelles drôles elles aussi (Jimena Márquez, entretien du 10 mars 2012).

28Cette chaine d’orgasmes simulés repose sur une construction sonore en tuilage et, du point de vue gestuel, sur une série de postures tenues par les murguistas après l’exécution de leur cri créant une série d’« images photographiques » mises en valeur par le balayage lumière. La gradation vers l’absurde jouant sur les limites de sens tout en gardant les apparences de la logique (Strenberg-Greiner 2003 : 219) passe ici véritablement par le sonore, même si celui-ci est mis en geste, comme permet de le saisir une écoute exclusivement audio de cet extrait.

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‎3. « Le cuplé de l’orgasme », par Cero Bola (audio).‎

30Simuler des orgasmes sur la scène du Carnaval de Montevideo est particulièrement provocateur et s’inscrit dans une jouissance cathartique de la transgression, celle d’une libération euphorique et momentanée de l’ordre établi. Ce cuplé se poursuit avec une définition pseudo-scientifique de l’orgasme, « solution proche de l’absurde » (Chouitem 2010 : 4) donnée par l’hypnotiseur-psychanalyste interprété par Jimena Márquez que je n’analyserai pas ici, mais dont le lecteur trouvera les images dans la vidéo accompagnant cet article.

Un comique de filles ?

31Cette partie « féminine » est un passage très apprécié du spectacle. Pourtant, une observation un peu plus précise des spectateurs montre des réactions différentes entre les hommes et les femmes. Lors du cuplé sur les règles, j’ai pu observer que les femmes riaient à gorge déployée dans un rire d’empathie, tandis que les hommes riaient de manière plus circonspecte, étant de fait plus éloignés de la thématique traitée. En effet, si Jimena Márquez me racontait utiliser les mêmes méthodes pour écrire des textes de murga pour hommes ou pour femmes, elle reconnaît dans une interview donnée à la presse que le cuplé des règles fait office d’exception :

Cela aurait d’autres connotations si c’était un chœur d’hommes qui le chantait, ce serait du coup une parodie de genre […]. Mais nous ne cherchons pas particulièrement à chanter des choses que seules les femmes pourraient dire. Ce cuplé pour le coup oui, et ça nous plaît parce que c’est une nouveauté par rapport au répertoire de murga (La Diaria, 10 février 2012).

32On entre ici dans une dimension centrale de l’analyse du comique, celle de l’énonciation et de la relation à son destinataire. En d’autres termes, comment s’agence la relation triangulaire entre émetteur, récepteur et objet de la plaisanterie induite par le comique ? Que ce soit dans le cuplé sur les règles ou dans celui de l’orgasme, les émetteurs sont clairement identifiés : ces sont des femmes. Bien que le spectacle soit destiné à un public mixte, le cuplé sur les règles implique une forme d’exclusion des hommes. Je n’entends pas par là que les hommes ne peuvent pas rire eux aussi. On peut en effet rire d’un sujet qui ne nous concerne pas ou que l’on n’a pas expérimenté dans sa propre chair, tout autant qu’on peut rire d’une cruauté proférée à son égard. Mais devant le cuplé des règles, il n’en reste pas moins qu’il faut être une femme pour saisir exactement de quoi il est question dans ce long clin d’œil féminin, ce qui est relativement inédit au Carnaval :

Maintenant que tu m’en parles, ça doit être la première fois, pour un couple qui a été au tablado toute sa vie, où l’homme rigolait toujours de la blague sur le string ou la queue ou de je ne sais quoi lié au sexe, que la femme est celle qui peut dire « C’est comme ça, je le sais ». Le type reste en dehors et c’est la première fois que ça leur arrive. Ca c’est bien (Jimena Marquez, entretien 10 mars 2012).

33Dans le cuplé de l’orgasme, la plaisanterie est faite par les femmes, mais ce sont les hommes qui sont la cible de ces simulations, qui visent un point sensible de la performance sexuelle masculine.

