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2Plutôt qu’un exposé savant de ce qu’est l’humour musical selon moi, ou « mon informateur », ou « les gens avec qui je vis et qu’en même temps je regarde », ou « mon terrain », le présent travail se veut un divertissement, une divagation, une fantaisie de voyageur autour d’un montage audio avec images [rien que l’inversion des plans, avec le son au premier plan et l’image en accompagnement, est – j’espère – un hommage à la musique] qui est premier et se suffit, espérons, à lui-même.
3Par « musiques irréductibles », je désigne une globalité où l’instrument et sa musique, voire le musicien et la situation, le sens, la symbolique… forment un tout. Exemplaires, la guimbarde, l’arc musical, le chant diphonique, le didjeridu, formes déployées dans le temps. Du fait de leur limitation aux harmoniques de la note ou des quelques notes fondamentales, ces instruments portent une musique qui se déploie comme exposé de ces possibles, et ne peuvent interpréter des musiques pensées sur des instruments à plusieurs cordes, à touche lisse, à touches. Également les Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry (1963), Tremblement de Terre très doux de François Bayle (1978), l’Adagio für 3 Hörner in f Biamonti 643/Hess 297 de Ludwig van Beethoven (1815), Verklärte Nacht op. 4 d’Arnold Schoenberg (1899), les Récitations de Georges Aperghis (1978) : pas de réduction pour piano possible. À l’opposé, l’indécision de l’instrumentation, de la situation, dans Die Kunst der Fugue BWV 1080. On examinera si la réciproque, l’impossibilité de jouer ces musiques irréductibles sur d’autres instruments que ceux pour lesquels elles ont été conçues, est vérifiable. On opposera ainsi une pièce à la cithare qin 琴 à sa réduction (Guan shan yue 關山月), le jeu de gaita de Sayas à celui de Sixto Silgado « Paito », un sinawi à sa réduction, un honkyoku 本曲 par Watazumi Dōso 海童道祖 et le même par Yokoyama Katsuya 横山勝也.
4L’expression « musiques irréductibles » est rare, mais se trouve déjà employée par des musicologues, dans un article sur la voix ou les musiques actuelles, et bien naturellement par un spécialiste de Xenakis, compositeur irréductible.
À partir de ses observations des phénomènes naturels, de certains aspects très particuliers de musiques non-occidentales, d’une totale identification à la pensée grecque et aux sonorités imaginaires de l’homme préhistorique, le compositeur aboutit à une musique irréductible à aucune autre (Solomos 2001 : 121).
Or dans toute musique lyrique, c’est l’organe même du musicien qui se fait entendre, avec son intonation propre, son accent particulier, le frémissement unique et inconfondable de sa voix. Dans toute musique irréductible à aucune autre, au-delà de toute structure, de tout cadre, nous reconnaissons une physionomie, une manière d’être et de sentir, nous identifions un nouveau visage (Matter 1961 : 387).
Pour parler de musiques actuelles, il faut savoir ce que signifie ce terme. Il désigne un ensemble de musiques irréductibles les unes aux autres, qui ne constitue pas un style particulier mais est relatif à cinq grandes familles : la chanson, le jazz et les musiques improvisées, les musiques traditionnelles et du monde, les musiques dites amplifiées et les musiques électroniques (Sauty 2005).
5pour en finir avec le hoquet et Adela Peeva, Whose Is This Song ?
6On aurait bien tort de continuer à lire sans avoir au préalable visionné et auditionné le film dont ce texte est l’annexe. Intitulé Whooooze zat song ?, il se présente comme un montage radiophonique, un Hörspiel, avec images fixes. Il développe un propos autour de personnages, dont plusieurs ethnomusicologues célèbres, de sujets musicaux tirés du répertoire de ceux-ci, et de thèmes qui s’entrecroisent : le hoquet comme phénomène respiratoire et comme procédé multivocal, l’identité d’un morceau quand on en change le contexte. Ce dernier thème est celui annoncé par un film qui a obtenu le prix Béla Bartók de la Société Française d’Ethnomusicologie au festival du film ethnographique de 2004 : Whose is this song ? d’Adela Peeva. Voici son résumé par Effie Tsangaridou, qui étudiait un phénomène similaire à Chypre entre Grecs, Turcs, Chypriotes grecs et Chypriotes turcs :
La réalisatrice découvre qu’une chanson qui avait bercé son enfance et qu’elle croyait bulgare était également chantée en Grèce, en Macédoine, en Turquie, en Serbie, et en Bosnie. Elle sillonne alors tous ces pays en cherchant la véritable origine de ce chant, avec l’espoir que cette chanson pourrait servir de trait d’union entre ces peuples qui s’entredéchirent depuis toujours.
