- 1 Sur les différents aspects de l’activité de cette caste de musiciens itinérants, spécialistes des d (...)
- 2 Comme dans la plupart des cultes hindous, les divinités principales auxquelles est dédié le rituel (...)
- 3 Offrandes consacrées distribuées ensuite aux dévots.
1Dernier jour. Le rituel du « tremblement des serpents » (pāṃpin tuḷḷal) touche à sa fin après trois nuits d’hommages et d’offrandes. Prabhakaran, chef de la famille commanditaire du rite, se réjouit d’entamer cette dernière étape à l’issue de laquelle les maux (dōṣam) et les infortunes de sa famille seront traités. Chaque année, il met ses « affaires » entre les mains de spécialistes, une famille de caste Puḷḷuvan1, qu’il fait venir jusqu’à chez lui pour qu’elle y officie et conduise les rites appropriés en l’honneur des divinités serpents (nāga) de son domaine familial (taṟavāṭu’). L’enjeu thérapeutique est de taille : sa belle-fille Mina fait face à des problèmes de stérilité, l’enfant tant attendu depuis le mariage de son fils, il y a déjà trois ans, tarde toujours à venir. Mina est d’ores et déjà prise en charge dans différents réseaux de soins, tant par la médecine « anglaise », à l’hôpital, que par la médecine locale ayurvédique. Mais c’est principalement les consultations faites chez l’astrologue de la famille qui ont révélé dans les diagrammes zodiacaux de la patiente et de ses proches des maux imputables aux divinités serpents du domaine, les principales dispensatrices de la fécondité et de la prospérité familiales. Malgré ce contexte d’infortune dont le rituel cherchera à « tourner les maux » (dōṣam uḻiyuka), cette dernière nuit, par contraste avec les précédentes, s’annonce plutôt gaie et détendue. Elle sera en effet dédiée spécifiquement au Nāgabhūta, connu comme le « gardien du trésor des serpents », autrement dit une divinité de statut mineur (et inférieur) aux nāga auxquels hommage, offrandes et divination ont été rendus jusqu’ici. En guise de partie finale à cette série d’actions, l’invocation au Nāgabhūta s’impose à présent2. Du côté des Puḷḷuvan, cette dernière soirée rime également avec plaisir : un ou plusieurs coqs seront sacrifiés en l’honneur du Nāgabhūta et cuisinés par les femmes de la maison pour toute l’assemblée. Pour ces officiants non végétariens, consommer de la viande en guise de prasādam3, est aussi un moment vécu comme très festif, probablement aussi pour son caractère plus évènementiel. Les divinités principales, elles, sont végétariennes, et l’ensemble des offrandes qui ont été effectuées jusqu’alors en ont suivi strictement les préceptes.
- 4 Les actions sacrificielles ne sont cependant pas réservées au seul Nāgabhūta, elles s’adressent aus (...)
2Le plaisir de la soirée résidera également dans un changement de registre : apparaîtront ce soir une ribambelle de bhūta, de jeunes hommes de la maison qui se sont grimés et costumés pour l’occasion. Ils défileront sur l’aire rituelle, tels des acteurs entrant en scène, c’est-à-dire de manière clairement distincte de la façon dont se sont manifestées les divinités serpents. La mise en présence des nāga s’effectue en effet à travers le corps de jeunes femmes de la maison (généralement deux jeunes filles non mariées, les kanyākanmār « les vierges ») avec lesquelles les officiants puḷḷuvan ont la possibilité d’interagir dans le cadre de courtes séances de possession, suivies de divination. Cette dernière nuit de rituel présente donc un fort contraste avec les précédentes : elle fait basculer l’action rituelle d’un culte aux divinités principales à celui de divinités secondaires, d’un régime d’offrandes végétariennes (pūja) à celui d’offrandes sacrificielles (bali)4 et enfin d’un mode de mise en relation humains-divinités centrée sur la possession à un autre basé explicitement sur le jeu théâtral. À cette série de transformations s’ajoute une ambiance joyeuse qui donne un ton beaucoup plus léger aux actions menées. Elle colore différemment, on l’a dit, le vécu de cette dernière nuit, tant pour les commanditaires (la famille de Prabhakaran entourée du voisinage proche) que pour les officiants puḷḷuvan. C’est dans ce contexte très précisément balisé que l’humour est fortement mis à contribution, voire cultivé pour lui-même. Il concerne l’atmosphère elle-même, légère et détendue, les rapports de connivence entre officiants et commanditaires, enfin (et surtout) la mise en présence spécifique des bhūta, ces entités qui se donneront en spectacle au cours du rituel. Comment l’humour est-il mis en œuvre dans ce contexte de manifestation divine et quelles en sont les composantes et recettes ? Telle est la question à laquelle le présent article entend répondre. En outre, contribuant au présent volume centré sur l’analyse de l’humour au prisme de la musique, il montrera en particulier comment, dans le registre rituel, la modalité sonore entre en action. D’une part, elle renforce sur un mode non verbal (bruitage, cri) un dispositif fortement centré sur le comique du jeu corporel et langagier ; d’autre part, elle agit à l’inverse pour maîtriser les entités divines mises en scène.
Fig. 1. Début du tracé du Nāgabhūta kaḷam, par Puḷḷuvan Sudarman et sa famille.