Pendant l’orgasme, les femmes rient beaucoup, mais elles rient en se cachant et en rougissant, il y a comme un stress aussi. […] Ça dit «très souvent les orgasmes sont des mensonges», moi j’ai écrit ça comme une blague, mais en fait ce n’est pas une blague. En plus c’est bien, parce que les hommes le savent, enfin je pense qu’ils le savent mais ils veulent croire qu’avec eux personne n’a jamais simulé. C’est hyper marrant, qu’ils soient là avec une petite tête en train de se dire «Aïe, est-ce que ça m’est arrivé une fois ?» (Jimena Márquez, entretien 10 mars 2012).

34Les remarques de Jimena pointent la dimension grinçante et un peu cruelle de ce passage. Une journaliste commentant le spectacle se demandait ainsi à juste titre : « Il faut voir comment les hommes rient avec les dix-sept façons de simuler un orgasme. Je vous assure que j’ai été prise d’une grande curiosité de journaliste à savoir pourquoi et de qui ils riaient » (Lia Schenck, La República, 19/02/12).

35Les deux extraits analysés ici ont pour caractéristique de créer un type de relation qui construit une communauté de connivence féminine. Dans le cuplé des règles, les femmes sont les sujets riants compétents, tandis que dans le cuplé sur l’orgasme la communauté de connivence féminine repose sur une cible commune : les hommes. La tension comique repose également sur le fait que ces sujets, généralement plutôt circonscrits aux entre-soi féminins, soient donnés à entendre et à voir sous une forme théâtralisée et emphatique devant les hommes, dont la présence conditionne l’effet comique de dévoilement des tabous.

En avoir ou pas ? Comique de genre et transgression

36Il est intéressant de s’arrêter un instant sur la réception de ce spectacle dans le milieu du Carnaval. L’étude de la presse écrite et radiodiffusée effectuée pendant mon terrain m’a permis de délimiter différents positionnements face à cette murga. D’un côté, il y avait les journalistes qui rappelaient immanquablement qu’un chœur de femmes était une nouveauté à laquelle le public n’était pas habitué, et de l’autre, ceux soutenant que Cero Bola confirmait que la murga n’est pas la propriété d’un genre en présentant un spectacle de grande qualité. D’autres encore insistaient sur le grand intérêt de la dimension proprement féminine de Cero Bola, sans oublier bien sûr ceux qui prônaient la création d’une catégorie de murga de mujeres au Carnaval de Montevideo. Les critiques les plus virulentes se basaient systématiquement sur le « problème » vocal, renvoyant aussi à la différence qui est faite entre le savoir-faire vocal des murgas traditionnelles et celles des jeunes. Problème de hauteur, de texture et de timbre, pour eux la réponse est sans appel : il faut avoir des bolas pour faire une « vraie » murga.

37Du point de vue des caractéristiques du genre musico-théatral, Cero Bola utilise des procédés classiques de l’écriture de murga. Mais si l’on articule la catégorie d’acteurs, le type de thématiques et leur manière de les traiter, on conçoit à quel point leur proposition est transgressive. En effet, lorsque Marita Fornaro énumère les thèmes classiques de la murga, on y trouve le Carnaval et la murga eux-mêmes, la contestation sociale, la satire politique, les événements annuels, le football, la vie quotidienne, la ville et ses quartiers, et enfin les us et coutumes des femmes tournés en dérision (Fornaro 2002). La dimension transgressive du spectacle de Cero Bola réside dans le fait que ses membres ont été les premières jeunes femmes à parler de ces sujets sur la scène du Carnaval et à avoir imaginé un passage dans lequel un petit quelque chose n’est partageable qu’entre femmes, et ce sous le nez des hommes. Si on s’en remet au dicton qui veut qu’avoir des bolas c’est avoir du courage, alors, comme me le soulignait Lali (Laura Ganz), « Cero Bola rompt avec cette idée machiste, ce n’est pas le fait d’avoir des bolas qui définit le courage. Non il ne faut pas forcément avoir des couilles pour sortir au Carnaval, mais du courage oui ! »