7Ce à quoi je répliquai : « le problème c’est que la réalisatrice emploie des procédés journalistiques indignes d’un regard ethnologique, et qu’elle est tout à fait incompétente en matière de chanson, puisqu’elle confond avoir le même air et être la même chanson. »
8On trouvera ci-dessous un bref synopsis temporel (en heures : minutes : secondes).
on nagra
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00 : 00 : 00
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Tukã, You Liyu, qin
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00 : 00 : 26
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Pourquoi ? on nagra
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00 : 01 : 05
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Pr Piccard
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00 : 01 : 20
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Grock
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00 : 01 : 22
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Tukã, clarinettes wayãpi
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00 : 01 : 51
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Beaudet France Inter
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00 : 02 : 10
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Tukã, Jeanne Roudet, fortepiano
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00 : 02 : 57
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Schaeffer Lecture pour tous
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00 : 04 : 24
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Tamanuwa percussions synthétiques
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00 : 04 : 27
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Tamanuwa clarinettes wayãpi
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00 : 05 : 29
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Rouget arcana
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00 : 06 : 23
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pourquoi
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00 : 07 : 50
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Rouget o ba o
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00 : 08 : 10
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la poésie
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00 : 08 : 23
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Arom la fanfare de Bangui
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00 : 08 : 27
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Toucan cuivres synthétiques
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00 : 08 : 53
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eci ameya (Arom)
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00 : 09 : 56
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Tukã, clarinettes wayãpi, You Liyu, rire
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00 : 10 : 49
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pourquoi ?
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00 : 11 : 13
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on nagra Piccard
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00 : 13 : 24
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Prof Piccard
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00 : 12 : 01
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sans blague
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00 : 12 : 07
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Prof Piccard
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00 : 12 : 09
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Piccard épuisé
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00 : 13 : 20
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91) Le danger de l’humour est qu’il peut blesser et se retourner ainsi contre son auteur, si le lieu d’où il est proféré paraît à celui qui le reçoit ou à celui qui en est le témoin, le spectateur, présenté comme exagérément élevé. Bref en une phrase : il faut éviter que l’humoriste paraisse se présenter comme supérieur à celui qu’il caricaturerait. On tomberait alors, horresco referens, dans l’ironie, qui est parole mensongère, et non apparition inattendue de la vérité : « Ironia, ut infinita et absoluta negativitas, est levissima et maxime exigua subjectivitatis significatio » (Kierkegaard 1841). Bref, en un mot, ce que l’autodérision tente de désamorcer, c’est la présomption d’arrogance.
102) L’humour a une vertu sociale ou n’existe pas. Il peut avoir aussi, et il doit à mon sens, avoir un pouvoir sociologique. Forcément, celui de qui émane l’humour pose la question du roi nu (« Men han har jo ikke noget på », Andersen 1837), de la légitimité du pouvoir, incarné par le sérieux ; cela pour le côté social. Et en même temps, l’humour offre la possibilité de se développer en leçon sociologique, en posant la question : « tkitwua » [t’es qui toi ?], « d’où parle le locuteur ? », interrogeant ainsi et désamorçant la possibilité de tenir un discours d’autorité [« ce que je dis est vrai car je suis dans la position de dire la vérité »]. Parole de bouffon (Starobinski 1967) qui dit la vérité et ne sait dire que celle-là, le bouffon se dévoile en mettant en question la question même de la vérité, du vrai, du bon, du juste, du vérifié, de l’approuvé par la communauté, mais le met en question car il le met en jeu, le fait jouer, le met au centre du jeu. Donc forcément, le bouffon, l’auguste [on ne le confondra provisoirement pas avec le clown, qui se pose justement face à l’auguste comme celui qui sait] doit se poser, forcément maquillé. C’est là aussi le fondement [au sens aussi où le bouffon est celui qui dit : « Sur le plus haut trône du monde (et surtout sur une chaire), on n’est jamais assis que sur son cul », Montaigne 1588 livre trois, chap. XIII] de cette exigence déjà posée d’autodérision.
