1D’entrée, il me faut préciser que je renonce à utiliser la transcription dite kunrei shiki des noms et des termes spécialisés japonais adoptée par Tokumaru, sauf pour les citations. Je comprends difficilement pourquoi il faudrait encore recourir à cette transcription de lecture pénible, qui écrit syamisen plutôt que shamisen, syakuhati plutôt que shakuhachi et qui transforme la célèbre montagne Fuji en Huzi ! Il est vrai que le kunrei shiki offre une meilleure représentation du système japonais du kana, mais la japanologie internationale recourt depuis longtemps à la transcription plus intelligible de Hepburn. Sur Internet, le terme « syamisen » n’obtient que 117 mentions, comparées à 3127 pour « shamisen » qui l’emporte donc par 27 à 1 !
2L’ouvrage dont il est ici question est la thèse soutenue par Tokumaru en 1981 à l’Université Laval, au Canada. Le texte n’a pas été modifié, à l‘exception de certains ajouts figurant à la fin des divers chapitres. La bibliographie a en revanche été complétée. Mais malheureusement, seule une partie des exemples musicaux a été redessinée. Le fait que le texte n’ait pas été mis à jour donne lieu à des imprécisions. Ainsi lit-on dans l’introduction (p. 1) que la télévision japonaise montre depuis vingt ans des programmes d’enseignement du violon et du piano mais que « ce n’est qu’à partir de l’année dernière qu’on a commencé une série de syamisen ». Le lecteur d’un ouvrage paru en 2000 va en déduire sans doute que « l’année dernière » signifie 1999. Or, un tel programme existe depuis 1980, un an avant l’achèvement de la thèse de Tokumaru.
3Le titre de l’ouvrage, L’aspect mélodique de la musique de syamisen, indique que l’auteur ne traite pas de la musique de shamisen en général, mais seulement de son aspect mélodique. Bien qu’il soit injuste de critiquer un auteur pour n’avoir pas écrit l’ouvrage que l’on aurait souhaité, il est regrettable qu’un spécialiste tel que Tokumaru se soit limité à un aspect partiel de la musique de shamisen, d’autant plus qu’une étude spécialisée des multiples genres de cette musique fait encore défaut dans une langue occidentale. Il est vrai que le premier chapitre, intitulé « Précis d’histoire de la musique de syamisen » (pp. 5-14), offre un aperçu utile – mais trop bref – des genres et de leur généalogie. Mais Tokumaru ne s’attarde guère sur ce qui différencie ces genres du point de vue musical.
4Ce serait pourtant nécessaire pour deux raisons. D’une part, étant donné que Tokumaru n’établit aucune distinction, dans le reste de son étude, entre les divers genres de la musique de shamisen, il lui resterait à démontrer pourquoi les nombreux genres énumérés aux pages 8 et 9, nés entre 1650 et 1850, font apparaître un degré d’uniformité mélodique tel que l’on puisse les considérer comme une unité. N’y a-t-il pas eu d’évolution sur deux siècles ? D’autre part, celui qui ignore la signification de la notion de « musique de shamisen » pourrait penser, de prime abord, qu’il s’agit de musique instrumentale, ce qui serait faux. Dans la musique savante, le shamisen sert à accompagner le chant. (Le seul genre de shamisen qui soit purement instrumental, soit le tsugaru shamisen de type populaire, n’est même pas mentionné chez Tokumaru). On peut donc se demander si la dite « musique de shamisen » a vraiment existé ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une « musique vocale accompagnée sur le shamisen ». Dans certains genres tels que jiuta, l’évolution du chant et celle de l’instrument convergent largement ; par ailleurs, de nombreux interludes appelés tegoto sont, en effet, purement instrumentaux. Mais est-ce valable pour tous les genres, y compris le gidayû ou nagauta ? Vu le lien étroit qui existe entre le shamisen et le chant dans tous les genres de la musique savante, Tokumaru devrait pouvoir démontrer pourquoi il est admissible d’aborder ces genres essentiellement vocaux en fonction de critères instrumentaux.