Photo : Christine Guillebaud, 2000
Fig. 2. Offrandes sacrificielles placées dans un van près du kaḷam (recouvert pour l’occasion d’un drap pour préserver les prescriptions de pureté rituelle).
Photo : Christine Guillebaud, 2000
Fig. 3. Un Nāgabhūta kaḷam, par Puḷḷuvan Sudarman et sa famille.
Photo : Christine Guillebaud, 2001.
Fig. 4. Esquisse d’un Nāgabhūta kaḷam, par Puḷḷuvan K.K. Sundaran.
Image : Christine Guillebaud, 2004.
- 5 Pour l’analyse de cette forme d’intentionnalité qui est aussi courante dans le contexte scénique de (...)
- 6 Le kaḷam n’est cependant pas spécifique au Nāgabhūta, il peut représenter aussi d’autres divinités (...)
317 heures. Derrière la maison de Prabhakaran, Puḷḷuvan Sudarman, officiant principal, s’entretient avec quelques jeunes gens de la maison. Ils sont tous âgés de 15 à 20 ans et préparent dans une ambiance bon enfant leurs costumes, maquillages et accessoires. Sudarman les assiste en particulier dans la confection de masques qu’il dessine et découpe dans de la fine écorce d’aréquier. Il y trace ensuite des traits minimaux : yeux, narines, moustache et bouche. Il prête aussi main forte à l’assemblage des costumes de feuilles séchées, spécifiques aux bhūta chori, et qui seront revêtus par trois jeunes hommes. La sortie des bhūta se tient en effet dans seulement quelques heures, quand les jeunes gens présenteront à l’assistance une sorte de parade dans laquelle ils se manifesteront « comme si »5 ils étaient des bhūta, c’est-à-dire par le jeu théâtral et par la danse. Saynètes comiques et chorégraphies spontanées s’organisent en quelques répliques et consignes communes, également ajustées sous le contrôle bienveillant de Sudarman. Lorsque ce dernier a terminé de guider les adolescents loin du regard de l’assistance, il retourne vers l’aire rituelle située face la maison et visible de tous. Le moment est venu pour lui de tracer l’image du Nāgabhūta, un dessin de sol kaḷam, littéralement une « aire », tracé sur plusieurs mètres carrés au moyen de poudres de couleur6. Etape importante du rituel, il en constituera l’épicentre autour duquel seront effectués différents hommages et offrandes en l’honneur des entités invoquées.
- 7 Pour une description complète des actions menées la dernière nuit du rituel, point culminant du pro (...)
4Durant le tracé, qui se déroule sur plusieurs heures, l’assemblée se limite au début à une poignée de participants. Les premières offrandes, elles, seront effectuées seulement quelques heures après la tombée de la nuit. Ce n’est qu’à partir de ce moment que le public, composé des membres de la famille étendue (taṟavāṭu’) et de quelques voisins, vient s’installer au fur et à mesure que le canevas rituel se dessine, et dans l’enchaînement prédéterminé des actions menées autour du dessin7. Le climax de la soirée, moment le plus attendu, se laisse précisément saisir au vu du nombre de personnes présentes : les derniers participants s’installent effectivement peu avant l’arrivée annoncée des bhūta. À quoi tient la popularité de ces êtres apparemment frustres et si négligemment accoutrés ? Leurs blagues incongrues, leurs costumes grotesques, leurs pitreries ? Bien que les jeunes gens qui les incarnent soient tous connus de l’assemblée (ils vivent sur les lieux ou sont membres de la famille), les personnages présentés font transparaître un aspect ambigu, qui touche à leur identité même et au sentiment qu’ils font naître parmi l’assistance. L’ officiant principal du rituel, Puḷḷuvan Sudarman, exprime aussi cette ambivalence lorsqu’il annonce leur arrivée imminente sur l’aire rituelle : « Faites attention à vous, ils sont venus prendre vos vies ! » crie-t-il d’une voix forte à l’assemblée. L’ironie du propos consiste bien à indiquer sous un ton apparemment enjoué le sort final qui nous sera fait à tous, un jour ou l’autre. Les bhūta sont donc tout autant une menace pour les humains, du fait même de la nature de leur mission (ils disent eux-mêmes venir du « pays des morts », Yamalōka, demeure du dieu Yama), que des personnages de saynètes comiques, mises en scène par des jeunes gens et dont la visée est de provoquer le rire, annoncé et attendu comme tel.
Fig. 5. Série de bhūta lors de rituels domestiques aux divinités serpents.
Photos : Christine Guillebaud, 1999-2000.
5Les bhūta apparaissent toujours dans un accoutrement grotesque qui les qualifie avant même qu’ils aient ouverts la bouche. Certains, comme les chori, sont parés de feuilles qui leur recouvrent l’ensemble du corps ; d’autres se sont travestis, ils portent des robes ou des maillots de corps et arborent chapeaux et bandeaux noués sur la tête. L’aspect clownesque des bhūta est explicitement cultivé par les jeunes gens : les chemises sont portées à l’envers, les pagnes noués jusqu’au cou, les pantalons retroussés jusqu’aux genoux, etc., ce qui ne laisse aucun doute sur le caractère décalé de la séquence. D’un seul coup d’œil en effet, leurs tenues s’avèrent clairement inadaptées au contexte rituel qui s’est déroulé jusqu’ici et qui impose aux principaux protagonistes (commanditaires et officiants) le port d’un simple pagne dhōtti noué autour de la taille, et le torse laissé à nu. Au loin, depuis la hutte provisoire qu’ils se sont confectionnée dans le jardin de la propriété familiale, nous arrivent aussi clairement leurs cris stridents et leurs hurlements tapageurs. L’exagération est telle qu’ils nous font déjà sourire et elle renforce le ton comique et la surenchère théâtrale qui seront au cœur de leur présentation.