- 1 Une soirée chez la sous-préfète : « Les petits fours sont exquis, et les toilettes de ces dames adm (...)
113) Comme l’ont montré les rhétoriciens et les linguistes (Greimas 1966) qui ont développé le concept d’isotopie1, l’humour est toujours référentiel, il s’inscrit dans un cadre de références et au sein d’une communauté d’interconnaissance, et les ethnologues pour leur part, puis les sociologues et les linguistes, ont montré qu’en s’inscrivant dans une communauté, il la définissaient. Nous dirons donc : par la délectation commune est ainsi constituée la communauté des ethnomusicologues français qui rient en voyant Beaudet, Pierre Schaeffer, Rouget, Arom, tenir des propos décalés par le travail du montage.
124) Et pour finir, ultime avertissement, certes inutile car superfétatoire et incapable de susciter ni la compréhension ni l’excuse : parce que référentiel, l’humour se passe, comme la musique, d’explication, est intraduisible, mais, comme la musique, son mécanisme et ses procédés peuvent être décrits, analysés.
13Lors de la préparation au CA musiques traditionnelles où j’étais participant observateur en tant que candidat (2009-2011), Michel Colleu, collecteur et animateur en position de formateur, comme nous étions en Bretagne bretonnante, eut cette phrase sublime : « je comprends le breton, mais je ne le parle pas », ce qui lui valut la répartie immédiate, non préparée : « moi, c’est l’inverse ». Il se trouve que le présent auteur, qui a été auguste au sein des Clowns Maclom, une troupe libertaire où les clowns étaient joués par des augustes, est désormais professeur des universités, et qu’il a une solide réputation d’obscurité, soigneusement entretenue : obscurité des références à tiroir, des allusions en langues plus étranges encore qu’étrangères, des private jokes, des double-sens dont seul le second apparaît (et encore ! pas toujours). Mes premiers étudiants, Michaël Cisinski, Monika Stern, avaient appris cette langue sans peine comme moi-même, étudiant, je lisais sans traduction le deleuze ou le barthes sans peine, et se repassaient Le picard sans peine en Assimil de poche. Il est vrai que le picard que je parle est à base de yiddish, langue que je parle mais ne comprends pas.
14Il se trouve que le présent quasi vieillard [au sens chinois du terme] aux cheveux même pas grisonnants, mais à la moustache étrangement blanche, a été roux. D’où l’avertissement en guise de préface :
A sandwich and a cup of coffee, and then off to violin-land, where all is sweetness and delicacy and harmony, and there are no red-headed clients to vex us with their conundrums.
…en route pour le pays des violons, où tout est douceur, délicatesse et harmonie, où il n’y a pas de rouquins pour nous ennuyer avec des devinettes (Doyle 1891/2010 : 40).
15Disons que l’auteur, François Picard, est roux, et qu’il ennuie avec des phrases à double sens, tous deux aussi hermétiques, et passons au sujet proprement dit de la leçon.
16L’analyse d’une prestation filmée de Grock ou de la Sequenza pour trombone de Luciano Berio montre l’étroitesse et la faiblesse de la part sonore de l’humour musical : un tabouret de piano trop bas, un archet qui pique le cul du voisin, c’est du comique du corps, de situation, mais pas de l’humour musical, sauf l’imitation de la voix, un glissando incongru.
17Mais arriver à le théoriser d’un point de vue transculturel/ethnologique, c’est une autre paire de manches.