5Le discours au sujet de l’aspect mélodique de la musique de shamisen tout comme d’autres éléments de la musique japonaise (à l’exception du chant bouddhique shômyô et de la musique de cour gagaku) se complique en raison de toute absence de théorie musicale, c’est-à-dire de directives léguées par la tradition et provenant des musiciens eux-mêmes quant aux règles régissant la production correcte de la musique. Voilà qui peut surprendre, compte tenu de la complexité de cette musique. Il faut savoir toutefois que les compositeurs ont créé cette musique entièrement « d’oreille », sans disposer de règles formelles dérivées de musiques antérieures. Dans cette matière, le musicologue s’intéressant aux aspects formels est donc livré à lui-même, n’étant pas en mesure de se référer à un système de règles légué par la tradition. Quant aux musiciens, ils ne sont pas non plus d’un grand secours. La composition musicale de style ancien n’est plus pratiquée de nos jours ; et les musiciens japonais actuels n’ont pas de penchant analytique. Leur intérêt envers la musique est d’ordre pratique. « Comprendre » la musique signifie savoir la jouer. Peu de musiciens sont amenés à se demander comment, justement, la musique est composée. La plupart d’entre eux se spécialisant dans les problèmes d’interprétation, il n’est guère utile de leur poser des questions dont la réponse exige une approche analytique.
6Il s’ensuit que le musicologue préoccupé par une « musique d’art dépourvue de théorie » se trouve dans une position qui n’est pas dénuée d’intérêt. Il n’est pas obligé de se confronter à une théorie musicale indigène puisque celle-ci est inexistante. Il doit plutôt inventer sa propre méthode pour analyser la musique. Et la pertinence de cette méthode dépendra de deux conditions : il faut qu’elle parvienne à expliquer la musique de manière relativement peu contradictoire et qu’elle contribue significativement à sa compréhension.
7Pour ce qui est de ses interrogations, il y a deux références importantes, à savoir le Zokugagku senritsu kô d’Uehara Rokushirô (Uehara 1895/1927) et le Nihon dentô ongaku no kenkyû de Koizumi Fumio (Koizumi 1960). Tokumaru ne se laisse guider que par la seconde. A ma connaissance, l’ouvrage d’Uehara sur « Les échelles de la musique populaire (japonaise) » fut la première publication de type musicologique au Japon. Il répartit les échelles japonaises selon le système yin-yang (in-yô en japonais) et postula pour les « chants de la capitale », ou miyako bushi,une échelle d’importance capitale, soit l’insenpô (échelle yin), qui marqua la musique de shamisen dès les années 1780.
8La gamme comprend deux tétracordes séparés par une seconde majeure, où le tétracorde supérieur prend une forme ascendante et descendante. En réalité, cet agencement du matériau sonore et de ses propriétés suffit pour expliquer tout l’aspect mélodique de la musique de shamisen : l’inversion du tétracorde supérieur fait que le tétracorde inférieur de l’insenpô est transposé à l’intervalle supérieur d’une quinte, tandis que le tétracorde inférieur de la gamme de départ peut se situer à l’intervalle inférieur d’une quinte par rapport au tétracorde descendant de l’insepô. Cette caractéristique de l’insenpô permet une modulation simple par intervalles de quinte, qui survient fréquemment dans la musique de shamisen.
9Dans la musique qui nous intéresse, la modulation par quintes (et, plus rarement, par deux quintes) est très fréquente, à tel point que l’on peut y voir l’un de ses éléments constitutifs. Il faut relever cependant que les concepts de « gamme » et de « modulation » ne se sont jamais vraiment imposés en musicologie japonaise. Dans l’ouvrage précité intitulé « Etude de la musique traditionnelle japonaise », Koizumi (voir 1960 et aussi 1977) n‘accorde de valeur analytique qu’au seul tétracorde. Quant à Tokumaru, il affine cette méthode en introduisant ce qu’il appelle les « unités latentes » (p. 47), puis en éliminant purement et simplement l’octave comme élément constitutif de la musique, et ce, dans le chapitre sur « La négation de l’échelle d’octave et la juxtaposition des unités latentes » (p. 49 sqq.).