6L’ ambiguïté des bhūta s’appuie ici pleinement sur l’intention humoristique posée en amont du rituel, celle-ci se doit d’être déchiffrable en tant que telle. On remarquera à ce sujet que l’une des caractéristiques générales de l’humour « réussi » est bien souvent le fait de ne pas être trop prévisible (« c’est trop téléphoné ! » dit-on souvent lorsqu’une scène ou un sketch nous paraît raté). L’efficacité d’une blague ou d’une situation comique dépend souvent du fait qu’elle vient surprendre son destinataire et l’emmène sur des terrains que ce dernier n’avait pas forcément préfigurés ou imaginés. Avec les bhūta, et de manière décalée par rapport à ce principe général d’efficacité comique, le rituel invite l’assemblée à s’installer sur une voie attendue, ironiquement annoncée comme « dangereuse » et donc humoristique, comme on le verra. L’enjeu de la séquence n’est donc pas tant d’être « réussie » du point de vue de ses effets comiques, du moins ce n’est pas en soi un critère fondamental pour qualifier la relation qui unit les bhūta à leur public, car d’une certaine manière, ce dernier est déjà conquis. Le plaisir qui naît de la séquence rituelle réside principalement dans le fait qu’il met en adéquation l’intention des jeunes hommes à faire rire et celle des destinataires à recevoir leurs saynètes sur ce mode de relation. Autrement dit, leurs intentions comiques découlent directement de l’« attente » de leurs destinataires (Freud 1930 : 277-280) et de leur disposition bienveillante au rire dans cette partie finale du rituel.
7Intéressons-nous à présent aux ressorts de cet humour rituel. Voici un exemple de parade des bhūta qui s’est tenue lors d’un autre rituel domestique, à Punnayur Kulam, petit village du District de Palakkad.
8
9Dans l’espace rituel, l’entrée en scène des bhūta suit une véritable dramaturgie qui allie jeu corporel, scansion sonore, parade quasi dansée et saynètes humoristiques. Le public aperçoit d’abord les bhūta chori, êtres masqués, couverts de feuilles de la tête aux pieds et qui se déplacent au moyen de petits sauts à peine contrôlés. Moins dissipée, mais tout aussi grotesque, la femme enceinte Mūtacci « celle qui désire » leur succède dans la file. En fait, on y reconnaît sans peine un jeune homme, travesti et masqué pour l’occasion, qui se déplace, les mains enserrant son énorme ventre, et s’imposant une démarche marquée par de larges mouvements latéraux. Suit ensuite Kālan « Le Noir », une figure du Trépas, être dangereux vêtu d’un masque (celui-ci peut en outre comporter des cornes) et qui se déplace à demi courbé, entrechoquant des bâtons tout en tirant la langue. Dans d’autres variantes, il peut être précédé d’un scribe, du nom de Citraguptan, toujours muni de son stylet et de son registre, sur lequel il fait mine d’établir scrupuleusement la liste des futurs trépassés au sein de l’assistance. Se présente enfin la figure de la « grand-mère » Mūtacci, jouée elle aussi par un adolescent, choisi volontairement pour sa petite taille et son physique gringalet, rentrant tout naturellement en décalage avec l’attitude corporelle habituelle d’une vieille dame – aspect que le jeune homme renforce en combinant, non sans aisance, démarche enfantine et poses séniles, sauts à cloche-pied et pas traînants.
- 8 Ce cycle n’est cependant pas spécifique à la séquence décrite. Il accompagne aussi certaines pūja d (...)
10L’arrivée des bhūta se fait d’une part au son de l’orchestre puḷḷuvan, composé de pots musicaux (kuṭam, des monocordes à tension variables) joués par les hommes accompagnés de petites cymbales (tāḷam ou jalra) jouées par les femmes. Ces instruments rythment la « marche » des personnages, nom du cycle rythmique joué à cette occasion pour soutenir leurs parcours circulaires autour du dessin de sol kaḷam8.
- 9 La portée à trois lignes indique les trois plans mélodiques du jeu du puḷḷuvan kuṭam et non des hau (...)