18Nous poserons que l’humour musical cible de manière différente les « musiques irréductibles » et les autres : jouer l’Art de la fugue avec un ensemble de bigotphones n’a pas le même propos, la même envergure, que de jouer avec le même ensemble Verklärte Nacht ou Tremblement de Terre très doux.
19Après avoir joué Eci ameya à l’orgue à bouche, décalage sans ironie ni effet humoristique, nous nous sommes proposé de faire rire l’assemblée en jouant « Tamanuwa » de la suite Tuleâkâ aux clarinettes européennes (en fait, un ensemble de clarinettes à pression variable et à son unique incluses dans une boîte et connues sous les noms de « voix de la vache » ou « boîte à meuh »). Nous arriverons ainsi à la conclusion que la première est une composition pure alors que la seconde, irréductible, est indissociable de ses conditions d’exécution. Or, l’interprétation de la même « Tamanuwa » à l’orgue à bouche se révèle sans aucun effet comique. D’où la conclusion que tout cet échafaudage théorique ne vaut rien face à la puissance du son.
20L’expérience montre donc par l’absurde l’inutilité du concept de « musique irréductible » : cette musique n’est pas qu’une sonorité pulsée, ou un jeu, mais une organisation de hauteurs et de durées, une musique pure. Hommage à Jarry (1896) !
21La présente communication, sous forme d’un montage son accompagné d’images fixes, examine pourquoi l’écoute de l’enregistrement de la suite pour clarinettes wayãpi « Tamanuwa » fait rire et pose (en termes académiques « tente de montrer ») que ce n’est pas la suite de notes, mélodie et rythmes, qui fait rire, mais le timbre.
22Pour montrer que ce n’est pas l’air tel qu’on peut le transcrire qui fait rire, mais la sonorité, on propose une expérience : faire jouer cette mélodie par d’autres instruments. On reconnaîtra sans difficulté ici, cul par dessus tête, le procédé classique de l’humour musical consistant à jouer la « Pathétique » au mirliton. Et l’auditeur sera obligé de conclure avec moi que ce n’est pas le renversement qui fait rire, mais bien, d’une manière que la théorie des genres (Genette 1986) a depuis l’antiquité grecque exposée, l’irruption du vulgaire dans le noble. L’irruption du noble dans le vulgaire, même si elle peut prêter à rire, n’est souvent qu’un ridicule involontaire, soit un tout autre phénomène que l’humour.
23Le procédé de transposition une fois développé m’a amené à faire interpréter « la même pièce » par des instruments divers. Ceci a abouti à un phénomène qui n’est pas sans rappeler celui qui sert de thème au film Whose is this song ? d’Adela Peeva.
24J’ai donc décidé que ce film démonstratif ultra-lourd et totalement faussé méritait d’être pris non pas comme base ni comme fil conducteur mais comme fausse trame, thème secondaire, et en ai fait un refrain (qui n’a rien d’un Leitmotiv, si ce n’est la lourdeur) : « Whooooze zat song ? »
25Le thème principal, « Tamanuwa », de la suite Tuleâkâ, faussement indiqué sous le titre du thème secondaire, est d’abord exposé en tant que partition. Il s’agit ici de la retranscription photographique, non pas du tout au sens voulu par Arom (Roten 2000 : 99-104), mais au sens de l’étude des sources : je cite d’abord non pas une transcription qui serait la mienne, mais celle proposée par l’ethnomusicologue même, Jean-Michel Beaudet, qui a publié « Tamanuwa » en tant qu’enregistrement audio, en tant que partition descriptive et en tant qu’objet d’étude (Beaudet 1988).
Fig. 1. « Tamanuwa », transcription Beaudet (1998 : 102).
26Il se trouve que l’évitement de la portée musicale et son emploi en tant que rudiment produit chez moi un effet particulier : j’y ressens au premier abord une erreur intellectuelle et un irrespect pour une musique dont on dénierait le caractère de musique digne d’être écrite. Cette impression est heureusement complètement détruite par le splendide travail de Jean-Michel Beaudet qui explique bien dans son livre, point à point, que la dimension des intervalles est un élément mobile dans cette musique jouée par des instruments éphémères faits de roseaux coupés sur le champ et non ajustés en hauteur selon des intervalles prédéterminés ni fixes. Mais l’impression demeure dès que l’image paraît sans tout le discours analytique et contextualisé, comme c’est le cas dans la publication en disque, et encore plus dans une compilation.