38L’analyse des deux extraits du spectacle de Cero Bola nous a permis d’identifier différents procédés. La parodie musicale, le burlesque, la démultiplication de l’identique et le jeu sur l’absurde constituent des techniques utilisées pour créer le comique : un écart perçu par le sujet riant entre la norme implicite et l’anomalie observée (Sternberg-Greiner 2002). Cette étude montre également comment, dans la murga, les dimensions textuelles, gestuelles et sonores élargissent la possibilité d’une relation ludique au sens, à travers jeux de mots, de gestes et de sons.

39Pour Véronique Sternberg-Greiner l’une des caractéristiques du comique est son innocuité, le fait qu’il soit « sans conséquence grave pour l’objet (la victime) du rire. » (2002 : 17). Certes la cible d’une plaisanterie, même touchée en plein cœur, n’y joue pas sa peau. Le comique ouvre un espace relationnel des possibles qui relève d’une forme à la fois relativement inoffensive et extrêmement puissante du réaménagement des valeurs, des stéréotypes et de la place assignée à chacun. Dans le cas de Cero Bola, le fait qu’une catégorie d’acteurs, marginale dans le champ social de la murga, s’empare de l’espace du Carnaval, pour y faire des plaisanteries de femmes chantées au nez des hommes, relève d’une transgression et d’une provocation à l’ordre établi dans le milieu carnavalesque uruguayen. En tant que mode relationnel singulier permettant temporairement un réagencement des hiérarchies, le comique s’inscrit dans le champ de la contestation sociale et politique.

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Bibliographie

ALFARO Milita, 1991, Carnaval. Una historia de Montevideo desde el punto de vista de la fiesta. Primera Parte. Montevideo : Trilce.

ALFARO Milita, 1998, Carnaval. Impulso y freno del disciplinamiento. Segunda parte. Montevideo : Trilce.

ALFARO Milita & Marcelo FERNANDEZ, 2009, Carnaval a dos voces. El fenómeno de la Catalina y otras polémicas. Montevideo : MEDIO&MEDIO.

BAKHTINE Mikhaïl, 1982 [1965], L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance. Paris : Gallimard.

BERGSON Henri, 1993 [1900], Le Rire. Essai sur la signification du comique. Paris : PUF, « Quadrige ».

BIERMANN Clara, 2011, « Jeux de couleurs dans le candombe afro-uruguayen », in Volume ! 8-1. Bordeaux : Editions Mélanie Seteun : 131-147.

CARO BAROJA Julio, 2006 [1967], El Carnaval. Análisis histórico-cultural. Madrid : Alianza.

CHOUITEM Dorothée , 2010, « Carnaval uruguayen et dictature. Transformation d’un espace d’expression populaire en réponse à la répression ? ». Amerika : La culture populaire et ses représentations esthétiques en Amérique Latine [En ligne : <http://amerika.revues.org>, mis en ligne le 24 février 2010, consulté le 08 août 2012].

FORNARO Marita , 2002, « Los cantos inmigrantes se mezclaron… La murga uruguaya : encuentro de orígenes y lenguajes ». TRANS – Revista transcultural de música [En ligne : <www.sibetrans.com>, consulté le 18 janvier 2012].

LAMOLLE Guillermo y Edú LOMBARDO , 1998, Sin disfraz. La murga vista por dentro. Montevideo : Ediciones del TUMP.

SCOTT James C. , 2009, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Paris : Editions Amsterdam.

STERNBERG-GREINER Véronique , 2003, Le comique. Paris : GF Flammarion.