Fig. 6. « Cycle de la marche, cyclé marché » (nāṭattu tāḷam)9
11Cette structure rythmique est d’autre part soutenue de syllabes rythmiques « he taka ! » proférées de manière régulière par les mêmes instrumentistes. Particulièrement saillantes dans l’espace sonore au point de « percer » le jeu instrumental, elles renforcent les temps forts du cycle et imposent une logique, un ordonnancement aux déplacements des bhūta. Bien que ces derniers semblent au premier abord désordonnés, ce cadre leur permet d’évoluer sur un rythme commun. Chaque entité se meut en effet selon le caractère propre du bhūta qu’il exhibe (déambulations latérales, cloche-pied, sauts, jeux du bassin, etc.). Mais, soutenus par le jeu de l’orchestre puḷḷuvan, les bhūta se voient aussi contraints d’évoluer en parade, dans un élan partagé et défini sur la base du cycle rythmique d’une « marche ». À ce titre, il est possible de considérer le cycle nāṭattu comme un « médiateur du temps commun », pour reprendre l’expression utilisée dans un tout autre contexte par Sauvanet à propos du batteur du jazz (Sauvanet 2011 : 209). La comparaison bien sûr ne concerne pas le caractère improvisationnel de la séquence rituelle (l’orchestre puḷḷuvan se base plutôt sur un principe d’ostinato varié) mais rend saillant le fait que l’orchestre fournit un référent cyclique partagé et agrémenté de différentes variations, ce qui assure au groupe une certaine cohésion. La mise en présence des bhūta au sein de l’assemblée consiste en une succession de personnages dissipés et tapageurs qui, grâce au soutien et à la conduite de l’orchestre puḷḷuvan, tendent davantage à se coordonner, à se constituer en un collectif autonome. Ce groupe, à travers ses dynamiques corporelles propres et ses proférations vocales (cris, hurlements, rires sarcastiques, etc.), ressemble d’ailleurs davantage à une horde, à peine canalisée, qu’à une suite organisée de figures ou de personnages. Les catégories d’êtres mises en scène (personnages feuillus chori, oiseaux korri, etc.) et les figures qu’il représentent (la grand-mère Mūtacci, le Trépas Kālan, son scribe Citraguptan, etc.) sont d’ailleurs souvent décrites dans d’autres cultes de la région comme formant une véritable « troupe » ou « armée » entourant la divinité (voir notamment Tarabout 1986 à propos des bhūta entourant la déesse Bhadrakāḷi). La dramaturgie sonore et chorégraphique vient donc ici canaliser des forces obscures en leur imposant une certaine coordination : un parcours au sol, circulaire et effectué en file, et également un rythme commun.
Fig. 7. Le bhūta Kālan « Le Noir » manifestant le Trépas.
Images : Christine Guillebaud, 2000-2001
12Tout au long de la séquence, l’orchestre ponctuera ce parcours d’accélérations successives, intercalées d’arrêts pour laisser place aux saynètes parlées, puis à un ou plusieurs interludes « dansés », pour revenir ensuite au cycle de base. Cette succession de périodes ou de moments différents est précisément imposée par l’orchestre puḷḷuvan, qui semble délibérément favoriser une certaine variété au sein de la séquence rituelle. Ou, pour utiliser un langage plus théâtral, central ici, faire se succéder différents tableaux permet à chaque fois de remettre en jeu le rire, de manière différente, comme si les rôles devaient à tout moment être redistribués parmi les bhūta et dans la manière qu’ils ont de s’exprimer, par la voix, le costume, la parole ou la danse. Cette nécessaire rythmique propice au rire est par ailleurs soulignée par certains auteurs comme une caractéristique générale de l’humour, tel qu’il se rencontre dans l’art :
L’artiste doit se plier aux conditions de naissance du rire, à ses éclats comme à ses éclipses. Première difficulté, un rythme s’impose à l’œuvre comique, tributaire du temps de latence qui doit séparer deux tempêtes de rire (Chaulet-Achour et Sylvos 1997 : 5)
13Il s’avère intéressant de souligner ici qu’une telle dynamique, sur laquelle s’appuie l’humour en général, s’avère d’autant plus fondamentale lorsque l’humour musical est concerné. Je me réfère en particulier à la manière dont certains musiciens-humoristes explicitent leur façon d’utiliser la musique pour faire rire. À titre d’exemple, on citera ici les propos du célèbre « Quatuor », groupe de quatre musiciens humoristes français, interrogés sur la manière dont ils construisent leurs spectacles :
Si l’idée de collage permet l’insertion de nombreuses farces sonores et/ou visuelles (je pense, par exemple, à une brusque bifurcation d’une pièce romantique vers un rythme déchaîné de rock’n’roll), de telles pratiques ont leurs limites. Leur effet ne dure qu’un temps […] Si la musique s’installe trop longtemps, cela ne fonctionne plus. Il faut enivrer le spectateur afin qu’il accepte de nous suivre et puisse adhérer à notre histoire. Chaque spectacle doit être un peu comme un tourbillon, mêler la musique, le mime, la danse (propos recueillis par Loriot et Tual 2010 : 173).
14Les membres du Quatuor voient en effet la musique comme un simple ingrédient de l’humour qui s’appuie d’abord sur une trame narrative et théâtrale plus construite. Cette narration permettrait, semble-t-il, une adhésion plus évidente (et donc plus forte) de la part du public, si on la compare à la temporalité sur laquelle se fonde la musique, forcément plus évanescente. Dans le cas des bhūta, il semblerait que ce point de vue puisse s’appliquer de manière tout aussi pertinente. Dans le rituel en effet, rien n’indique que la musique seule puisse provoquer le rire ; elle y participe cependant, d’une part en lui insufflant un rythme, celui qui unit les bhūta (entre eux et en connivence avec les musiciens puḷḷuvan) et dans un minimum de coordination allant contre nature de ce qu’ils sont – des êtres fondamentalement dissipés et tapageurs. D’autre part, elle leur fournit une dynamique de performance (le contraste entre le jeu instrumental, les saynètes et la danse, la pause, l’accélération, la reprise etc.), dynamique nécessaire au déploiement du rire en général.