27On l’entendra à 4 ‘ 27 « joué (mais pas interprété) par le logiciel Finale aux percussions : chaque ligne est assignée à un son de percussion différent, produisant ainsi une pure Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres, dans le langage de Webern), ce qui est l’interprétation (par le metteur en sons) la plus logique d’une notation qui refuse de noter les hauteurs. Bien évidemment cette musique de timbres est en rapport avec la musique concrète et la musique électronique. On entendra la version originale à 5 ‘ 29 «.
28Après avoir annoncé les clarinettes wayãpi, je fais entendre la pièce « Tukã » de la suite Moyutule jouée, à partir de la transcription (quatre lignes, pas de clef), par You Li-yu à la cithare qin. Le décalage extrême est assuré d’emblée : autant les clarinettes tulé peuvent représenter les musiques non écrites sans théorie explicite, autant la cithare qin représente une tradition lettrée.
29Je montre en même temps ma propre transcription, réalisée à partir de l’écoute de l’enregistrement (Beaudet in Zemp 1998 : CD 2 plage 20) et de la mesure des durées. J’utilise volontairement la portée, clef de sol, cinq lignes, qui, avant le XIXe siècle et même au-delà, indiquait des intervalles qui n’étaient pas tempérés égaux, et des hauteurs qui n’étaient pas assujetties à un diapason fixe et universel, qui n’existait d’ailleurs pas encore. Afin de montrer la relation avec les systèmes d’échelles pentatoniques, j’indique le diton (ou pycnon) sol-si par un dièse à la clef : l’ensemble des notes la mi sol si est une partition de l’échelle la-si [ré] mi sol (la) si, soit un ton de sol. La mise en page de la présentation met en évidence la forme (quatre phrases se terminant par une tenue), la structure (AA BB), avec un motif de fin similaire sol mi mi mi—.
Fig. 2. « Tukã », transcription Beaudet (1998 : 112).
Fig. 3. « Tukã », transcription Picard.
30On verra ici un usage de la transcription indispensable à une « musicologie numérique », terme proposée par Alice Tacaille, chercheuse et directrice de l’unité de recherche Patrimoines et Langages Musicaux, pour désigner ce qu’à Harvard on appelle Digital musicology, soit l’utilisation des moyens informatiques (logiciels, bases de données, data mining) au service de la musicologie historique, ou analytique, ou appliquée : la pièce qui figure dans l’album Les danses du monde (Beaudet in Zemp 1998 : 80-81) ne porte pas sur le disque de titre autre que « Guyane (Wayãpi) », il faut se référer au livret pour y lire qu’elle « est intitulée Tukã, « Le toucan », et fait partie de la suite « moyutule ». Pourtant, le codage sous forme de portée (avec derrière la portée, réalisée sur un logiciel de gravure musicale, la possibilité d’exporter en MIDI et en music xml) permet de mener des recherches et d’identifier assez aisément la transcription de Beaudet (lue en clef de sol troisième si le logiciel de recherche est réglé de manière trop sensible) et la mienne.