10C’est tout de même jeter l’enfant avec l’eau du bain ! Je ne dis pas que la méthode Koizumi/Tokumaru donne des résultats erronés ; mais elle est laborieuse et difficile à comprendre (sans parler du fait que seuls les musicologues japonais la pratiquent). Il se peut qu’elle permette d’éclairer certains genres de la musique de shamisen. Or, comme l’analyse de Tokumaru porte toujours sur toute lamusique de shamisen et que ses exemples proviennent de nombreux genres différents, je dirais que sa démarche est insuffisante pour un genre de cette musique au moins, soit le jiuta, que je connais bien en tant que joueur de shakuhachi. Si la démarche en question produit, grâce à la micro-analyse, des résultats qu’une analyse basée sur la gamme et les modulations est inapte à fournir, elle ne contribue pas pour autant de manière significative à la compréhension de l’essentiel de cette musique dont l’un des éléments fondamentaux, à mon sens, est l’approche libre des gammes et de leur modulation. Voilà un aspect que la seule analyse du tétracorde ne permet pas de faire ressortir. La facilité et la légèreté avec lesquelles les grands compositeurs de jiuta dans le Kyoto du début du XIXe siècle (Yaezaki Kengyô, mort en 1848, Kikuoka Kengyô, mort en 1847, et Ishikawa Kôtô) ont su mettre en valeur le potentiel modulatoire de l’insenpô sont uniques. Il s’agit de musiciens qui ont élargi la musique modale japonaise jusqu’à rejoindre de peu le principe harmonique. A ma connaissance, cet aspect n’a pas encore été mis en évidence en musicologie japonaise.
11Dans le chapitre intitulé « La notion de patron », Tokumaru arrête deux méthodes différentes de composition de la musique de shamisen (p. 61) : les pièces entièrement composées, notamment celles du genre jiuta, et la musique constituée de patrons, dont la forme de base est le genre gidayû bushi. C’est enfin dans le chapitre sur les « Fonctions de la citation dans la musique de syamisen » que Tokumaru aborde le phénomène répandu de la citation dans la littérature et la musique japonaises, spécialement le théâtre Nô. Ce chapitre contient des renseignements utiles sur les divers types de citations que Tokumaru s’efforce de classer. La fréquence de citations transcendant les écoles, c’est-à-dire provenant de pièces appartenant à diverses traditions du jeu du shamisen, amène Tokumaru (cf. son chapitre final, p. 125 sqq.) à relativiser considérablement l’importance de la ryûha japonaise dans la transmission de la musique de shamisen : « […] elle ne convient certainement pas aux musiciens de syamisen » (p. 126). C’est peut-être juste, mais il ne faut pas l’étendre de manière non critique à l’ensemble de la culture japonaise, comme c’est le cas dans la préface : « Selon une théorie locale largement répandue, la culture japonaise se serait diffusée et transmise au sein de groupes sociaux isolés les uns des autres. Le fait que dans la musique de syamisen les mêmes citations musicales apparaissent dans différents groupes conduit l’auteur à conclure qu’il n’en est rien » (p. vii).
12L’ouvrage contient une abondance d’informations qui n’ont d’utilité que pour celui qui s’est déjà familiarisé avec les genres de la musique de shamisen. Un aspect problématique de l’ouvrage réside dans le fait que son auteur traite de manière approfondie des détails de la musique de shamisen sans permettre au lecteur d’évaluer la pertinence des exemples puisés dans tous les genres concernés. Ces exemples sont-ils pertinents dans le seul contexte du genre considéré ou valent-ils aussi pour d’autres genres ? Si oui, lesquels ? Il aurait été préférable que Tokumaru se limite à un ou deux genres, ce qui nous aurait permis de nous faire une idée plus claire de son propos.