- 10 Encore formulée en « Du mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson 2011 : 61).
15Certains auteurs ont cherché à questionner la musique au regard du paradigme bergsonien du comique, et notamment des procédés susceptibles de provoquer le rire : la répétition, l’inversion et l’interférence des séries (Bergson éd. 2011 : 100). Ces critères une fois transposés au champ musical, il en ressort que le premier procédé (la répétition) ainsi que le troisième (l’interférence des séries) semblent être majoritairement à l’œuvre dans l’humour musical et dans les genres musicaux comiques (voir notamment la lecture pertinente qu’en donne Philippe Cathé dans son analyse du genre Bouffe de Claude Terrasse, 2010 : 85). Cependant, l’interprétation stricte des termes bergsonien en concepts musicaux permet-elle de produire une analyse de l’humour musical qui soit suffisante ? Nous pensons ici bien sûr à la théorie selon laquelle « là où il y a répétition, similitude complète, nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derrière le vivant » (Ibid. : 58)10.
- 11 Voir aussi Cler (2010).
16Appliquée à la musique, comme le font certains auteurs, on comprendra de toute évidence que cette dernière se prête plus naturellement à une analyse « rythmique »11 que tout autre art ; faut-il pour autant y voir une forme particulièrement aboutie de comique (au sens bergsonien), en omettant d’autres paramètres tels que le timbre, la mélodie ou encore, de manière plus générale, ses pouvoirs de suggestion ? Avec les bhūta, la musique semble n’être pour rien dans le comique des personnages eux-mêmes ou des saynètes qu’ils interprètent. Elle vient principalement favoriser la mise en lien entre différents protagonistes (les bhūta entre eux et ces derniers avec leur « musiquant », les Puḷḷuvan) : le rythme fonctionne ici moins comme une « mécanique » que comme un ingrédient assurant le contraste entre différentes dimensions et moments du jeu des bhūta qui s’avère beaucoup plus diversifié. Le sonore agirait donc ici davantage comme une modalité de performance favorable au jeu comique que comme la source rythmique du comique lui-même. Comme nous allons le voir à présent, celui-ci s’appuie principalement sur le registre théâtral et langagier.
17Durant les premières minutes de leur apparition, les bhūta donnent l’impression d’être dénués de langage bien qu’ils le maîtrisent parfaitement. Leur manifestation sonore, du moins dans la parade, se fait via des cris stridents, des gémissements suraigus, des rires sarcastiques, des sons de sonnailles manipulés par des mouvements exagérés de la taille. Dans ces expressions relatives à leur désordre inhérent, les musiciens agissent également en proposant une dramaturgie sonore à leurs actions. Tels des bruiteurs, ils viennent renforcer le burlesque des mouvements des corps en accompagnant les sauts par des effets sonores, tels les « taong » émis par les pots musicaux (puḷḷuvan kuṭam, monocordes à tension variable) et évoquent en situation le mouvement d’un ressort. Ce bruitage accompagne par exemple certaines scènes comiques, lorsque les bhūta aux physiques les plus inappropriés, telles la « Grand-mère » Mūtacci et la femme enceinte Kāmaśi « qui désire » s’évertuent en vain à de multiples sauts pour tenter d’attraper des offrandes de nourriture disposées pour l’occasion en hauteur tout autour de l’aire rituelle. Si dans cette séquence, rien n’indique que la musique seule puisse provoquer le rire, elle y participe avant tout via des effets sonores, dont l’aspect ludique est recherché pour lui-même. Par ces incursions, les musiciens participent pleinement du registre théâtral qui se joue aux yeux du public : ils cadrent, ils soulignent. Comme nous allons à présent le voir, ces musiciens interagissent par ailleurs verbalement avec les bhūta au cours de saynètes dont ils sont aussi partie prenante.
18
Fig. 8. Les bhūta chori.
Photo : Christine Guillebaud, 2000
19L’extrait traité ici date de 2000. Dans cette saynète, une troupe de personnages feuillus, les chori, arrivent en courant pour se placer de manière désordonnée face aux officiants puḷḷuvan. Leur accoutrement provoque l’hilarité générale ; outre leur masques et costumes, ils se sont confectionnés des sexes proéminents en feuille, qu’ils manipulent de manière effrénée grâce à un système de cordage. Sudarman, officiant principal, se charge de leur poser des questions standardisées (d’où venez-vous ? Quels sont vos noms ? etc.) et s’applique à leur donner la réplique. De manière inattendue, il s’adresse à eux… en bégayant :
Sudarman [S] : « Bu Bu Bu… Et bhūta ! Venez de ce côté ! Oh chef du kaḷam, allume la lampe du côté Est !
Ye ye ye. D’où venez-vous ? »
Bhuta [B] : Ya ya ya du pays de la mort (yamalōka)
S : Ye ye pourquoi êtes-vous venus ?
B : Ko ko ko On a entendu les rythmes et la musique, on est venus.
S : Votre ami qui est étendu, qui est-il ?
B : Je dois regarder
20
Fig. 9. Le bhūta Kāmaśi.
Photo : Christine Guillebaud, 1999
- 12 Celui-ci est défini comme des « répétitions de syllabes ou “phonèmes” comme un article, une préposi (...)