Fig. 4. « Bransle de Chãpaigne », Gervaise 1550 fo xxviii
31Après You Li-yu à la cithare qin (0’26»), on entendra Jeanne Roudet au fortepiano (2’58»), puis Gilbert Rouget à la voix et au tambour à fente (8’10»), des cuivres synthétiques alla Banda (8’53»), et enfin on l’écoutera en même temps que You Li-yu dans un enregistrement de Beaudet (10’49»). L’absence de clef, une partition sur quatre lignes, perturbent la lecture. Tandis que You Li-yu et Jeanne Roudet sont des interprètes de haute qualité, expérimentant pour moi une situation curieuse, les cuivres synthétiques ou l’effet de montage où Rouget semble jouer « Tukã » au tambour à fente n’expriment pas de sentiments. La situation va donc faire intervenir malgré moi non plus seulement l’auteur (de la blague : moi) et le récepteur (l’auditeur), mais l’interprète. Et la conclusion montrera que, contre toute attente, You Li-yu sort de son rôle mécanique pour agir en tant qu’être humain, et écouter la texture sonore des Wayãpi comme fait de culture, et commune humanité, qui ne saurait être réduite à son interprétation d’après une transcription. L’expérimentation montre que l’on devrait prendre soigneusement en compte les éléments contenus dans l’ensemble de la page de musique écrite, et non seulement les écritures solfégiques. L’histoire de la notation musicale, désormais anthropologie historique, histoire culturelle, et son corollaire l’interprétation musicalement informée, exigent désormais la prise en compte du contexte culturel, qui fait qu’une page de Gervaise qui comprend la mention « Bransle de Chãpaigne » ne peut être interprétée par un logiciel que si celui-ci « comprend » la mention écrite. On y verra d’ailleurs un bel exemple de musique de danse, aux parties synchronisées, avec battue isochrone, une musique en tous points mesurée, qui se passe fort bien de la barre de mesure.
32En préparant ce montage audio, je me suis retrouvé dans des situations professionnelles qui ont été mon métier avant de devenir enseignant-chercheur : technicien son, compositeur de musique électroacoustique, producteur délégué radio, directeur artistique de publications phonographiques (supervisant donc à ce titre le montage). Inévitablement, les sous-thèmes ont surgi parce qu’ils sont les références au cœur de ces pratiques : notre instrument commun, l’enregistreur Nagra, les références communes : la musique électroacoustique et le roi du montage radiophonique, le sculpteur de sons par excellence, et incidemment celui qui a présenté Yann-Fañch Kemener, « son ami breton qui chante », à Henri Lecomte et moi-même quand nous produisions notre émission radiophonique hebdomadaire La Mémoire vive (France Musique, 1988-1990) : Yann Paranthoën. Je me tourne alors vers ma phonothèque, et je réécoute le sublime On nagra, publié en CD (Paranthoën 1987).
33<http://www.archipels.be/web/albums/HE0655.html>
34Le 27 mai 1931, le Professeur Auguste Piccard (à droite), accompagné de son assistant à l’université de Bruxelles, le jeune physicien suisse Paul Kipfer, s’envole pour la stratosphère dans son ballon baptisé FNRS, du nom du Fonds National de la Recherche Scientifique Belge qui a financé l’expérience2.
35Et dans cet On nagra, je redécouvre une personnalité dont je fais un personnage récurrent, le professeur Piccard père et fils, l’un qui a exploré les profondeurs et l’autre les hauteurs atmosphériques. Ce personnage récurrent, modèle du professeur Tournesol, ne joue pas dans le montage la fonction d’un thème, ni d’un sujet, mais de la coccinelle de Gotlib, la souris de Plantu : un lien de connivence entre auteur et lecteur. Le jeu devient plus ambigu à l’oral, puisque Piccard est homophone, quoique non homographe, de Picard.
36Comme l’on sait chez les ethnomusicologues français, le procédé consistant à répartir un air (qu’il soit monodie ou non) entre plusieurs instruments a été appelé par Simha Arom « hoquet ». De manière extrêmement habile, il se trouve que Jean-Michel Beaudet évite ce terme, fortement connoté comme faisant partie du vocabulaire de Simha Arom, tout en abordant en passant la question de la terminologie (Beaudet 1998 : 90). J’ai donc choisi de faire mon auguste en mettant les pieds dans le plat et en posant ici, de manière oblique et sous-jacente, la question de la nature du procédé et de sa qualification. Je tiens en effet que le prétendu « hoquet » n’est bien souvent qu’une répartition des notes de la mélodie entre plusieurs instruments, soit exactement ce que fait un xylophone, un piano, une flûte de Pan, un carillon, un orgue à bouche : rien qui en soi soit structurel, ni polyphonique au sens de plusieurs voix. J’en ai fait ailleurs et souvent la démonstration en jouant « Eci Ameya » à l’orgue à bouche. Il était tentant de se moquer gentiment au passage et sans insister sur l’appellation hoquet, d’autant plus que le hoquet est un phénomène physique proche du rire, comme l’ont relevé les physiologues du XIXe siècle (Adelon 1830 ; Rostan 1830).