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Notes

1 « C’est un mensonge [de dire] que si la murga change, le Carnaval meurt. »

2 Les parodistas sont des groupes masculins de théâtre parodique, les humoristas des groupes de théâtre humoristique et les revistas des groupes mixtes présentant des spectacles de revues. Les Sociedades de Negros y Lubolos proposent des spectacles chantés centrés sur des thématiques afro-uruguayennes, accompagnés par les tambours du candombe, le genre musical afro-uruguayen. Le terme lubolo désignait les Blancs qui se peignaient le visage en noir.

3 L’équipe de Cero Bola au sens large comprend des hommes : directeur de la troupe, ingénieur du son, éclairagiste, accessoiriste, etc.

4 Gaditan-o/-a est le terme utilisé pour « originaire de Cadix ».

5 Une chirigota (littéralement « plaisanterie ») est un groupe choral humoristique composé d’un chœur d’une douzaine de personnes réparti en quatre ou cinq voix, accompagné par un bombo (grosse caisse), une caja (caisse claire), des pitos (sorte de sifflets) et parfois une ou deux guitares. Les comparsas sont des formations identiques aux chirigotas mais se différencient par un registre plus lyrique et poétique. Les coros (« chœurs ») sont composés de 12 à 35 choristes divisés en trois voix et accompagnés d’un ensemble d’instruments à cordes pincées : guitares, laúds et bandurrias, qui font partie de la famille des luths espagnols joués à l’aide d’un plectre.

6 Néanmoins selon les recherches effectuées par Dorothée Chouitem dans le cadre d’un doctorat intitulé « La murga au sein du Carnaval uruguayen. Contributions à une lecture des années 1969-1989 », soutenue le 25 mars 2011 à l’Université Charles de Gaulle Lille 3, il existerait au moins un précédent de murga au chœur féminin qui se serait présentée au concours du Carnaval en 1979.

7 Le terme quinceañera est le nom donné à l’anniversaire des quinze ans pour les jeunes filles, très important en Amérique Latine.

8 Alquimia, Edú Pitufo « Lombardo », murga Contrafarsa, Carnaval 2000.

9 La marcha camión porterait ce nom car c’était le rythme que l’on pouvait entendre sortir des camions qui transportaient les groupes de murgas de tablados en tablados. D’autres ryhtmes du répertoire de la batterie de murga comme le candombeado, plena, conga ou encore funky, sont des transpositions pour grosse caisse, caisse claire et cymbales de rythmiques d’autres genres musicaux du continent comme le candombe afro-uruguayen, la plena portoricaine, la conga cubaine ou encore le funk étasunien.

10 La cuica est un membranophone à friction utilisé notamment au Brésil dans les batteries des écoles de samba.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. (De gauche à droite) Jimena Márquez : librettiste et choriste, Belén Cardozo : choriste, Karina Abate : platillos, Ximena Bouso : bombo, Laura « Lali » Ganz : redoblante.
Crédits Clara Biermann, 28 janvier 2012.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2034/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 288k
Titre Fig. 2. Cero Bola, second passage au Teatro de Verano, 9 février 2012.
Crédits Photo Jorge Cabrera, 9 février 2012.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2034/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 272k
Titre Fig. 3. Préparatifs avant le Teatro de Verano : Karina Abate (cymbales), Virginia Cabrera (choriste) et Ximena Bouso (grosse caisse).
Crédits Photo Clara Biermann, 16 février 2012.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/2034/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 313k
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Pour citer cet article

Référence papier

Clara Biermann, « Faut-il avoir des bolas pour faire une « vraie » murga ? Comique de genre et transgression dans le Carnaval de Montevideo (Uruguay) »Cahiers d’ethnomusicologie, 26 | 2013, 111-128.

Référence électronique

Clara Biermann, « Faut-il avoir des bolas pour faire une « vraie » murga ? Comique de genre et transgression dans le Carnaval de Montevideo (Uruguay) »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 26 | 2013, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/2034

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Auteur

Clara Biermann

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