21Dans cette saynète, fond et forme se disjoignent pour rendre le moment particulièrement comique. Sudarman explique en aparté que le bégaiement est le « langage du pays des morts », la transformation de l’énonciation vient donc qualifier la nature même des personnages. Les modalités du dialogue présentent ici un fort contraste entre, d’une part, la manière de s’exprimer des bhūta et, d’autre part, celle des divinités de plus haut rang (les serpents nāga, qui s’expriment à travers les possédées, la voix pleine de souffle et à faible intensité) ou encore celle des officiants qui s’adressent aux commanditaires lorsqu’ils leur indiquent différentes recommandations à suivre (selon des formules récitées recto-tono et dans un débit rapide). Il est intéressant de noter que le bégaiement crée une discrépance avec le contenu sémantique qui, lui, n’a rien de proprement comique. Au contraire, il fait buter le locuteur – ici un être frustre et d’autant plus dangereux qui a le pouvoir de prendre nos vies – sur des mots-clés du contexte et/ou comportant une forte charge sémantique : « Bhūta », « Mort », « Où ? », « Pourquoi ? », « Rythmes ». Le bégaiement, lorsque celui-ci touche des personnes ordinaires, est souvent étroitement lié dans sa forme aux charges affective et émotionnelle que comportent les mots qu’elles prononcent. Les bhūta présentent semble-t-il un bégaiement de type « clonique » si l’on se réfère à la classification utilisée en phoniatrie et orthophonie12. La forme d’énonciation vient donc ici mettre à distance le monde de la Mort, celui dont les bhūta sont originaires et vers lequel ils comptent emporter de nouveaux trépassés. Voilà pourquoi leur mise en présence dans le rituel nécessite leur mise à distance émotionnelle.
22Un second exemple de saynète montrera que ces transformations sonores de la voix sont courantes et s’appuient sur d’autres dimensions acoustiques, comme le registre.
23Le dialogue ici présenté, enregistré en 2001, implique une autre figure, la femme enceinte Kāmaśi. Face à l’officiant puḷḷuvan, elle pleurniche de manière ostentatoire tout en utilisant une voix suraiguë. Puḷḷuvan Sudarman [S] fait mine d’être inquiet et l’interroge :
S : Oh ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ma fille ?
Kāmaśi [K] : Il n’y a vraiment rien à dire
S : Quel est ton nom ?
K : Mon nom est Kāmaśi
S : Quel âge as-tu maintenant ?
K : Quatorze ans
S : Tu es à combien de mois [de grossesse] ?
K : Onze mois et quarante jours
S : Qui est responsable de cela ?
K : Plusieurs personnes
S : Peux-tu me montrer ?
K : Oui [elle cherche dans le public]
S : As-tu trouvé la personne ?
K : J’avais un homme, il est parti en courant. Maintenant, deux, trois personnes sont là.
24Tout comme dans la saynète précédente, le bhūta Kāmaśi démontre sa capacité à déclencher le rire, par ses réponses décalées d’un point de vue sémantique, mais aussi grâce à sa tessiture suraiguë et ses nombreux tics expressifs : un pleur exagéré, une voix timorée, etc. Une manière de comprendre ces déformations de prononciation est de les considérer comme relevant des « signaux de risibilité » (Weyl 1997 : 108). Ces derniers fonctionneraient comme des conditions de l’humour. Ils sont également très courants dans d’autres contextes ; ils foisonnent par exemple dans le langage des sketchs de différents humoristes français. Pour que l’humour en vienne à renverser le destin tragique (ou mortel) de l’homme en effets positifs (par le rire), il s’avère nécessaire que :
le destinataire soit a priori consentant, que l’humoriste ne prête pas lui-même à rire, et qu’il assortisse son discours de signaux de risibilité. Ces derniers sont de trois ordres : signaux d’intonation ou de jeu de scène, signaux d’énoncé et signaux d’énonciation. Les premiers sont des décalages par rapport à la norme de prononciation : accent étranger (Popeck), provincial (Anne Roumanov, Guy Bedos), de classe, etc., aussi bien que variante combinatoire phonétique (r roulé) ; ou bien ils correspondent à des parodies, à des outrances caricaturales, y compris l’excès de sérieux du pince-sans-rire […] Les signaux d’énoncé sont des éléments risibles plus grossiers, en général burlesques. Les signaux d’énonciation procèdent de ruptures de ton ou de logique » (Weyl 1997 : 108‑109).
- 13 J’ai montré ailleurs, à partir de l’exemple des voix de loterie préenregistrées et diffusées dans l (...)
25Les modalités expressives de la voix sont particulièrement reconnaissables ; mais, pour être pleinement comiques, elles impliquent aussi la présence des référents contextuels (ex : les rapports entre classes sociales, entre la capitale et la province, etc.) qui leur donnent sens dans la situation décrite ou jouée13. Ces référents sont souvent des expressions directes de représentations sociales et d’imaginaires, auxquels les bhūta n’échappent pas eux-mêmes.