37Le hoquet est un phénomène qui est désagréable pour celui qui en est atteint, et l’un des rares syndromes, avec le bégaiement, qui fasse rire les autres de celui qui en est affecté. D’où les expressions récurrentes et à double sens « pour en finir avec le hoquet ».
38Après le professeur Piccard, qui tient bien évidemment ici le rôle du clown blanc, vient naturellement l’auguste, et le plus grand des « clowns » musicaux, Grock (Adrian Wettach, 1880-1959). Comme les Piccard, il était Suisse, und dann ? il n’y a aucune allusion à cela dans mon propos. Le rapprochement par le montage des images transforme immédiatement la lunette de longue-vue du professeur Piccard en « clarinette », et l’image de Grock avec un saxophone soprano qu’il appelle lui-même « clarinette » renforce, plus par la définition organologique que par la sonorité, le rapport avec les clarinettes wayãpi, objets de la présentation. Une fois Grock choisi pour incarner le personnage du clown musicien, des références s’imposent : son célèbre gimmick « Pourkwa ? », et la référence (ésotérique et non explicitée) à Luciano Berio (à 11’13 «, le trombone imite pourkwa), qui a dédié sa Sequenza pour trombone à Grock, qui était son voisin quand il était enfant. Comme dirait Grock : « Sans blague ? »
39Une soirée entière avec Grock (Boese 1931). « Le clown Grock (Adrian Wettach, 1880-1959) est considéré comme le plus grand clown musical du XXe siècle. Il a conquis, en 60 ans de music-hall mondial, en 6 langues et sur 24 instruments, des millions de spectateurs. Il a aussi composé beaucoup de mélodies. »
40Premier ethnomusicologue par ordre d’apparition, Jean-Michel Beaudet, qui a consacré sa vie, sa recherche, des disques et des livres aux Wayãpi et à leurs ensembles (« orchestres ») de clarinettes idioglottes à chambre à vent externe et résonateur externe : un petit tuyau est placé à l’intérieur d’un gros. Chaque instrument, insufflé par un seul instrumentiste, ne produit qu’une note. Chaque élément de la mélodie (j’entends ici : suite d’objets sonores discrets et différenciés) est ainsi réparti entre un ou plusieurs instrumentistes ; on remarquera que la plupart des objets sonores ne sont produits que par une clarinette, d’autres par le jeu simultané de plusieurs, et que la fin (comme chez les Banda Linda) est constituée d’un cluster.
41La chance me fournit la voix de Beaudet lui-même dans une interview décalée (non seulement par l’horaire, mais par la journaliste qui l’appelle familièrement « Michel » et s’extasie sur la capacité de l’ethnologue à séduire les femmes plutôt qu’à entendre les musiques comme ceux qui les produisent) :
La Guyane avec les Indiens Wayampis
Les Wayãpi ou Wayampi (anciennement appelés Oyampi) sont des musiciens et autres danseurs.
Ils font partie d’une des six communautés amérindiennes de Guyane. Leur nombre est difficile à déterminer mais ils seraient entre 400 et 600 personnes en Guyane et autant au Brésil.
On les pensait disparus mais ils sont bien présents auprès des «sounds systems» (Beaudet 2011).
42La mise en parallèle, ou en choc par l’humour et le montage, des thèmes de l’enregistrement, du son et de la sonorité, et des musiques non écrites amène assez naturellement, comme je le fais dans mon cours Entendre, transcrire, rendre compte, et comme l’attestent nombre de rencontres entre musicologues et musiciens, à la musique concrète, voire à l’acousmatique, l’art d’entendre avec les oreilles sans se laisser impressionner par ce que l’on voit. Les archives de l’INA fournissent un document qui combine tout cela : le numéro de La Revue musicale « Expériences musicales », sous-titré « Musiques concrète, électronique, exotique » par le Groupe de Recherches Musicales de la Radiodiffusion Télévision Française sous la direction de Pierre Schaeffer (1959) avec la collaboration de François[-Bernard] Mâche.
43Apparaît ainsi le personnage de Pierre Schaeffer dans un entretien télévisé avec Pierre Desgraupes (Lectures pour tous, 17/06/1959). Pierre Desgraupes, immédiatement après la réponse à « comment est née la musique concrète ? », demande « peut-on écrire la musique concrète », qui est un des thèmes du débat à propos des clarinettes (en raison de la variabilité des hauteurs des instruments d’une exécution à l’autre) et du hoquet (faut-il noter la ligne mélodique, ou les parties que jouent les interprètes ?). Schaeffer répond :
C’est difficile, parce qu’il faut se souvenir que les musiciens n’écrivent de la musique que parce qu’il connaissent parfaitement non seulement les notes de la portée mais les instruments qui ont émis ces sons. Et les notes de la musique ne sont que des symboles [sic pour/signes/] qui rappellent que c’est un trombone ou que c’est une voix qui va jouer la note, et la note ne rend pas compte du son, la note est une espèce de signal opératoire (Schaeffer in Desgraupes 1959)
44Les archives de l’INA nous fournissent un autre document : Gilbert Rouget lui-même en son laboratoire d’ethnomusicologie du musée de l’Homme, faisant une démonstration des rapports langue à tons/musique avec un tambour de bois à fente. Il choisit les syllabes O et Ba, qu’il est impossible pour un auguste de ne pas transformer en Haut et Bas, que l’on mettra sens dessus dessous ; un simple montage avec transposition permet à Rouget et son tambour à fente de jouer la mélodie wayãpi ; hommage aussi au précurseur qui, avec justement Pierre Schaeffer, tenta, en transformant un Nagra en monstre à plusieurs têtes, d’inventer la machine qui permette de dissocier changement de vitesse et changement de hauteur, dispositif aujourd’hui libre et gratuit grâce au numérique et aux logiciels libres.
45Le thème du hoquet et celui de la transposition d’un thème exotique en musique contemporaine ne pouvait manquer de faire apparaître Simha Arom, dont on connaît les travaux théoriques et l’utilisation qu’ont fait de ses transcriptions Steve Reich, Luciano Berio et György Ligeti (Segre Amar 2000). On l’entend, et on entend aussi en fond une version de Tukã dont on ne sait pas très bien si elle est jouée par la fanfare de Bangui ou par l’ensemble de trompes Ongo Trogode.
46Le jeu collectif réparti entre tuyaux sonores produisant chacun une note se trouve chez plusieurs ensembles étudiés par de grandes références de l’ethnomusicologie française : Simha Arom et les trompes des Banda Linda, Hugo Zemp et les flûtes de Pan des ‘Are-‘Are, Jean-Michel Beaudet et les clarinettes des Wayãpi. On a choisi « Eci ameya » (à 9’56»), qui a fait l’objet d’une transcription et d’une analyse par Segre Amar (2000).
47J’ai fait jouer l’une ou l’autre pièce des Wayãpi d’après des transcriptions détournées en partitions prescriptives. You Li-yu au qin, Jeanne Roudet au fortepiano, Finale aux percussions synthétiques puis aux cuivres synthétiques, Gilbert Rouget malgré lui à la voix et au tambour à fente. Après avoir fait jouer You Li-yu, je lui ai fait entendre l’enregistrement original et, de manière totalement inattendue (10’49» à 11’47»), elle a ri, mais pas de la musique, de mon projet ; elle conclut donc en jugeant cette musique irréductible :
48You Li-yu – « [rire] c’est marrant, pourquoi ? et pourquoi vous cherchez à faire jouer cette mélodie avec tous les autres instruments ? Mais ce qui est intéressant c’est parce qu’il y a … comment dire ? le timbre qui a plein de relations de [à] la terre. C’est ça qui est intéressant, c’est pas intéressant de [faire] jouer par d’autres instruments. »