26Nous n’avons encore que peu évoqué la danse, pourtant fondamentale dans l’expression de ces imaginaires sociaux. Celle-ci s’intercale généralement entre la parade « marchée » et les saynètes, ou encore elle vient clore la séquence tout entière. Bien qu’il existe un mot en malayāḷam (la langue du Kerala) pour la désigner, āṭṭam, c’est bien en anglais (dance), que les Puḷḷuvan l’annonce dans le cadre du rituel au Nāgabhūta. Pour des locuteurs non anglophones, le fait d’utiliser un terme étranger souligne généralement le caractère non ordinaire du propos ou de l’action désignée, une charge émotionnelle spécifique ou l’indication d’une certaine originalité, voire d’une modernité. Le rythme utilisé pour « faire danser » les bhūta est toujours une formule à quatre temps. Les musiciens la nomment « du peuple, populace » (lōkar), en se référant précisément à cette séquence comique.
- 14 Pour une présentation des cycles composant le répertoire puḷḷuvan, voir Guillebaud (2008 : 229‑243) (...)
27Musicalement parlant, la séquence dansée possède une certaine « légèreté », assimilable à une sorte de light music si on la compare au répertoire puḷḷuvan dans son ensemble. Elle concerne la mélodie (généralement des pièces « empruntées » à la culture populaire, voire au cinéma), le cycle rythmique utilisé (qui est distingué du reste du répertoire par ce nom)14 ainsi que la séquence dansée elle-même qui n’existe pas dans les autres parties du rituel. Mais que nous dit au juste le chant ?
Fig. 10. Cycle lōkar « du peuple, populace »
28
29Cette pièce évoque une femme lisant les lignes de la main, autrement dit une « gypsy », encore appelée localement la kuṟatti (et son équivalent masculin kuṟavan). Cette caste, qui n’existe pas en réalité, est le fruit d’un imaginaire : elle représente l’altérité et l’extériorité, à la fois spatiale et sociale. Le kuṟavan et la kuṟatti sont en effet des êtres vivant dans la forêt (ou bien dans la montagne), milieu qui les disqualifie aussi en tant qu’êtres marginaux, dangereux et donc potentiellement comiques :
Tour à tour lieu de l’innocence insouciante (Tarabout et Vitalyos 1996), de la venue du divin dans la vie des hommes (Tarabout 1991), des périls occultes, il apparaît ici comme le monde du grotesque. Ces multiples facettes ont pour fond commun de renvoyer à du non-réglementé, du non-ordonné, aux antipodes de ce que se doit d’être la société humaine » (Tarabout 1998 : 21).
30Le kuṟavan et la kuṟatti, sont aussi forcément ignorants, naïfs, et agissent toujours « à côté » des choses qu’il est convenu de faire et de dire. Ce couple est d’ailleurs une figure très courante du comique dans nombre de genres théâtraux du Kerala où il est également mis en parallèle, dans le monde humain, avec les castes de statut comparativement infériorisées (cas du théâtre porāṭṭu’ nāṭakam par exemple).
31La séquence dansée fait donc surgir une sorte d’incongruité de genres : elle implique un répertoire d’emprunt, considéré comme « léger », au sein d’une action rituelle considérée, elle, comme éminemment plus sérieuse. Ce procédé courant de l’humour musical n’est pas sans rappeler les intrusions inattendues qu’effectuent les musiciens-humoristes Igudesman & Joo dans leur interprétation de la 40e Symphonie de Mozart.
32
- 15 Ces incongruités sont aussi travaillées par nombre d’orchestres comiques. Ex : des groupes de hard- (...)
- 16 Au-delà du cas kéralais, l’analyse de la danse comme assimilable au cri est aussi proposée par Mont (...)
33Le thème de la 40e symphonie de Mozart est savamment croisé avec celui du film James Bond puis celui du film Love Story15. Mozart et Bond, le mélange des genres se fait ici par le biais de la seconde mineure, le « point de passage » musicalement possible entre ces thèmes. Dans le cas de Karumana interprété par les Puḷḷuvan, le genre « gypsy », « léger », « comique » est bien distingué du répertoire rituel ; nul point de passage musical n’est rendu possible, mais une simple distinction entre les deux genres est posée à travers des séquences rituelles relativement autonomes. L’expression dansée, enfin, participe de cet humour non langagier que nous évoquions plus haut à propos des procédés de bruitages. Elle manifeste « en mouvement des corps-au-monde sans parole » (Wicker 1997 : 112) et amplifie à la manière du cri l’expressivité non verbale des bhūta16.
34Si les bhūta se présentent généralement dans un registre théâtral, il arrive plus rarement d’assister à leurs sorties publiques sous formes de séquences uniquement « dansées » (āṭṭam), c’est-à-dire sans costumes ni saynètes, sans cris ni pitreries. Emerge alors une nouvelle catégorie distincte de comique rituel, un comique « non drôle ». La différence de performance est telle avec le théâtre des bhūta que la « danse » peu donner lieu parfois à des quiproquos sur la nature même de l’action qui est menée. C’est ce genre de situation trouble que j’ai pu un jour filmer, une fois encore lors de la partie finale d’un rituel aux divinités serpents.
35
36Dans cet extrait, on peine à reconnaître les bhūta en tant que tels. Les hommes de la maison, vêtus de la tenue rituelle classique et dans une attitude calme et concentrée, conduisent une danse circulaire autour du kaḷam, sans autres artifices ni accessoires dramaturgiques qu’une simple inflorescence d’aréquier agitée de la main droite. Plus proche du geste du piquage du riz que d’une saynète comique, la danse est aussi effectuée dans une attitude détendue, le visage souriant et dans un esprit ludique qui procure un certain plaisir aux exécutants et au public. Outre les syllabes rythmiques entonnées simultanément par les musiciens puḷḷuvan « tei tei ta ! », il n’est nul autre signe qui rappelle le jeu déjanté des bhūta précédemment décrit, si ce n’est une accélération progressive du rythme qui trouble peu à peu la coordination du groupe et fait rire les participants lorsque les erreurs de pas ou les retards surgissent dans la ronde. Malgré cette relative sobriété, les hommes sont pourtant bien là pour manifester des bhūta.
Fig. 11. Danse pūvāṭṭam par les hommes de la maison commanditaire.
Photo : Christine Guillebaud, 2000
37La séquence montre plus loin un évènement complètement inattendu : un des hommes est pris involontairement par la transe, une possession impromptue voire négativement perçue car fondamentalement hors propos. Et pourtant, il s’avèrera qu’il s’agissait du dieu Śiva lui-même, chef de ligne et maître des bhūta. Rapidement mis à l’écart, l’homme possédé est contraint de s’asseoir sur une chaise au sein de l’assistance sans qu’aucune attention ne lui soit donnée. La possession ne semble pas être tolérée au cours de la danse ; elle est d’autant plus improbable dans une séquence à caractère « comique » qui manifeste des bhūta et non des divinités. Dans la situation décrite, on peut cependant faire l’hypothèse que c’est par son aspect fondamentalement non risible (car ne s’appuyant sur aucune composante humoristique) que la séquence a pu donner lieu à une telle possession. Il n’est pas aisé de comprendre pourquoi ce soir-là, les bhūta n’ont volontairement pas été mis en en scène sur un mode théâtral. S’agissait-il de représenter ces êtres sur un mode plus « sérieux » pour en rehausser l’image et le statut ? S’agissait-il d’une manière d’associer aussi les hommes d’âge mûr de la maison commanditaire, moins naturellement enclins à faire les pitres en public ? Fallait-il aussi trouver un autre moyen de mettre à distance les bhūta, en leur préférant la présence incarnée (possédée) de leur maître Siva ? Nous n’avons aucune réponse définitive sur ce point. La séquence a cependant le mérite de clairement signaler que la qualité « comique » d’une action peut s’appuyer également sur des ingrédients de performance non nécessairement risibles. Cette nouvelle discrépance entre un comique drôle et un autre qui ne le serait pas, est aussi sujette à risque en termes d’incarnation divine. Elle vient confirmer les limites entre les registres que forment la possession, le théâtre et la danse et invite à s’interroger sur les conditions qui font basculer de l’une à l’autre.
38Une lecture critique des théories du comique rituel a été précédemment proposé par Gilles Tarabout (1998), en particulier celle de Bruce Kapferer (1991) (sur les exorcismes thérapeutiques au Sri Lanka) qui envisage le rire comme une manière de démystifier le pouvoir attribué (à tort par le malade) à des puissances « surnaturelles », une sorte de rationalisation nécessaire à la thérapie. Tarabout distingue quant à lui la distanciation prise par rapport aux êtres « surnaturels » eux-mêmes (dans la façon de procéder à l’incarnation, en l’occurrence le registre théâtral comique, mais aussi, nous l’avons montré ici, dans la manière d’exprimer par la voix et le rythme leur dangerosité) et le scepticisme sur le pouvoir attribuable aux Puissances incarnées, le comique n’oblitérant donc pas leur puissance réelle. Les exemples que nous venons d’analyser viennent compléter cette analyse d’un troisième registre, celui de la danse (āṭṭam) dont l’occurrence, bien que relativement rare, se présente comme un cas intermédiaire, s’appuyant sur la qualité reconnue « comique » du théâtre sans en partager les éléments attendus de performance (costumes, saynètes, types de participants), part manquante qui la rapproche de la possession divine. Le commanditaire du rituel que nous avons présenté au début de cet article, Prabhakaran (et sa belle-fille Mina, mariée à son fils aîné), mais aussi son fils cadet (Rajeev), confirment ce point de vue. Le premier, chef de famille, assuma l’ensemble des rôles qui lui ont été assignés dans les premières nuits du rituel dédiées aux serpents. Le second, jeune ingénieur en informatique expatrié à Dubaï aux Emirats, ne cessa, quant à lui, de tenir les propos les plus sceptiques sur ces actions. En aparté, m’a-t-il dit souvent, « tu sais, ces jeunes femmes [qui vont être possédées], on leur a mis cela dans la tête depuis leur enfance. Les serpents, ce sont juste des histoires ! ». Le scepticisme du jeune homme s’exprime assez clairement et pourtant, il fut particulièrement surprenant de le voir présent et même suractif durant toutes les autres actions, en particulier celles dédiées aux bhūta. Prenant tout à tour le rôle de Citraguptan, plaçant ses acolytes sur l’aire rituelle, inspirant et animant les moindres détails des costumes et des accessoires, sa participation s’avèrera incontournable dans la phase finale d’un rituel qu’il jugeait lui-même globalement peu rationnel. Il est fort probable qu’il soit justement celui qui ait le mieux identifié les registres de jeu du rituel aux serpents et ses degrés variables de comique. Ceux-ci permettaient au jeune homme à la fois sa propre distanciation et sa grande implication. À ce titre, il est celui qui en confirme le mieux la pertinence.